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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
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Le prix Seligmann 2007 attribué à Bachir Hadjadj pour son ouvrage « les voleurs de rêves »

L'intervention prononcée à la Sorbonne par Bachir Hadjadj, mardi 22 janvier 2008, lors de la remise officielle du prix Seligmann 2007 Contre le racisme qui a été attribué à son ouvrage Les voleurs de rêves, édité en 2007 aux Editions Albin Michel avec une préface de Jean Lacouture1. Vous trouverez par ailleurs sur ce site une présentation de cet ouvrage ainsi que des extraits réunis sous le titre une éducation coloniale (1944-1954).

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Roman autobiographique qui débute à la fin du XIXème siècle, avec « l’exode » des ancêtres, semi-nomades chassés du sud des Hauts Plateaux par la sécheresse et les criquets, et qui s’achève, au début des années 1970, sur le « chemin de l’exil » que l’auteur, son épouse bretonne et leurs enfants finissent par prendre pour rejoindre la France.

Monsieur Le Recteur de l’Académie de Paris, Maurice QUENET ,

Madame Françoise Séligmann,

Mesdames et Messieurs les membres du jury,

Mesdames et Messieurs

Très chers amis,

Aux membres de ma tribu, ici présents,

Vous devinez ma joie mais aussi mon émotion devant l’honneur qui m’est fait de recevoir le « Prix Séligmann, contre le racisme, l’injustice et l’intolérance, » et décerné par un jury prestigieux : je lui suis reconnaissant.

Je voudrais remercier Françoise Séligmann qui nous réunit ce jour, mais surtout lui rendre hommage pour le sillon qu’elle a tracé par son engagement pour les droits de l’homme déjà contre l’occupant nazi et ses persécutions à travers l’Europe, contre la guerre d’Indochine, contre la guerre en Algérie et les tortures qui y étaient pratiquées. Rappelez vous, c’était alors une période où l’on traînait devant les tribunaux, non pas les tortionnaires, mais ceux qui les dénonçaient.

Je voudrais remercier tout particulièrement Annick, ma femme, qui m’a apporté son soutien et son aide, comme je remercie également Bernard, Denise, Janka et mes autres amis pour m’avoir encouragé à écrire. Je suis reconnaissant à Claire Delannoy qui a donné toutes ses chances à ce témoignage en œuvrant à sa publication chez Albin Michel, mais aussi à Jean Lacouture d’avoir donné envie de le lire en en rédigeant cette belle préface.

L’origine de ce livre n’a pas été la volonté de ma part de faire œuvre d’historien. Je voulais répondre à mes enfants qui attendaient la parole du père, à ma fille qui en a exprimé la demande : « Dis moi qui tu es, dis moi d’où je viens, j’en ai besoin et je ne veux pas y renoncer !…», m’avait-elle interpellé.

Si j’ai réussi à écrire ce livre, c’est que je le portais en moi, mais en silence, et fatalement avec douleur. Ce fut un exercice éprouvant que celui de revenir sans cesse sur le passé pour en extirper un à un des lambeaux de souvenirs : des scènes, des événements parfois pénibles, où se mêlaient honte, blessures, colère, et qui ne voulaient pas se laisser exposer au grand jour.

J’appartiens à deux sociétés, deux cultures : l’algérienne d’où je viens et la française que j’ai acquise, elles sont toutes les deux « miennes » et je ne suis pas entre les deux, mais dans les deux. J’ai en effet chevauché, depuis ma naissance, deux périodes, j’ai vu s’effondrer l’ancien monde de la colonie, et j’ai assisté, en première loge, à l’émergence du monde nouveau pour l’Algérie, Bien sûr, je ne suis pas neutre, je ne peux l’être, mais j’ai le privilège, en me positionnant dans une des sociétés, de pouvoir porter un regard sur l’autre.

J’ai raconté ce que fut la vie de mes ancêtres et de ma famille dans le contexte colonial. J’ai dit la chaleur humaine dans laquelle j’ai baigné, mais aussi tout l’archaïsme de la société, la soumission de l’individu aux lois tribales et au fait religieux, le poids de la tradition, la bigamie de ma famille, la violence faite aux femmes… Et puis il y avait cette personnalité contrastée de mon père, sa violence, mais aussi sa distance par rapport à la société et à la religion, et son opiniâtre attachement à l’instruction qu’il s’est acharné à nous imposer.

Je voudrais lui rendre hommage ainsi qu’à mes mères et à mes ancêtres qui, j’en suis sûr, doivent aujourd’hui se retourner de satisfaction dans leur nuage, à voir le récit de leur vie couronné sous les lambris de la Sorbonne, le temple du Savoir, ce savoir vers lequel nous a poussé mon père, sa vie durant.

C’est à l’école de la République que je dois d’avoir accédé aux lumières de la langue et de la culture françaises auxquelles m’ont initié, en Algérie, mes maitres et mes professeurs, je voudrais leur rendre hommage. Ils m’ont fait découvrir Voltaire le combattif philosophe contre le fanatisme et l’intolérance, Musset le poète de la douleur qui ne badinait pas avec l’amour, mais moi, maintenant je peux vous l’avouer, adolescent j’étais amoureux de Phèdre et de « toute sa fureur ». La langue française a été certes, pour moi, la porte d’accès à l’humanisme et à la modernité, mais pourquoi ne m’a-t-on pas appris la langue arabe de mes racines, ni fait découvrir ses richesses ? Je le déplore.

Ce fut par mes maîtres que j’ai appris comment en 1789, le peuple français proclama la citoyenneté, les droits de l’homme, et l’égalité de tous devant la loi : quel splendide horizon pour l’Humanité. Mais, à côté de cette France rayonnante, il y eut une autre France, celle qui a érigé en Algérie un système colonial raciste fondé sur la supériorité de l’Européen sur l’indigène. Pendant que la première affichait à la face du monde sa devise de « Liberté, égalité, fraternité », la seconde la déclarait « Interdite » aux indigènes. Clémenceau quant à lui, dès 1885, mettait en garde Jules Ferry et les partisans de la colonisation, en s’écriant de la tribune du Parlement « La Colonie, ce n’est pas le droit, c’est la négation du droit ».

Et il est vrai que la colonisation n’a jamais eu pour objectif d’émanciper les peuples dominés. En Algérie, elle a privé l’Arabe de citoyenneté et d’éducation (en 1962, plus de 80 % des algériens étaient analphabètes), elle l’a humilié en remisant comme inférieure sa langue et sa culture, elle l’a dépossédé de ses terres, le rejetant dans les gourbis et les campagnes vides d’infrastructures. Ce faisant, elle l’a enfoncé plus encore dans son monde médiéval, et la société arabe indigène avait fini par porter sur elle-même le regard négatif et dévalorisant que lui portait son vainqueur. Quoi d’étonnant alors que la guerre d’indépendance ait été si violente et si cruelle.

Aujourd’hui, cinquante ans après, qu’est-ce qui a changé et qu’a-t-on dit pour que le Français regarde autrement l’indigène d’hier ? Et les descendants d’immigrés, aujourd’hui pour nombre d’entre eux français, que savent-ils de leur passé ? Et leurs pères, leur ont-ils dit ce qui leur est arrivé, ou bien se sont-ils, eux aussi, emmurés dans leur silence ?

Les faits sont têtus, surtout lorsqu’on veut en cacher les stigmates. Aujourd’hui, est-ce que ce ne sont pas les jeunes Pakistanais que l’on trouve dans les banlieues de Londres, les Mozambicains à Lisbonne, les jeunes Maghrébins et Sénégalais en Seine-Saint-Denis ? Quoi de plus normal, s’ils sont là aujourd’hui, c’est qu’au siècle dernier on est allé chercher leurs parents pour les usines, les chantiers, les champs de bataille, leurs enfants ne sont que les derniers témoins du passé colonial de l’Europe.

Ceux qui ont subi l’affront de la colonisation dans le quotidien savent que, dans ce système, il n’y avait pas une once d’humanité ni de civilisation, même si, au sein de l’Administration coloniale, ou bien parmi ceux que l’on a appelé les pieds noirs, il y eut des hommes généreux et humains qui se sont impliqués et même solidarisés avec les colonisés. Monsieur Lebrun, mon instituteur, avec son opiniâtreté à nous faire admettre au lycée, en était un des représentants.

Mais pour que le regard posé sur l’indigène d’hier puisse changer, il faut aller au fond de la vérité et attester de ce qui s’est passé. Il faut dire les dévastations et les massacres des tribus lors de la Guerre de Conquête, ces dizaines d’Oradour-sur-Glane revendiqués et racontés dans le détail par les officiers français, les Bugeaud, Saint-Arnaud, Pélissier, et bien d’autres encore, ceux-là mêmes qui ont mené cette guerre. Il faut révéler ce que fut la mainmise exclusive des Européens sur l’administration, la police, la justice pour dominer les indigènes, il faut reconnaître ce que fut la confiscation de leurs terres, l’application du code de l’indigénat. Il faut dire tous ces faits et en proclamer le regret.

De leur coté, les Algériens ont consenti des sacrifices considérables pour mettre fin au régime colonial, et, à la fin de la guerre, je me suis jeté avec toute l’ardeur de ma jeunesse dans la construction d’une Algérie citoyenne et démocratique, où il aurait fait bon vivre : ce fut une amère désillusion.
La Société essentiellement rurale, demeurait plombée dans son archaïsme. Déjà, du temps de la lutte armée, étaient apparu les premières dérives d’une guerre au nom de la religion : interdit de fumer, de boire de l’alcool, d’aller au cinéma. Il y eut aussi des exécutions sommaires au nom de la foi, souvent sans lien avec des valeurs libératrices, les luttes intestines, les purges dans les maquis visant les étudiants suspects parce que instruits en français. .

A l’indépendance, j’ai assisté à d’autres injustices, à d’autres arbitraires, provoqués par un régime militaire illégitime, bâti sur un parti unique, sur l’Islam religion d’État devenue source d’autres formes d’intolérance, de discriminations, voire de persécutions à l’encontre des opposants au régime, des journalistes, des femmes, et des incroyants de mon espèce.

Lorsque 10 ans après l’indépendance j’ai choisi de m’exiler de mon pays, je me demandais sans cesse : pourquoi le Nouveau Pouvoir refusait-il aux Algériens, comme l’avait fait hier le système colonial, ce que le génie humain a généré de plus remarquable pour avancer vers le progrès : le droit à la citoyenneté et aux libertés individuelles ? Je ne veux pas comparer, mais je cherche seulement à comprendre. Et si mon livre « Les voleurs de rêves » est certes un témoignage, c’est aussi une question : Pourquoi tout cela ?

Je voudrais finir par une petite anecdote :

Lorsque j’écrivais ce livre, j’ai eu à en parler avec Fatima, ma seconde mère. Elle m’avait interrogé :

— J’ai entendu dire que tu écrivais un livre sur la famille, tu l’as fini ?

— Oui presque. Y-a-t-il des choses que tu ne voudrais pas que je dise ?

Elle a réfléchi un peu, puis elle m’a demandé :

— Tu vas dire comment on m’a vendue à l’âge de quinze ans ?

— Ça, oui, je le dirai !

— Alors : Ecris.

Bachir Hadjadj

Pour contacter Bachir Hadjadj,voir son blog.

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