Une restriction sous le couvert d’ouverture
La France a décidé de mettre en pratique la règle de la communication immédiate des archives publiques, et ce, par l’adoption, le 1er juillet dernier, de la loi relative à l’accès à ses archives. Ce pas fait par la France pour permettre à l’Algérie d’accéder à ses propres archives du moins ceux concernant sa colonisation était prévisible lorsque l’ambassadeur français en Algérie, M. Bajolet, a qualifié les événements de mai 1945 d’«épouvantables massacres» à inscrire à l’actif de l’armée française.
En effet, le 27 avril dernier, M. Bajolet a donné le la à un début de reconnaissance des atrocités qu’a commises l’armée de la France coloniale, lors d’un discours qu’il a fait à l’Université du 8-Mai-1945 de Guelma, ville située à l’est de l’Algérie, les «épouvantables massacres» commis en Algérie par l’armée française. Il s’agit bel et bien d’une première réponse faite par un haut responsable français à la demande de repentance – une demande somme toute légitime – exigée par l’Algérie à la France comme un préambule à la signature d’un traité d’amitié. Pour ainsi dire, la déclaration faite par M. Bajolet présageait d’un début d’effort fait par la France pour la reconnaissance de son passé colonial en Alger. Autre signe fort adressé à l’Algérie, M. Bajolet a estimé que «le temps de la dénégation est terminé. Il faut que les tabous sautent et que les vérités révélées fassent place aux faits avérés». Une déclaration qui ne souffre d’aucun équivoque sur l’intention de la France à la demande algérienne d’ouvrir ses archives aux Algériens, une demande qui a été toujours considérée comme étant controversée dès lors qu’il s’agit beaucoup plus d’archives concernant l’atroce répression commise par l’armée coloniale française à l’encontre du mouvement de libération algérien et son rapport avec les harkis. Néanmoins, l’histoire, soit-elle commune, ne peut s’écrire par la négation des faits avérés et ne peut être définitivement occultée. En d’autres termes, on ne peut tourner la page sans l’avoir lue au préalable.
C’est dans ce cadre que les députés français ont voté le projet de loi relatif aux archives, en accordant substantiellement aux chercheurs un droit de regard mais qui reste, il le conviendrait de le dire, sélectif.
Ainsi, le contenu de cette loi stipule que le nombre et la durée des délais de communication pour les documents qui mettent en cause certains secrets protégés par la loi sont réduits d’une manière sensible. En effet, les documents, dont le délai de la communication était de 60 ans, seront disponibles passés 50 ans. Ces archives concernent les documents estampillés du sceau «secret défense nationale» et celles qui sont liées à la sûreté de l’Etat ou qui portent atteinte au secret de la vie privée.
Pour ce qui est des archives soumises auparavant à un délai d’accès après 100 ans (un siècle !), celles-ci seront, désormais, accessibles à l’issue de 75 ans. Ces dernières concernent, entre autres, les recensements de l’INSEE, les dossiers judiciaires, les registres de naissance et de mariage de l’état civil. Une telle loi ne limiterait-elle pas l’accès à la plupart des documents administratifs, comme ceux des préfectures ou les rapports de police de l’époque coloniale qui sont plus qu’importants aux historiens et autres chercheurs ? La réponse a été fournie du côté français par le président de l’Association des usagers de service public des Archives nationales (Auspan), Gilles Morin, qui a tenu à alerter l’opinion publique sur ce projet de loi qui ne fait, en effet, que diluer la restriction faite à l’accès aux archives françaises. Déjà au moment où ce projet de loi a été soumis à l’Assemblée nationale, un groupe d’historiens et chercheurs a initié une pétition dans laquelle il a fustigé ce texte de loi qui contient, selon eux, des dispositions qui portent une atteinte grave à la liberté d’écriture et à la recherche historique.
Dans le même sillage, l’historien Benjamin Stora voit en cette loi une tentative de la part des politiques français d’assurer une protection aux personnes impliquées dans les massacres commis en Algérie durant la période coloniale. «Ouvrir les archives sur la guerre d’Algérie pourrait concerner des personnes toujours vivantes, que ce soient des officiers ou encore des hommes politiques», a-t-il étayé son appréhension quant à ce texte de loi. De plus, selon lui, cette loi s’inscrit en porte-à-faux avec les déclarations de l’ambassadeur Bajolet portant sur les événements de Sétif-Guelma-Kherrata. Loin de faciliter l’accès aux archives, cette loi ne fait, à vrai dire, qu’essayer de lobotomiser la mémoire collective et imposer une restriction importante aux dossiers sensibles du moment que les chercheurs devront faire part de demandes de dérogation pour y accéder. Ce qui suppose que cela fera objet d’étude de cas par cas. Il s’agit donc d’un non-évènement pour les historiens. En somme, force est de reconnaître que le contenu de cette loi n’est qu’un système du goutte-à-goutte qui ne saurait étancher la soif des historiens en quête d’établir l’historicité des faits même si cette dernière véhicule en son sein la notion d’atrocité. La liberté de savoir est-elle assignée en liberté conditionnelle au pays des droits de l’Homme ?
« La loi sur les archives votée : un compromis lourd d’ambiguïtés et de menaces »
Le 15 mai au soir, le Sénat a adopté en deuxième lecture le texte de loi sur les archives, reprenant à l’identique l’essentiel du texte voté par l’Assemblée le 29 avril dernier.
Le compromis entre le projet du gouvernement initial et les modifications introduites par le Sénat en première lecture a été entériné. La loi nouvelle affirme le principe du droit d’accès immédiat aux archives publiques de tous les citoyens, et réduit dans l’ensemble les délais de communicabilités pour les archives réservées. Nous pourrions donc nous féliciter de cette adoption. Mais le texte introduit de manière pernicieuse une notion anti-démocratique – l’archive incommunicable – et une définition nouvelle, approximative et dangereuse de la vie privée. En résulte une loi déséquilibrée et imparfaite, éloignée à la fois des ambitions progressistes affichées et de la volonté d’aligner le traitement des archives publiques françaises sur celui en vigueur dans les grandes démocraties.
L’Association des Usagers du Service Public des Archives Nationales (AUSPAN), auditionnée à toutes les étapes de l’adoption de la loi, a interpellé les parlementaires et fait signer une « Adresse » dénonçant les points les plus inacceptables de la future loi. Cette campagne d’information a abouti à une mobilisation exceptionnelle : plus de 1 300 citoyens, chercheurs et usagers, français et étrangers, ont signé cette Adresse et la presse a largement relayé notre action.
La notion d’archives incommunicables, présente dès le projet de loi, concernait notamment la « sûreté des personnes ». Les discussions parlementaires nous ont appris qu’il s’agissait essentiellement de celle des agents secrets et indicateurs de police. Face aux réactions suscitées, l’Assemblée Nationale, en accord avec le gouvernement, a décidé le 29 avril que les dossiers en question ne seraient plus « incommunicables » mais soumis à un délai de cent ans. Le Sénat a validé cet amendement. L’AUSPAN prend acte de ces améliorations bien que ce délai reste excessif. Les chercheurs pourront quoi qu’il en soit continuer à travailler sur les services de renseignements.
Le champ des archives incommunicables se trouve ainsi réduit aux armes de destruction massives. La notion et le principe n’en demeurent pas moins inacceptables dans la mesure où l’accès aux archives publiques s’avère un droit des citoyens inaliénable, même si des considérations d’intérêts supérieurs peuvent le limiter dans le temps. Sous le prétexte de la sécurité nationale face à la menace terroriste, le législateur porte abusivement atteinte aux droits des citoyens, alors même que d’autres solutions étaient envisageables : à savoir l’introduction de longs délais de communicabilité révisables. Cette solution, proposée par les juristes du ministère de la Défense, a été ignorée par le législateur privilégiant l’effet d’annonce sécuritaire.
Le texte permettra, par exemple, d’interdire l’accès aux documents relatifs aux essais nucléaires français dans le Sahara dans les années soixante. Est-ce à dire que les civils et militaires victimes de radiations, en Algérie ou dans le Pacifique, se verront interdire toute recherche permettant d’obtenir la réparation des maladies contractées ? Les historiens, épidémiologistes, environnementalistes, et autres se verront-ils fermer « pour l’éternité » comme l’a dit madame Albanel au Sénat le 15 mai, ce sujet de recherche ?
Les documents relatifs à la vie privée des personnes seront finalement accessibles à la suite d’un délai de cinquante ans et non soixante-quinze comme le voulaient les sénateurs. Le gouvernement est, sur ce point, parvenu à imposer ses volontés. Mais triomphe également une définition extensive de la vie privée qui, à terme, rendra plus difficile l’obtention, aujourd’hui très libérale, de dérogations.
L’AUSPAN a plaidé – en vain – pour que disparaisse du texte de la loi non pas la protection de la vie privée, mais une nouvelle notion de la « vie privée » désormais étendue aux « appréciations » et aux « jugements de valeur ». On retrouve des échos de cette prise de position dans le rapport de la commission des Lois du Sénat :
« Elle (la commission) recommande toutefois aux services publics d’archives la plus grande souplesse d’interprétation quant aux notions d’atteinte à la réputation et à la vie privée. A titre d’exemple, il apparaît pour le moins étonnant que certains archivistes considèrent comme relevant de la vie privée des documents comportant l’adresse personnelle de fonctionnaires même lorsque ces adresses figurent dans des documents facilement accessibles (bottins administratifs, Who’s Who…).
De même, votre commission insiste sur la nécessité de disjoindre ou d’occulter les documents confidentiels afin de ne pas appliquer le délai de consultation à l’ensemble d’un dossier d’archives dont les autres documents ne comporteraient aucun secret protégé par la loi. Il semble en effet que, faute de temps, les archivistes acceptent parfois difficilement les « communications par extraits ».
Un rapport ou un exposé des motifs n’a pas force de loi. De plus, dans le même temps, le rapporteur précise l’interprétation de la nouvelle notion de « vie privée » qui inclut désormais « l’honneur des personnes ». La qualification est habile. Elle permet d’évincer ce que les mots « appréciation » ou « jugement de valeur » – conservés par ailleurs – avaient de trop moralisateur au profit d’un terme apparemment plus neutre « l’honneur ». Cette conception extensive de la vie privée permettra à l’administration d’assurer la protection de « l’honneur » des personnes ayant accompli… des actes « déshonorants ».
Or, « l’honneur des personnes » relève non de la loi d’archives, mais du code pénal qui sanctionne la diffamation et la diffamation calomnieuse dont un individu peut faire l’objet. Pourquoi le législateur réintroduit-il la question de l’honneur des personnes dans le cadre de la loi d’archives ? Parce qu’il se donne, en réalité, pour mission de protéger non pas l’honneur, mais l’honorabilité des individus et des dirigeants, la « bonne réputation » d’hommes et de femmes… qui ont pu se déshonorer dans le cadre de leur activité publique, et par rapport à la tradition républicaine. Le rapporteur du Sénat peut, dès lors, déplorer que « certains archivistes considèrent comme relevant de la vie privée des documents comportant l’adresse personnelle des fonctionnaires » : l’atteinte à la vie privée et à l’honneur des personnes introduite par la nouvelle loi risque tout simplement d’amplifier cette tendance.
D’autre part, pour l’accès aux archives notariales, aux documents statistiques officiels, aux enquêtes de police judiciaires et aux dossiers personnels des fonctionnaires, le délai moyen de communicabilité de soixante quinze ans a finalement triomphé. Et cela, alors que le projet gouvernemental initial généralisait un délai moyen de cinquante ans. Le Sénat qui, sous la pression des notaires, a proposé cet allongement, reporte d’une génération la libre consultation de ces archives et fait adopter à la France l’une des lois d’archives les plus restrictives d’Europe sur ces questions.
Est-il normal de ne pas pouvoir consulter librement les dossiers de justice concernant l’association d’extrême-droite, La Cagoule, au temps du Front populaire ? De ne pas voir accès aux minutes notariales concernant la spoliation des Juifs et l’aryanisation des biens sous Vichy (documents qui ayant dépassé les cinquante ans seraient devenus librement accessibles dès la promulgation du texte si le délai proposé par le gouvernement avait été respecté par les parlementaires de la majorité, et qui ne s’ouvriront qu’en 2019) ? Peut-on raisonnablement défendre le refus d’accès aux enquêtes de police ou judiciaires concernant le 8 mai 1945 en Algérie ?
Enfin, le Parlement a voté un amendement qui autorise le gouvernement à « harmoniser » par ordonnance le code du patrimoine de 1978 et la loi actuelle « qui se superposent mal » selon le rapporteur du Sénat Sous couvert des difficultés techniques à régler, l’administration pourra donc revenir complètement sur le texte voté. L’opposition, par la voix de Mme Josiane Mathon-Poinat et celle de Jean-Pierre Sueur a eu raison de noter que cela revient à nier le travail parlementaire conduit depuis plusieurs mois et que « l’ordonnance pourra porter sur des questions liées à la communicabilité, ce qui est loin d’être purement technique », mais bien l’essentiel pour les usagers. Rappelons que la loi de 1979 était d’esprit libéral et que ce sont les décrets d’application qui se sont révélés particulièrement restrictifs. Il y a donc là un nouveau danger potentiel.
Amendé par l’Assemblée Nationale le 29 avril 2008, adopté par le Sénat le 15 mai dans les mêmes termes, la loi demeure très en deçà des espérances des milieux universitaires, mais aussi de celles des usagers et des chercheurs étrangers. Elle pose de graves problèmes et est aussi lourde de menaces futures. Par exemple, un ancien collaborateur du régime de Vichy, un tortionnaire durant les guerres coloniales, ou son ayant droit, pourra, en excipant des « jugements de valeur » ou des « appréciations » rendues publiques, saisir la justice et obtenir raison puisque le législateur exige le respect de l’honorabilité des personnes. Et cela alors que les mémoires des acteurs politiques fourmillent de longue date d’appréciations sur leurs contemporains, telles les Mémoires du général de Gaulle, du capitaine Guy ou de Michel Debré. Dans le cadre de la nouvelle loi, la publication du Journal de Vincent Auriol, document capital pour l’histoire de la IVe République, serait inenvisageable. Doit-on voir là un progrès ?
La nouvelle loi d’archives handicapera l’écriture de l’histoire contemporaine. Et puisque, malgré la force de notre mobilisation, nous ne sommes pas parvenus à modifier dans un sens réellement, et non faussement, libéral le texte de la loi, il reste à surveiller la jurisprudence que ce texte obscur et mal rédigé ne manquera pas de susciter. L’AUSPAN s’associera à tous les recours contestant des refus de dérogations fondés sur la notion extensive de la vie privée. Elle rendra publique toutes les dérives qui pourraient se produire. Elle exigera des études d’impact et des bilans réguliers de la part des autorités.
La démocratie française n’a rien à gagner à cette culture du secret d’État pensé sur le mode du secret de famille qu’incarne la nouvelle loi sur les archives.
Ce n’est pas en interdisant aux citoyens de connaître, comprendre, débattre voire contester ce qui a été fait en leur nom que l’on améliorera les rapports entre les gouvernants et les gouvernés, et que l’on contribuera à un exercice responsable des fonctions publiques sans lequel il n’y a pas de démocratie qui vaille, parce qu’il n’est pas de confiance possible.