La récente polémique provoquée par les déclarations obscènes de Jean-Marie Le Pen sur le massacre d’Oradour-sur-Glane et le rôle de la Gestapo pendant l’Occupation occulte un autre négationnisme qui, portant sur la période coloniale, prospère allégrement aujourd’hui.
Mercredi 5 mars 2003. Conformément aux règles de la procédure législative, la présidence de l’Assemblée nationale enregistre ce jour-là la proposition de loi n° 667 déposée par de nombreux députés. Parmi eux se trouve Philippe Douste-Blazy, aujourd’hui ministre de la santé.
Les attendus de cette loi, comme le texte lui-même, sont brefs ; ils sont ainsi rédigés : « L’histoire de la présence française en Algérie se déroule entre deux conflits : la conquête coloniale, de 1840 à 1847, et la guerre d’indépendance qui s’est terminée par les accords d’Evian en 1962. Pendant cette période, la République a cependant apporté sur la terre d’Algérie son savoir-faire scientifique, technique et administratif, sa culture et sa langue, et beaucoup d’hommes et de femmes, souvent de condition modeste, venus de toute l’Europe et de toutes confessions, ont fondé des familles sur ce qui était alors un département français. C’est en grande partie grâce à leur courage et leur goût d’entreprendre que le pays s’est développé. C’est pourquoi (…) il nous paraît souhaitable et juste que la représentation nationale reconnaisse l’œuvre de la plupart de ces hommes et de ces femmes qui par leur travail et leurs efforts, et quelquefois au prix de leur vie, ont représenté pendant plus d’un siècle la France de l’autre côté de la Méditerranée. »
Suit l’article unique de cette proposition de loi, présenté par Jean Leonetti, député UMP des Alpes-Maritimes : « L’œuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française est publiquement reconnue. » Sereinement exprimé au cœur des institutions par des parlementaires sûrs de leur fait et de leur bon droit, ce stupéfiant négationnisme soutient une histoire édifiante que les signataires de ce texte voudraient, en plus, sanctionner par un vote pour en faire une « vérité » officielle engageant la nation et l’Etat.
Envers et contre toute vérité historique, ces représentants défendent le mythe d’une colonisation généreuse et civilisatrice conforme aux idéaux que la France est réputée avoir toujours défendus en cette terre algérienne. Qu’a fait l’actuelle opposition pour porter à la connaissance du public cette scandaleuse proposition de loi et répondre à ceux qui en ont pris l’initiative ?
Oubliés donc les centaines de milliers de morts, civils pour la plupart, tués par les colonnes infernales de Bugeaud et de ses successeurs entre 1840 et 1881, entraînant une dépopulation aussi brutale que spectaculaire au terme de laquelle près de 900 000 « indigènes », comme on disait alors, disparurent. Oubliées les razzias meurtrières et systématiques, et les spoliations de masse destinées à offrir aux colons venus de métropole les meilleures terres. Oublié le code de l’indigénat, ce monument du racisme d’Etat, adopté le 28 juin 1881 par la IIIe République pour sanctionner, sur la base de critères raciaux et cultuels, les « Arabes » soumis à une justice d’exception, expéditive et dérogatoire enfin à tous les principes reconnus par les institutions et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Oubliés les massacres de Sétif et Guelma perpétrés, le 8 mai 1945, par l’armée française avec le soutien de l’ensemble des forces partisanes de l’époque, Parti communiste compris, le jour même où le pays fêtait dans l’allégresse sa libération. Oubliés les 500 000 morts, les 3 000 disparus – ce dernier chiffre est équivalent à celui des desaparecidos victimes de la dictature du général Pinochet – et les milliers de torturés de la dernière guerre d’Algérie.
Plus récemment, la presse locale et nationale a rendu compte du projet, déjà bien avancé, de la municipalité de Marignane de construire un monument en hommage aux « fusillés » et aux « combattants tombés pour que vive l’Algérie française ».
Parmi les « héros » de cette période, on trouve Bastien-Thiry, chef du commando de l’OAS qui organisa et dirigea la tentative d’assassinat perpétrée contre le général de Gaulle le 22 août 1962 au Petit-Clamart. Jean-Paul Alduy, membre de l’UMP et maire de la ville de Perpignan, a déjà inauguré en 2003 un mémorial du même type. Qu’en pense l’actuel président de cette formation politique, lui qui prétend « parler vrai » et vouloir rénover la politique française et qui, comme beaucoup d’autres, s’est indigné des propos tenus par le chef du Front national ?
Quarante-trois ans après la fin de la guerre d’Algérie, les tueurs de l’OAS qui ont assassiné, à l’époque, plusieurs milliers d’Algériens et commis de nombreux attentats dans la colonie et en métropole sont officiellement célébrés dans certaines communes de France avec le silence complice des membres du gouvernement et des principaux responsables de l’actuelle majorité, tous plus amoureux du pouvoir que de la vérité historique, surtout lorsqu’elle est susceptible de porter atteinte à leurs intérêts électoraux et à leurs alliances politiques locales.
Singulière époque, étrange conception du « devoir de mémoire » qui se révèle partiel parce qu’il est partial, déterminé qu’il est par des préoccupations partisanes. Remarquable exemple qui illustre, jusqu’à la caricature, la puissance de représentations idéologiques qu’aucun événement, fait ou argument ne parvient à entamer. De là cet aveuglement pris pour une preuve de courage et de lucidité. Extraordinaire persistance, enfin, de ce passé-présent qui, inlassablement, continue d’affecter notre actualité en y instillant le mensonge et la falsification mis au service de sordides considérations électoralistes et d’ambitions présidentielles.
Olivier Le Cour Grandmaison
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« Les origines de la guerre totale sont peut-être à rechercher en Afrique »
Avec Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial (Fayard, 365 p., 22 € ), Olivier Le Cour Grandmaison poursuit une réflexion entamée depuis une dizaine d’années sur les effets des violences coloniales en Europe. Son propos : montrer comment des mesures d’exception, d’abord employées contre les « indigènes », vont peu à peu devenir la règle et être parfois importées dans l’Hexagone – ainsi à la veille de la seconde guerre mondiale, puis sous Vichy. La thèse prête à discussion. L’auteur, toutefois, l’étaye avec érudition et rigueur, se risquant à cet exercice difficile entre tous : comment penser la continuité et la rupture, l’avènement de l’absolument inédit (la Shoah) et les éléments ayant pu contribuer à sa mise en œuvre, discrimination légale, internement administratif, notion de « race inférieure », etc. ?
C’est l’autre intérêt de ce livre. Pour faire face à la difficulté, Olivier Le Cour Grandmaison, maître de conférences en science politique à l’université d’Evry, a en effet opté pour un double refus : refus des frontières chronologiques figées et refus des cloisons étanches entre savoirs académiquement consacrés. Il est en cela représentatif de toute une génération de chercheurs quarantenaires. Dans son dernier livre, Haine(s) (2002), il naviguait déjà entre histoire, philosophie et politique, s’érigeant contre l’enfermement dans une de ces disciplines aujourd’hui « moins défendues pour cultiver l’esprit que pour le contraindre », constate-t-il avec regret.
Votre titre est-il délibérément provocateur ?
Ce titre ne reflète aucun désir de provocation ou de polémique – c’eût été aussi dérisoire qu’irresponsable. Je me suis résolu à employer le verbe « exterminer » parce qu’il est couramment utilisé par les nombreux auteurs français et étrangers du XIXe siècle que j’exhume ici. Eux savaient que la conquête de territoires nouveaux en Afrique, en Amérique et en Australie avait souvent pour conséquence l’anéantissement physique d’une partie des peuplades vaincues. Tocqueville comme Michelet parlent d' »extermination » pour rendre compte du sort réservé aux Indiens d’Amérique du Nord pendant la conquête de l’Ouest.
Ce sont donc les liens entre la colonisation et l’extermination que j’ai souhaité analyser. Autre point essentiel : à l’époque, le mot « exterminer » n’avait pas le sens qu’il a depuis Auschwitz. Il ne désignait pas une entreprise génocidaire visant à détruire l’ensemble d’un peuple, mais des exactions individuelles ou des massacres de masse.
Vous analysez quand même la conquête coloniale et ses méthodes comme un « laboratoire » des violences extrêmes du XXe siècle. En quoi ?
Après avoir étudié les représentations des acteurs (hommes politiques, militaires, …), j’examine les pratiques de l’armée française en Afrique lors de la conquête de l’Algérie (1830-1847) : massacres organisés d’individus désarmés (« enfumades »), razzias systématiques destinées à terroriser et à chasser les populations de leurs villages en y rendant la vie impossible, destruction de villes et bourgades. Et, déjà, le recours à la torture, les exécutions sommaires et la mutilation des corps. On assiste ainsi à une extraordinaire « brutalisation » des conflits coloniaux via la militarisation complète de l’économie, de l’espace et des populations. Ce processus résulte de l’abolition consciente, méthodique et durable de la distinction essentielle entre soldats et civils, champs de bataille et zones hors combat. Par opposition aux guerres conventionnelles, il me semble donc possible d’analyser les guerres coloniales comme des guerres totales, au sens où aucune borne ne subsistait, ni territoriale ni humaine.
Du colonialisme au totalitarisme, en somme… ?
Les origines de la guerre totale sont peut-être moins à chercher en Europe que dans les nombreux conflits qui se sont déroulés en Afrique notamment. C’est là que furent conçues certaines techniques de destruction, introduites au XXe siècle sur le Vieux Continent par des régimes politiques d’une radicale nouveauté. Ces derniers les ont perfectionnées pour les rendre plus meurtrières que jamais. D’autres techniques, en revanche, se sont avérées totalement inédites.
N’est-il pas excessif de parler de « racisme d’Etat » sous la IIIe République ?
Non, si le « racisme d’Etat » se reconnaît à ce que des mesures discriminatoires, reposant sur la combinaison de critères raciaux, culturels et religieux, sont votées et appliquées dans des territoires donnés. Or le code de l’indigénat (1881) me semble être un monument du genre ! Considéré par des juristes prestigieux de l’époque comme une « monstruosité juridique », ce code prévoyait infractions et peines spéciales pour les « Arabes ». Il fut par la suite étendu aux autres territoires de l’Empire. D’un côté, l’Etat de droit destiné à une minorité de Français et d’Européens installés dans les colonies. De l’autre, pour les « indigènes », un état d’exception permanent. Cette situation a perduré jusqu’en 1945.
Propos recueillis par Alexandra Laignel-Lavastine
Le Monde des Livres, 12 février 2005.