Le 16 septembre 1991, Serge Klarsfeld découvrit au ministère des Anciens Combattants un fichier qu’il recherchait depuis un certain temps, celui du recensement des juifs de la région parisienne, qui avait été ordonné, le 27 septembre 1940, par la première ordonnance du Militärbefehlshaber (le chef de l’administration militaire allemande en France occupée).
Le fichage1
Aucun recensement des religions en France n’avait eu lieu depuis 1872. Mais dès 1940, celui de la population juive va alimenter les fichiers des préfectures. En zone occupée, la première ordonnance allemande du 27 septembre 1940 exige que toute « personne juive » se présente à la sous-préfecture de son arrondissement pour se faire inscrire sur un registre spécial. « La déclaration du chef de famille sera valable pour toute la famille », est-il précisé.
Dans le département de la Seine, le recensement est effectué par les services de la préfecture de Police : 149 734 hommes, femmes et enfants juifs, dont 64 070 Juifs de nationalité étrangère, se firent ainsi recenser durant le mois d’octobre, soit environ les neuf dixièmes des Juifs français et étrangers qui habitaient alors la région parisienne. A partir des bulletins de déclaration, un système de quatre sous-fichiers conçu par André Tulard, sous-directeur de la direction des étrangers et des affaires juives jusqu’en juillet 1943, fut mis en place : un sous-fichier alphabétique, un sous-fichier par nationalité, un sous-fichier par domicile, un sous-fichier par profession, soit quelque 600 000 fiches, qu’on prit l’habitude d’appeler le « fichier Tulard ».
En zone sud, le recensement eut lieu un peu plus tard, lors de la publication du second statut des juifs, le 2 juin 1941. Il oblige les intéressés à remettre dans les préfectures et les sous-préfectures une déclaration écrite, assortie cette fois de « l’état de leurs biens ». Il fut suivi le 2 janvier 1942 par un recensement, pour la seule zone Sud, des juifs qui étaient entrés en France depuis le 1″ janvier 1936.
Instrument essentiel des rafles2
La déportation des juifs en France fut bien programmée et planifiée par le Judenreferat, la section des affaires juives du Service de la sûreté du Reich. Mais le plus grand nombre des arrestations ne purent être opérées qu’avec la complicité active des autorités de Vichy, qui livrèrent sans états d’âme les juifs étrangers et apatrides. Une complicité aux retombées meurtrières qui s’explique à la fois par l’engrenage de la collaboration d’État et par des logiques propres au régime de Vichy.
Il est vrai aussi que Vichy manifesta plus de réticences à laisser déporter les juifs de nationalité française, mais finit par permettre aux nazis de consulter toutes les listes établies par les préfectures et par ordonner que des policiers et des gendarmes français procèdent à des rafles de juifs français, dirigés ensuite sur Drancy.
Avant toute entreprise de rafles ou d’arrestations massives, les fiches étaient recopiées puis confiées aux « agents capteurs ».
Pour les Allemands, les fichiers qui se trouvent dans les préfectures de chaque département sont l’instrument essentiel des rafles et arrestations. Parce que le préfet Chaigneaudes, dans les Alpes-Maritimes, refuse de le communiquer au SS Aloïs Brunner, en septembre 1943, celui-ci en est réduit à utiliser des expédients, parmi lesquels l’emploi de « physionomistes » qui se livrent à la chasse au « faciès spécifiquement judaïque ». Du fait de ce refus, les résultats de la rafle des juifs de Nice mille cent arrestations en ville épargnent une partie des vingt à vingt-cinq mille juifs qui se trouvaient alors dans la région.
La rafle du Vel’d’Hiv’3
L’aube du jeudi 16 juillet 1942 se lève sur l’un des épisodes les plus sombres de l’Occupation : la rafle du Vel’ d’Hiv’. Pendant deux jours, près de 4 500 fonctionnaires français de police, baptisés “agents capteurs”, arrêtent à partir de 4 heures du matin à leur domicile des familles juives : femmes jusqu’à cinquante-cinq ans, enfants à partir de deux ans et hommes jusqu’à soixante. Même les malades sont arrachés de leur lit d’hôpital. Après un premier regroupement dans les écoles de quartier ou dans les commissariats, ces files de “prisonniers” qui ne sont coupables d’aucun délit sont dirigées vers des autobus à plate-forme. Les familles sont concentrées au Vélodrome d’Hiver (le » Vel’d’Hiv’ « ), rue Nélaton, dans le quinzième arrondissement. On séparera les mères des enfants plus tard à coups de crosse, à l’abri des regards indiscrets, dans les camps du Loiret, de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. Quant aux célibataires et aux couples sans enfant, ils sont conduits directement à Drancy, et de là à Auschwitz.
La rafle a été soigneusement préparée par les SS Dannecker et Oberg d’un côté, René Bousquet, secrétaire général pour la police du ministère de l’intérieur de Vichy, Jean Legay, délégué de Bousquet en zone occupée, et Laval lui-même, de l’autre.
Les instructions de M. Hennequin, directeur de la police municipale, aux agents de police étaient précises.
Cependant, le bilan de l’opération est inférieur aux prévisions. Le fichier des juifs établi par le méticuleux André Tulard à la préfecture de police avait en effet laissé espérer aux Allemands comme à la police près de 25 000 arrestations. Au soir du 17 juillet : 12 884 personnes – 3 031 hommes, et surtout 5 802 femmes et 4 051 enfants – ont été appréhendées.
Le rapport Rémond
Après la « découverte » en 1991, par l’avocat Serge Klarsfeld, de fichiers de juifs au ministère des anciens combattants, ceux-ci furent confiés à un collège d’experts présidé par l’historien René Rémond. Dans ses conclusions remises au premier ministre le mercredi 3 juillet 1996, la commission déclarait que ces fiches n’étaient pas celles du recensement d’octobre 1940.
Peu après le premier ministre a décidé que ces fichiers seraient déposés au Mémorial juif, ainsi que le souhaitaient les organisations juives de France.
Voici quelques extraits des déclarations de deux de ses membres René Rémond et Jean-Pierre Azéma recueillis par le journal Le Monde4.
«Vichy et les occupants n’ont pas cessé de multiplier les fichiers. Au point que des préfets, même après le débarquement de juin 1944, ont ordonné la création de nouveaux fichiers. C’est confondant. On focalisait jusqu’à présent sur un seul fichier et on s’aperçoit qu’il y en avait beaucoup.»
«C’est un agrégat. On a mis beaucoup de temps à le comprendre, on a ausculté ces fiches durant des mois. Finalement, à force de recoupements, nous avons établi qu’il y a principalement deux fichiers de juifs. Le premier concerne la zone Sud, le Nord et Paris. C’est un fichier individuel. Les fiches sont établies au fur et à mesure des arrestations et des rafles. Pour Paris, il se nourrit des fiches prélevées très vraisemblablement dans un fichier dérivé du recensement d’octobre 1940. […] Le second fichier concerne la région parisienne. C’est un fichier familial. C’est le fichier de la traque des juifs qui servait aux inspecteurs de police. Un fichier destiné à pister les juifs, dactylographié. C’est un fichier de souffrance. Sur telle ou telle fiche, on peut constater qu’une personne est arrêtée, relâchée, reprise, déportée. Il y a aussi les fichiers des camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande et de Drancy : l’antichambre de la déportation et de la mort.»
«Les années 40 correspondent à une étape dans le développement des statistiques. Cela ne concerne pas que les juifs. Au fond, il y a concomitance entre le désir de perfectionner l’identification numérique des individus et les procédures contre une fraction de la population. Le responsable du Service de la démographie, René Carmille, polytechnicien, maréchaliste et pétainiste, qui sera finalement déporté, est fasciné par les possibilités de la mécanographie. Ce sont des procédés tout à fait neufs à l’époque. Il propose de les mettre au service de la révolution nationale. En 1941, il demande que chaque personne soit obligée de signaler ses changements de domicile et il l’obtient. Il souhaite affiner l’outil statistique. En 1941 toujours, il fait inclure dans le numéro d’identification des personnes (répertoire d’identité nationale) un code qui discrimine les juifs indigènes.»5
- Source : Nicolas Weill, «La nasse administrative des fichiers sous Vichy», Le Monde du 21 décembre 1997.
Jean-Pierre Azéma, «Enquête sur le “Fichier juif”», L’Histoire N° 200, juin 1996. - Source Nicolas Weill, «Il y a cinquante ans , la rafle du Vel’d’Hiv’ۛ», Le Monde du 12 juillet 1992.
- Laurent Greilsamer, «Le rapport Rémond sur le “fichier juif” veut clore la polémique», Le Monde du 5 juillet 1996.
- René Carmille est l’inventeur du “numéro de sécurité sociale”…