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Le chemin de fer Congo-Océan
symbole des crimes contre l’humanité
de la colonisation

Dénoncé par André Gide, dans son livre Voyage au Congo (1927) et par Albert Londres dans Terre d’ébène (1929), le chantier de la voie ferrée Congo-Océan à partir de Brazzaville dans le Congo français (AEF) a coûté la vie à près de 20 000 travailleurs africains pendant sa construction entre 1921 et 1934. Il a aussi fait naître en France un début de prise de conscience des abus du système colonial. Ci-dessous, l'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch explique au Monde qu'il peut être considéré comme un crime contre l’humanité emblématique de tous ceux du colonialisme. Nous indiquons aussi les liens vers les articles sur ce sujet publiés par ce quotidien ainsi que par notre site.

« Le chantier de la voie ferrée Congo-Océan
peut être considéré comme un crime contre l’humanité »

par Catherine Coquery-Vidrovitch, entretien avec Claire Legros publié par Le Monde le 23 juillet 2021
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De la fin du XIXe au début du XXe siècle, de nombreuses voies de chemin de fer ont été construites dans les colonies afin d’exporter les ressources vers l’Europe. L’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch retrace un « épisode particulièrement meurtrier de la colonisation qui peut être érigé en symbole ».

Entre 1921 et 1934, le chantier de la voie ferrée Congo-Océan, traversant la forêt équatoriale de Brazzaville (République du Congo) à la côte Atlantique, a coûté la vie à des milliers d’ouvriers. Dénoncé par Albert Londres et André Gide, il a aussi fait naître en métropole le début d’une prise de conscience des abus du système colonial, qui, sans remettre encore en cause la colonisation, conduira à l’interdiction officielle du travail forcé, en 1946. L’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, professeure émérite d’histoire à l’université Paris-Diderot, spécialiste des enjeux politiques de la colonisation, revient sur ce volet sombre de l’histoire de l’Afrique équatoriale française (AEF).

Dans quel contexte la construction du Congo-Océan s’inscrit-elle ?

Le train représente le moyen le plus économique de transporter des marchandises vers les ports pendant la période coloniale. De nombreuses voies ferrées sont construites à cette époque, que l’on repère sur les cartes à leur tracé souvent perpendiculaire à la côte. Il s’agit de chemins de fer de pénétration réalisés pour relier l’économie de la colonie à celle de la métropole, et exporter les ressources coloniales. Les voies ne sont pas toujours connectées entre elles, surtout au nord.

D’une manière générale, les lignes de train construites en Afrique pendant cette période reflètent les fractures territoriales coloniales. Ainsi l’occupation du Congo a donné lieu à une rivalité entre la Belgique et la France. Les deux voies ferrées, l’une depuis Léopoldville (du nom du roi belge, devenue Kinshasa), l’autre depuis Brazzaville (du nom de l’explorateur français Savorgnan de Brazza), sont parallèles, chacune menant à la mer.

En 1927, dans son livre « Voyage au Congo », André Gide décrit le chantier du Congo-Océan comme un « effroyable consommateur de vies humaines ». Que s’est-il passé ?

Le chantier du Congo-Océan a duré plus de dix ans, de 1921 à 1934, dans des conditions extrêmement difficiles et dangereuses, dans une zone couverte en grande partie de forêts denses, avec un climat chaud et humide. Un grand nombre d’ouvriers ont souffert aussi de malnutrition car on leur fournissait des rations alimentaires insuffisantes, notamment à base de riz importé que les femmes du chantier ne savaient pas cuisiner. Ils ont aussi été victimes d’épidémies non contrôlées, qui se répandaient facilement dans des populations peu habituées à se regrouper en si grand nombre, comme la maladie du sommeil. On date de cette époque la première épidémie non encore active de sida, dont le virus existait à l’état naturel dans les forêts du Cameroun et s’est propagé vers le sud à partir des années 1900-1905, au fur et à mesure de la création des chantiers.

Le chantier du Congo-Océan a laissé un souvenir épouvantable dans les mémoires des habitants des quatre colonies de l’AEF. Rares étaient les familles qui ne comptaient pas un membre parti y travailler. On connaît cette tragédie grâce au travail du géographe Gilles Sautter qui en a fait une étude magistrale publiée dans les Cahiers d’études africaines, en 1967. En recoupant les données, il a calculé qu’entre 17 000 et 20 000 travailleurs ont perdu la vie pendant la construction de la ligne, surtout pendant la première phase, entre 1921 et 1929.

Peut-on parler de travail forcé ?

A l’époque, le travail forcé était officiellement interdit en France et dans les colonies, grâce à de la Déclaration des droits de l’homme, dont l’article 23 proclame que le travail est libre. Mais, en réalité, la législation du travail dans les colonies était compliquée et peu appliquée, en contradiction avec les valeurs défendues par la République. Le travail forcé restait très présent en Afrique équatoriale, où le système monétaire était peu développé

Gilles Rapaport
Gilles Rapaport
Un impôt de capitation (par tête) était imposé aux populations colonisées. Comme elles ne disposaient évidemment pas de monnaie occidentale, elles le payaient en nature, avec du caoutchouc et de l’ivoire. Cet impôt de capitation avait pour objectif, tout à fait exprimé à l’époque, d’obliger les populations colonisées à travailler.

Avec la Grande Dépression des années 1930, la chute des prix agricoles a entraîné une misère épouvantable, en particulier dans les campagnes entre 1933 et 1936. On trouve dans les rapports des administrateurs locaux des textes qui le racontent et qui demandent la suppression de l’impôt. La réponse de l’administration centrale est sans appel : l’impôt est à la base des principes de colonisation car il permet de mettre les gens au travail.

En 1929, Albert Londres publie « Terre d’ébène », dont le dernier chapitre est consacré au Congo-Océan. Il y écrit que « l’esclavage, en Afrique, n’est aboli que dans les déclarations ministérielles d’Europe ». Le travail forcé est-il un héritage direct de l’esclavage ?

Même si ce travail était payé, on peut considérer qu’en Afrique équatoriale française, on n’était pas très loin de l’esclavage car les salaires étaient dérisoires. Il existait aussi, jusqu’en 1936, des prestations pour service public : les populations colonisées avaient l’obligation de fournir à l’Etat ou à la colonie entre huit et dix jours – au maximum quinze jours – de travail gratuit, qui servait à réaménager les ponts, entretenir les routes, réparer les bâtiments administratifs… On parlait de « travaux d’intérêt général ».

Cette méthode a été utilisée pour recruter les ouvriers des chantiers du Congo-Océan. Les administrateurs intimaient l’ordre aux chefs locaux de désigner des villageois auxquels on ne demandait pas leur avis. Face à l’hostilité des populations, il a fallu progressivement étendre le recrutement aux autres colonies de l’AEF, jusqu’à des zones moins forestières, en Oubangui-Chari et au Tchad.

A quel moment les conditions de travail ont-elles changé sur le chantier ?

En 1930, l’hécatombe commence à faire scandale en métropole et les conditions de travail s’améliorent. Mais c’est surtout la progression de l’économie de marché, entre les deux guerres, et l’augmentation de la circulation de la monnaie qui vont changer la donne. Le travail forcé commence à diminuer fortement en Afrique de l’Ouest, au fur et à mesure que l’usage des salaires se répand. La population a de nouveaux besoins, elle veut acheter des marchandises qui ne sont pas produites sur place, des lampes à huile ou à pétrole.

Une migration s’organise vers les villes et vers les chantiers forestiers comme celui du chemin de fer Congo-Océan, où le travail forcé régresse. Il sera réintroduit en force pendant la seconde guerre mondiale pour la production des produits dits « stratégiques ». Et c’est parce qu’il est en recrudescence que le député ivoirien Houphouët Boigny fera voter, en 1946, une loi pour l’interdire.

La prise de conscience, en métropole, des conditions de travail sur le chantier est-elle une première étape vers la remise en cause de la colonisation ?

Les critiques se multiplient en France à partir des années 1930, mais elles ne remettent pas en cause la colonisation. André Gide et Albert Londres sont très sensibles aux abus mais ils ne se prononcent pas sur le fait colonial. Le mouvement anticolonial reste un courant minoritaire et l’Exposition coloniale de 1931 remporte un grand succès populaire.

Les Français sont fiers de leur empire et pensent qu’il est bon pour l’économie, même si tous les députés ne partagent pas cette idée. Le Parlement dans sa majorité trouve qu’il coûte cher et renâcle lorsqu’il s’agit de voter des investissements. L’anticolonialisme officiel reste très tardif en France. En 1936, le gouvernement du Front populaire, s’il veut lutter contre les abus, n’est pas hostile à la colonisation. N’oublions pas que Brazzaville est la capitale de la France libre pendant la seconde guerre mondiale.

En 2014, le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) a assigné l’Etat français et le groupe de BTP Spie pour « crime contre l’humanité », parce qu’ils ont recouru au travail forcé sur le Congo-Océan. Trois ans plus tard, une proposition de loi visait à « reconnaître le travail forcé comme crime contre l’humanité », soumis à réparations. De quoi ces initiatives sont-elles le signe ?

Ces démarches participent d’une volonté d’assumer l’héritage colonial, y compris quand il n’est pas en phase avec les valeurs républicaines des droits de l’homme, défendues à l’époque. Le chantier du Congo-Océan est un épisode particulièrement meurtrier de la colonisation, qui peut être érigé en symbole et considéré comme un crime contre l’humanité perpétré par la France, même s’il est loin d’être le seul. Le chemin de fer entre Dakar et Bamako a été construit dans des conditions moins épouvantables mais néanmoins terribles, comme l’a montré la thèse de Monique Lakroum en 1987.

Dans les colonies britanniques et allemandes, beaucoup des lignes de chemins de fer n’ont été construites qu’au prix de travaux titanesques et coûteux en vies humaines. A la fin du XIXe siècle, Stanley, le concurrent de Brazza au Congo belge, était surnommé « Boula matari », le briseur de roches, par les populations, pour son rôle dans la construction du chemin de fer belge. A l’époque, on brisait les rochers à main d’hommes, avec des pieux.

Ces démarches peuvent-elles contribuer à réduire la « fracture coloniale » qui, selon des historiens, traverse aujourd’hui encore la société française ?

Elles témoignent d’une volonté d’assumer l’histoire coloniale et de la réintégrer dans notre histoire nationale sans en méconnaître la complexité. Il reste des pans entiers d’archives de cette période qui n’ont pas encore été étudiés. Il ne s’agit pas de faire le procès général de la colonisation, qui est une réalité politique inscrite dans l’histoire, ni d’en peser les effets positifs et négatifs dans une querelle absurde, mais d’en étudier et d’en reconnaître tous les faits, y compris les crimes.

Il est indispensable de retracer leur histoire, comme a commencé à le faire Le Livre noir du colonialisme, paru en 2003. Dans son introduction, l’historien Marc Ferro, qui l’a dirigé, explique bien qu’il ne fait pas le procès de toute la colonisation mais dresse l’histoire de ses abus, dans une exigence de mémoire. Il les met avec raison en parallèle avec ceux des autres totalitarismes, le régime stalinien ou le régime nazi. Quand le pouvoir appartient tout entier à quelques-uns, les abus, donc les crimes sont inévitables.



« Je me souviens d’un train lent et assez confortable »

« J’ai pris le Congo-Océan dans les années 1960, il était encore dans son état d’origine, avec sa locomotive à vapeur. C’était un train lent, assez confortable, qui avait la particularité de traverser de longues distances tout en faisant omnibus et en s’arrêtant dans les villages. Il y avait beaucoup d’animation autour et dans le train. Les passagers montaient et descendaient chargés de paquets et d’animaux, poulets ou chèvres. Le chemin de fer relie les populations et met en circulation, non seulement les marchandises mais aussi les idées. »

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