Abrid a nqaad it i rrwah
Lehbab annemsamah
Tamurt a njerreb it merra1Les Isefra de si Mohand u Mhand
Mouloud Mammeri
LA MORT DE L’INNOCENT
« Au printemps Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu …»2
J’aurais voulu garder ces couleurs, emporter avec moi ce viatique, mais celle qui éclabousse notre mère, qui coule sur le goudron, qui mouille le gravier, qui arrive, lancinante, c’est le rouge ; le rouge de la flaque de sang, du sang de mon père, étendu, qui s’étale sur la route en pente, qui coule et qui coule et qui coule.
Au gré du temps, cette tache aurait pu s’estomper mais elle est toujours là – sacrée. Pour cet anniversaire, elle est écarlate, avivée par l’injustice faite envers notre père, envers notre mère, envers leurs plus jeunes enfants, eux aussi ensanglantés …
Notre famille est une famille de pieds-noirs ordinaires, aux origines multiples, suisses de Bélizona dans le Tessin, parisiens de Montmartre et espagnols de Mahon, qui avaient quitté leur pays pour des raisons économiques ou aventureuses. Elle demeure à Fort-Napoléon devenu Fort-National – aujourd’hui Larbâa nath irathen – depuis sa fondation en 1857. Notre famille se sent si enracinée dans ces montagnes kabyles qu’elle n’a jamais envisagé d’en partir et encore moins imaginé d’être rejetée de ce qu’elle considère aussi comme son pays.
Notre famille, avec ses nombreux enfants, Jean-Pierre, Paul, Geneviève, Colette, Catherine, Antoine et Michel, âgés de 19 à 6 ans au moment du drame, (Marcelle le huitième enfant n’est pas encore née), vit des revenus de géomètre de notre père, avec des journées d’arpentage et de bornage de terrains à travers la Kabylie, et des rémunérations de sage-femme de notre mère, pour les soins et les accouchements dans les villages les plus reculés, de Tamazirt à Azerou, de Taourirt Amokrane à Abouda, de Taddert à Michelet …
Comme sage-femme, sous le torride soleil d’été ou dans une Kabylie enneigée, notre mère sillonne la montagne, de jour comme de nuit, pour atteindre les villages escarpés, achevant son parcours à pied ou à dos de mulet. Durant plus de vingt ans d’exercice professionnel passionné, elle met au monde des centaines d’enfants.
D’autre part elle participe, avec l’aide de son mari, à la création du dispensaire de Fort-National où sont organisées les campagnes de vaccination.
A l’occasion des fêtes de l’Aïd, notre mère – « yemmaa azizou » – reçoit de nombreux présents, gigots d’agneau pour les plus aisés, paniers d’œufs, au nombre symbolique de sept et des corbeilles de figues-fleurs ou de grenades pour les plus pauvres, en reconnaissance et témoignage d’amitié.
Notre père, quatrième génération d' »Européens » de Kabylie; occupe la fonction de maire de la commune. C’est un ami des Kabyles et un partisan d’une évolution des sociétés algériennes ; il est à la tête d’une équipe municipale à majorité kabyle, avec en particulier son ami Mouloud Feraoun comme adjoint, et les amines d’Aguemoun, de Taourirt Amokrane, de Taourirt Mimoun, de Taddert Bouada, de Taddert Oufela, d’Aît Frah … comme conseillers municipaux, tous hommes remarquables représentant les grandes familles kabyles.
Très attaché à son pays, il soutient les travaux du père J.-M. Dallet, homme discret qui laissera dans ses études sur la langue kabyle un travail inestimable.
Le 23 août 1955 à vingt heures, la famille est réunie pour le repas du soir dans notre maison familiale, maison isolée, bâtie à l’écart du village.
Ce soir d’août, les bruits de la montagne kabyle s’estompent ; la nuit tombe, dévoilant un ciel étoilé particulièrement net.
A cette heure le village est plus calme qu’à l’accoutumée, silencieux et désert ; Marcel Frapolli quitte son travail à la mairie.
Ce soir d’août, à la tombée de la nuit, notre père est assassiné. Il est abattu devant notre maison où il venait d’être accueilli par les plus petits.
Un seul coup de fusil, une seule pression de l’index éteint la flamme de la vie et arrête à jamais un cœur riche et généreux.
La famille terrifiée et incrédule accourt et se presse, ma mère se couche sur mon père et lui parle à l’oreille.
Le sang coule sur le bas côté gravillonné de la route.
Nous sommes isolés dans le silence de la montagne kabyle, dans une solitude angoissante et dans un désarroi effroyable.
Le grand père, Michel Gomila, dans un coin, pleure silencieusement en demandant ce que nous allons devenir.
Cette mort violente laisse de nombreuses victimes dans son sillage, sa femme, ses huit enfants marqués à vie, nos grands parents, et peut être une population kabyle amie, celle qui s’est rassemblée par milliers lors des obsèques du 25 août 1955 à Fort-National3.
– Fin août 1955, notre sœur Marcelle naît à Fort-National, le lendemain de la mort de notre père.
– En octobre 55, par lettre, l’Armée de Libération Nationale, ordonne à notre mère de cesser ses accouchements dans les villages, sous peine d’enlèvement de ses enfants.
– En novembre 55, suite à cette lettre les autorités militaires nous informent ne pas pouvoir assurer notre sécurité et conseillent à notre mère de partir.
– En décembre 55, nous quittons définitivement Fort-National pour nous réfugier à Alger et notre mère devient infirmière au dispensaire du Clos Salembier.
– En mai 1958, rassurée par les engagements politiques de la France, elle décide de placer ses économies dans la réalisation d’une petite maison d’accouchement. Mouloud Feraoun rapporte dans ses écrits : «voilà une vraie algérienne ou je ne m’y connais pas», après que notre mère lui ait rappelé que les femmes continueront d’accoucher quelle que soit l’issue du drame algérien4.
– La maison d’accouchement est achevée lorsque survient la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 19625.
Ce 26 mars va constituer pour de nombreux pieds-noirs le signal irrémédiable du départ et pour notre famille le début d’une véritable « déroute ».
– Cette « déroute » de plus de vingt ans nous conduira de Revel à Aix-en-Provence, de la Seyne à Baccarat, et enfin à Eguilles. Les grands-parents, eux, ont échoué dans un asile en Normandie, depuis qu’un arrêté gouvernemental interdit aux pieds-noirs de s’installer dans le sud de la France; ils vont peu à peu se laisser mourir de faim.
– Durant cette « débâcle » notre mère subvient seule aux besoins de sa nombreuse famille, sans l’aide d’aucun parti, d’aucun syndicat, d’aucune église, d’aucune association, et dans l’absence de compassion et la quasi-indifférence des Français. Aujourd’hui elle repose à Eguilles; son âme a rejoint celle de son mari dans les cieux kabyles, comme elle l’avait toujours évoqué.
Le fardeau de la mémoire peut représenter une véritable torture morale, aussi en écrivant ce texte nous avons une impression d’accomplissement et un sentiment d’adieu.
Le 23 août 2005, à Eguilles (Bouches-du-Rhône).
- Cette fois c’est décidé je vais partir
Amis pardonnons-nous
J’ai tout appris de ce pays - Noces à Tipasa, Albert Camus.
- Mouloud Feraoun écrit dans son Journal (édition du Seuil, p. 28) :
«C’est à Dunkerque que j’ai appris la mort de M. F[rapolli] le 22 août. On pouvait la mettre au compte des rebelles puisque la même semaine des troubles très graves — terrorisme et répression — ont assombri le ciel d’Algérie et le coeur des Algériens. Ce qui se passait un peu partout chez nous, je le voyais de loin mais la mort de F. c’était là, tout proche. N’étaient les centaines de kilomètres que l’avion avait déroulés entre nous, j’aurais été à Fort-National, je l’aurais quitté quelques minutes avant sa mort. Avant de m’en aller en France, la veille du départ, c’est lui qui a cherché après moi pour me dire au revoir et me souhaiter bon voyage.
– Je ne voulais pas te laisser partir sans te serrer la main. Bon voyage, mon vieux. Ecris-nous. Et tranquillise-toi pour tes gosses…»
- A la date du 23 avril 1958, Mouloud Feraoun écrit dans son Journal (p. 273) :
«Vu aussi Mme F. qui a toujours la nostalgie de Fort-National et ne se résigne pas à oublier un passé heureux. Elle m’a dit qu’en Kabylie, la situation n’a guère évolué si ce n’est vers le pire. » Le fossé se creuse de plus en plus; les employés musulmans quittent les administrations les uns après les autres ; les populations ne reçoivent plus de ravitaillement ; des dizaines et des dizaines d’hommes tombent journellement du fait des uns ou des autres… » Mais l’idée de vivre ailleurs que dans ce pays ne l’effleure même pas. « On finira bien par s’habituer à l’insécurité. » Voilà donc une véritable Algérienne ou je ne m’y connais pas ! Mme F. figure assez bien ce joueur habitué à gagner qui un jour, au contraire, se mettrait à perdre et qui continuerait tout de même de jouer parce que tel est son destin. Alors, pourquoi tous les Français d’Algérie n’accepteraient-ils pas tous de perdre, de perdre momentanément puisque, nous, voilà cent ans que nous misons en vain. Ah! s’ils pouvaient accepter, toutes les horreurs cesseraient d’un seul coup. Et je leur prédis, moi, aux Français d’Algérie qu’ils ne tarderaient pas de nouveau à gagner car, enfin, ils ont des qualités ces gens-là. »
Mouloud Feraoun et ses cinq collègues, algériens et français, tous inspecteurs de l’enseignement, ont été délibérément assassinés par un commando de l’OAS, à Château-Royal, le 15 mars 1962 (voir sur ce site 150 ).
- Le 22 mars 1962, les commandos de l’OAS prennent le contrôle de Bab-el-Oued. Le 26 mars, l’OAS appelle les Européens à se rassembler pour briser l’encerclement du quartier par l’armée française. Les manifestants empruntent la rue d’Isly pour rejoindre Bab-el-Oued, mais ils se heurtent à un barrage tenu par des tirailleurs qui font feu sur la foule – bilan : 54 morts et 140 blessés (voir sur ce site 609 ).