Le texte qui figure sur la page d’accueil du site 1000autres.org
« J’appris que les morts qui ont été
nommés et comptés ne sont pas perdus. »
Alexis Jenni,
L’Art français de la guerre.
Après soixante et un ans, le Président de la République française a reconnu officiellement que Maurice Audin a été torturé par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile et que sa mort a été rendue possible par un système légalement institué qui a favorisé les disparitions. Pour tous ceux qui ont lutté depuis 1957 pour faire reconnaître la vérité, c’est une grande victoire — posthume pour l’historien Pierre Vidal-Naquet, le mathématicien Laurent Schwartz, les universitaires Madeleine Rebérioux et Gérard Tronel, engagés dans le Comité Maurice Audin (1957-1963) puis, depuis 2002, dans l’Association Maurice Audin.
Le meurtre de ce jeune mathématicien de 25 ans, grossièrement maquillé en évasion, fut loin d’être un cas isolé. Ce fut l’un des nombreux cas d’enlèvement, séquestration, torture, suivis souvent de mort, produits, à Alger, de janvier à septembre 1957, par un véritable système de terreur militaire délibérément instauré et rendu possible par des dispositions législatives adoptées par les institutions de la République française. Algérien d’origine européenne, Maurice Audin s’était rangé, avec le parti communiste algérien, du côté de la lutte d’indépendance de ce pays, dans un moment où l’ensemble de la population autochtone d’Alger était la cible d’une terreur visant à la dissuader de faire ce choix et à la maintenir par force sous la domination coloniale.
Il y eut alors des Maurice Audin par milliers…
C’est massivement que des hommes et des femmes ont été enlevés, détenus au secret, torturés, et pour certains l’objet d’exécutions sommaires. La seule victoire des responsables de cette terreur, ces « seigneurs de la guerre aux terrifiants caprices », selon les mots de Jean-Paul Sartre dans L’Express, à la publication de La Question d’Henri Alleg, est l’ignorance par l’opinion française de son bilan humain véritable et des noms mêmes de ceux qui ne sont jamais réapparus. Comme pour toutes les répressions de masse en situation coloniale, le statut politique des Algériens autorisait à la fois le recours à des méthodes universellement réprouvées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et l’absence complète d’attention au nombre et à l’identité des victimes. « Français musulmans » colonisés, sous-citoyens racisés, tout juste sortis officiellement de l’indigénat et dénués d’une existence politique réelle, ils étaient collectivement suspects de complicité avec une « rébellion » qualifiée d’« antifrançaise ». Ils formaient une population dépourvue de recours judiciaire et politique et de moyens d’alerter une opinion française peu disposée à s’inquiéter de leur sort. Quelques cas ont eu un écho. Ceux de Maurice Audin, d’Henri Alleg et de l’avocat algérien Ali Boumendjel, connu de juristes parisiens, torturé et « suicidé » par ses geôliers. Mais pas les autres, restés des invisibles dont le sort n’est jamais devenu une « affaire française ».
Un vrai républicain, Paul Teitgen, secrétaire général à la préfecture d’Alger, tenta, selon les mots de Pierre Vidal-Naquet, de « comptabiliser les vivants et les morts, ou plutôt les survivants et les disparus ». Mais les « 3 024 disparus » qu’il dénombra dans l’exercice de ses fonctions ne sont qu’un ordre de grandeur plausible, le sort des personnes enlevées par l’armée lui étant largement dissimulé par les militaires.
C’est dans ce contexte qu’une archive publique devenue accessible en 2017, sur laquelle a travaillé Fabrice Riceputi, est importante. Ce fichier, conservé aux Archives nationales d’Outre-mer (ANOM) depuis la fin de la guerre d’Algérie, dans le fonds d’un service de la préfecture d’Alger, fournit des informations sur une partie conséquente de la masse anonyme des « humiliés dans l’ombre » — selon les mots de Paul Teitgen à Robert Lacoste —, de la Grande répression d’Alger, appellation préférable à celle, impropre, de « bataille d’Alger ». C’est la source essentielle qui nous permet de publier ici des données sur plus d’un millier d’Algéroises et Algérois dont nous savons trois choses : ils furent arrêtés au cours de l’année 1957 par l’armée française ; leurs proches réclamèrent aux autorités de connaître leur sort, très souvent en vain ; beaucoup furent torturés et certains ne reparurent jamais.
Librement consultables, environ 850 « fiches de renseignement » remplies entre la fin février et le début d’août 1957 sont ce qui subsiste du fichier du Service des liaisons nord-africaines (SLNA). En septembre 1958, selon un bilan statistique conservé, il en aurait compté 2 049. A ces cas, nous avons ajouté plus d’une centaine d’autres provenant de sources différentes. En particulier du « Cahier vert », publié dans Témoignages et documents en octobre 1959, puis la même année dans Les Temps modernes et aux éditions La Cité, à Lausanne. Et de l’ouvrage L’Affaire des enseignants d’Alger, édité en 1958 par le Comité de défense des enseignants, qui contient de nombreuses plaintes officielles d’européens, communistes ou chrétiens progressistes, victimes et témoins de tortures, en mars et avril 1957, dans l’un des principaux lieux de terreur, la Villa Sésini.
D’où les plus de mille notices individuelles que nous rendons publiques au lendemain de la déclaration présidentielle du 13 septembre 2018 au sujet du sort de Maurice Audin et de l’institutionnalisation de la torture durant la guerre d’Algérie. Ces notices portent sur des personnes enlevées et séquestrées à Alger, en 1957, dont les proches ont cherché à avoir des nouvelles et dont certaines ne sont jamais réapparues. Leur nombre ne manquera pas de s’accroître lorsque d’autres cas documentés nous seront signalés. Cette publication est aussi un appel à témoignages, notamment vers une mémoire familiale que nous savons encore vive.
Puisse ce site contribuer à rendre justice à ces personnes et à mieux faire connaître un pan d’histoire trop longtemps occulté.
En plus d’un premier ensemble d’un millier de notices individuelles concernant des personnes « disparues », dont certaines définitivement, à Alger en 1957, le site publie une première série de repères et documents auxquels viendront s’ajouter d’autres contributions d’historiens.
• Les méthodes de l’armée française à Alger en 1957, par Raphaëlle Branche
• « Le Cahier vert expliqué », par Pierre Vidal-Naquet (1959)
• L’affaire des enseignants d’Alger : tortures à la villa Sésini
• Les guillotinés de Barberousse en 1957, par Gilles Manceron
• Préhistoire de l’OAS : la violence « contre-terroriste » des européens ultras, par Alain Ruscio
• L’affaire Ali Boumendjel, par Malika Rahal
• Quelques dates en rapport avec la grande répression d’Alger
• « Une victoire », article de Jean-Paul Sartre (1958)
• Lettre de Paul Teitgen à Robert Lacoste (mars 1957)
Moins d’une heure après sa mise en ligne, le site a reçu un premier message d’une famille concernée.
Ammar Kessab :
C’est mon grand père maternel. Merci pour ce document qui nous permet d’avoir la preuve irréfutable de son arrestation par l’armée, même si nous n’avons jamais douté du récit de notre grand-mère. Elle nous raconte cette nuit du 21 juin, nuit de son enlèvement, comme la fin du monde. Il est porté disparu jusqu’à nos jours. Il a laissé cette nuit 4 filles, entre 1 et 5 ans, dont ma mère.
Réponse :
Merci beaucoup pour votre témoignage. Vous êtes la première personne à identifier quelqu’un sur le site. N’hésitez pas si vous reviennent des précisions, notamment sur les circonstances, à nous les communiquer.
A bientôt. Fabrice Riceputi.
Ammar Kessab :
Ma famille ne manquera pas de vous envoyer tout nouveau témoignage qui peut renforcer votre salutaire entreprise d’historiens. Ma famille est encore sous l’effet de l’émotion après la découverte de ce document. Je note une petite faute dans la retranscription du prénom de ma grand-mère, toujours vivante (Yamina et non pas Yasmina). Elle passait des journées entières (avec la mère de mon grand-père), pendant plusieurs mois, debout avec ses quatre filles, devant la préfecture pour avoir des nouvelles. Un jour, elle a croisé lors de ses recherches un militaire haut placé (elle dit que c’etait le général Massu !) qui lui a dit que son mari etait mort, jeté depuis un hélicoptère dans la mer, et que ce n’était plus la peine de le chercher. La famille avait depuis arrêté les recherches. Je confirme ce que vous avez écrit dans l’un de vos articles : dès l’indépendance, mon grand-père a été reconnu comme « Chahid » martyr, le Bld des Barreaux Rouges dans les hauteurs d’Alger porte d’ailleurs son nom. Ma grand-mère a été reconnue aussitôt comme « femme de martyr ».