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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

La responsabilité des politiques en 2013 dans la montée du racisme

Le racisme quotidien se banalise observe la Commission nationale consultative des droits de l'homme dans son rapport pour l'année 2013. La Cncdh avait fait la même observation dans son rapport précédent. Gérard Aschieri, rédacteur en chef adjoint de Hommes & Libertés, l'avait mis en évidence dans le compte-rendu du rapport 2012 que nous reprenons et qu'il avait écrit pour la revue trimestrielle de la LDH10. Comme Christine Lazerges l'a fait récemment en remettant le rapport 2013, Gérard Aschieri pointe la « responsabilité des hommes politiques [...] dès lors que leur discours “décomplexé” légitime un tant soit peu la transgression de la norme républicaine ou ne réagit pas avec assez de force. »

L’inquiétante montée du racisme

Depuis quelques temps, la question du racisme semble s’être emparée des médias. Deux événements emblématiques encadrent la période et ont servi de déclencheurs: les insultes racistes à l’égard de la ministre de la Justice, et l’affaire Dieudonné.

S’agit-il du surgissement d’un iceberg dont la partie immergée est encore plus vaste et profonde, ou d’un effet de loupe médiatique qui déforme la réalité ? Sans doute un peu des deux. Il y a bien une sourde poussée du racisme dans notre pays, mais en même temps ce phénomène est complexe et contradictoire, lié à une profonde crise sociale, morale et politique. Pour s’en convaincre il suffit de regarder de près un certain nombre d’études, et parmi elles le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, année 2012 » 1.

Le résumé qu’elle en fait, dans un communiqué de mars 2013, est sans ambiguïté : « Segmentée, marquée par des difficultés du “vivre ensemble”, traversée par des phénomènes communautaires croissants, en proie à une importante crise identitaire : la société française semble plus perméable aux phénomènes d’intolérance et de racisme.» En effet les statistiques du ministère de l’Intérieur montrent, pour cette année-là, une augmentation sensible des délits à caractère raciste : plus 23 %, soit mille cinq cent trente-neuf actes ou menaces racistes. Certes, ce type de statistiques est autant le reflet de l’activité policière que de la réalité des actes. Et des augmentations brusques peuvent simplement refléter des phénomènes conjoncturels. Mais les témoignages des associations qui figurent dans le rapport font état, aussi, d’un accroissement des faits dont elles ont été saisies. Surtout, le rapport s’appuie sur une enquête d’opinion effectuée par le CSA, reconduite chaque année pour constituer un baromètre, et réalisée début décembre 2012. Il en ressort des phénomènes particulièrement inquiétants.

Les indicateurs du racisme en hausse

Ainsi, baisse de façon constante l’accord avec l’affirmation que les musulmans ou les Gens du voyage sont des Français comme les autres, que les immigrés sont une source d’enrichissement culturel ou qu’il faudrait donner le droit de vote aux immigrés pour les élections locales. A l’inverse, monte l’affirmation qu’il y a trop d’immigrés en France et qu’on « ne s’y sent plus chez soi ». Et si le niveau de racisme assumé reste relativement stable 2, progresse l’idée que certains comportements peuvent « justifier » le racisme. Corollairement, l’enquête montre le sentiment d’un échec de l’intégration, dont le sondés rendent majoritairement 3 responsables les immigrés eux-mêmes. Se diffuse de plus en plus le sentiment d’une société fractionnée en « groupes à part », avec une stigmatisation particulière des Roms, des Gens du voyage et des musulmans.

Trois chercheurs, auteurs d’une étude publiée avec le rapport 4, résument la situation : « Quasiment tous les indicateurs de racisme et de xénophobie [sont] en hausse, dans toutes les catégories de la population, et [ … ] les musulmans [sont] la minorité la plus stigmatisée. [ … ] Apparue en 2010, persistant en 2011, la tendance s’accentue en 2012, comme le confirment d’autres enquêtes récentes. » Leur travail consiste à établir, à partir de divers indicateurs, un « indice de tolérance » : en 2012, cet indice avait régressé au niveau qui était le sien onze ans plus tôt. Ils constatent que « jamais l’indice n’a subi une dégradation aussi forte depuis les débuts du baromètre CNCDH. [ … ] La baisse de l’indice entre 2009 et décembre 2012 atteint 9,5 points, ce qui voudrait dire que près d’un électeur sur dix, lors des trois dernières années, serait passé du camp des tolérants à celui des intolérants. »

Groupes de population « inassimilables »

Mais ce tableau particulièrement sombre révèle en même temps des contradictions. Ainsi, les mêmes sondés approuvent très majoritairement la répression des actes racistes : à plus de 70 %, ils considèrent que les insultes racistes doivent être condamnées par la justice, et 60 % souhaitent une lutte vigoureuse contre le racisme, tandis que le pourcentage de personnes considérant que les races n’existent pas s’accroît régulièrement. Quant à l’antisémitisme, on ne constate pas de poussée générale dans l’opinion. Ces deniers constats peuvent inciter à l’optimisme, en montrant que le racisme est perçu majoritairement comme contraire à la norme démocratique, et en indiquant que la bataille peut y trouver un point d’appui essentiel. Mais parce que le faible niveau des préjugés antisémites n’empêche pas les agressions et que le recul de la notion de race n’empêche pas certains d’assimiler à un singe une ministre de couleur, ils doivent nous faire regarder de près les phénomènes pour en saisir la complexité.

Le reflet d’une fragmentation sociale

En effet ils suggèrent aussi que le racisme évolue, qu’il est protéiforme et en même temps qu’il est fragmenté. Ainsi le racisme à prétentions biologiques est sans doute en recul, mais s’y substitue un racisme à prétexte culturel qui, pour ne pas s’avouer comme tel, n’en est pas moins réel. En effet le racisme consiste-t-il en autre chose que de nier la diversité et la singularité des individus, pour ne les appréhender qu’à travers l’appartenance réelle ou supposée à un groupe, groupe dont on théorise qu’il est intrinsèquement différent et inférieur ? Dire que telle catégorie de population est « inassimilable », ou plus benoîtement n’a pas « vocation à s’intégrer » ne revient-il pas, en fait, à naturaliser et essentialiser les différences ?

D’ailleurs le rejet des musulmans, qui semble porter sur la religion, qualifiée d’incompatible avec une prétendue identité française, revient très vite vers le physique : le musulman renvoie de fait au maghrébin, la religion à une nuance de peau ou au mieux à une tenue (que l’on songe aux propos de Marine Le Pen, lors du retour des otages). Cela ne signifie pas que la critique de l’islam relève systématiquement du racisme, mais que la frontière est ténue dès lors que l’on enferme les individus dans des catégories. Une autre de ces mutations pernicieuses du racisme consiste à le parer des atours de l’antisystème ou de l’anticonformisme : c’est le cas bien sûr de l’antisémitisme de Dieudonné, et de tous ceux qui consciemment ou non reconstruisent les vieux stéréotypes du juif ploutocrate et comploteur, en se prétendant les défenseurs des opprimés d’un système dont eux-mêmes sont souvent les bénéficiaires. C’est aussi le cas de la droite qui se dit « décomplexée ». Enfin, ce racisme est fragmenté : il n’est pas également répandu dans la population, et sa présence est un signe de la fragmentation sociale de notre société elle-même. Si les parents de la petite fille qui a brandi une banane vers Christiane Taubira n’appartenaient sans doute pas à la catégorie des ouvriers, il n’en reste pas moins que toutes les études montrent que sont le plus traversés par les préjugés racistes ceux qui sont les plus victimes de la précarité, de la pauvreté et de l’exclusion, ou qui ont le niveau de formation le plus bas : ainsi, alors que seuls 7 % des personnes interrogées postulent qu’il existe des races et qu’elles sont inégales, ce pourcentage monte à 20 % chez les ouvriers et 22 % chez les chômeurs. Ce fractionnement explique d’ailleurs comment peuvent se combiner des phénomènes comme la montée d’agressions ou d’insultes antisémites et l’absence de progression des préjugés antisémites dans les enquêtes d’opinion.

Un phénomène aux explications multiples

Quelles explications à cette situation et à cette complexité ? Il y a bien sûr celles liées à la politique, qu’elle soit nationale ou internationale. Ainsi, la montée du sentiment antimusulman peut être mise en relation avec les craintes suscitées par le « printemps arabe », mais aussi le terrorisme, qualifié d’islamique ; par ailleurs, nombre d’actes et de propos antisémites sont en lien explicite avec le conflit israélo-palestinien.

De même, on peut faire le lien entre la montée des préjugés antimusulman et l’hystérisation du discours de la droite sur cette question, à l’occasion des présidentielles et de ses suites 5. A contrario, une récente enquête 6 souligne un tassement de ce sentiment dans la période récente, sans doute lié au fait que les discours politiques les plus odieux se sont faits moins intenses sur cette cible et se sont tournés vers les Roms. Et la responsabilité des hommes politiques est grande, dès lors que leur discours « décomplexé » légitime un tant soit peu la transgression de la norme républicaine ou ne réagit pas avec assez de force, comme ce fut le cas au début des insultes racistes envers C. Taubira. Bien évidemment, la montée des mouvements rétrogrades contre les évolutions de la société en matière de sexualité et contre les évolutions de la politique pénale a sans nul doute libéré la parole de certains, avec des religieux et
des politiques qui ont, consciemment ou non, joué les apprentis sorciers. D’ailleurs l’étude 7 que contient le rapport de la CNCDH fait très explicitement le lien entre les évolutions de l’indice de tolérance et un autre indice, celui de l’autoritarisme, construit à partir des réponses concernant la sévérité des peines, le rétablissement de la peine de mort et l’homosexualité.

Repli sur soi et peur de l’avenir

Surtout, ces phénomènes sont sans nul doute en relation avec l’état moral de notre société, que deux enquêtes d’opinion à une semaine de distance viennent d’éclairer 8. On constate une perte de confiance généralisée non seulement dans la politique et les institutions, mais dans la possibilité et la crédibilité d’un projet collectif. Le repli sur soi et le sentiment d’un fractionnement de la société sont dominants : on « a confiance » d’abord dans sa famille, puis dans son voisin… et, en tout dernier, envers les « gens d’une autre nationalité » et « ceux rencontrés pour la première fois ». Et ils sont 75 % à être d’accord avec l’idée qu’on n’est jamais trop prudent avec les gens qu’on rencontre pour la première fois : une progression de neuf points depuis 2009. On constate simultanément une progression aussi importante de l’idée que la France doit « se protéger davantage du monde aujourd’hui » (de 30 % en 2009 à 47 % en 2013). Tout aussi préoccupant, le sentiment que les responsables politiques ne se préoccupent pas de « ce que pensent » les « gens comme moi » atteint 87 %, alors que le pourcentage de ceux qui considèrent que la démocratie fonctionne mal en France est passé de 54 % en décembre 2012 à 69 % en décembre 2013. Derrière tout cela, il y a la crise économique et sociale, la progression de la peur du chômage, le sentiment que l’avenir économique est bouché, celui d’un déclin de la France et de l’absence de perspectives qui, non seulement, minent la démocratie, mais poussent à la recherche de boucs émissaires.

Ces constats sommaires nous suggèrent les batailles à mener. Et d’abord la fermeté et le refus de toute concession vis-à-vis du racisme : la loi doit s’appliquer, ne serait-ce que parce qu’en ce domaine, la sanction peut jouer un rôle important d’éducation. Et les responsables politiques ont un devoir d’exemplarité. Mais évidemment, le travail d’éducation est essentiel, celui de l’école (la loi d’orientation votée l’an dernier est, de ce point de vue, claire dans les missions qu’elle lui assigne) 9, mais aussi le travail d’éducation populaire, dans lequel une association comme la Ligue des droits de l’Homme a un rôle éminent à tenir.

Mais ce travail risque de se révéler insuffisant s’il ne s’accompagne pas de politiques qui donnent vie et confiance à un projet collectif fondé sur la lutte contre l’exclusion, les solidarités, la justice sociale, pour en faire la base d’un « vivre ensemble » non plus postulé, mais effectif.

Gérard Aschieri

rédacteur en chef adjoint d’H&L

  1. Chaque année, depuis 1990, la CNCDH publie en mars un rapport au Premier ministre portant sur l’année précédente. Le dernier rapport publié l’a été le 21 mars 2013 et porte sur 2012. Le rapport pour 2013 est en cours de finalisation. Il n’est pas encore connu au moment où ces lignes sont écrites, mais il ne semble pas devoir noter une amélioration sensible.
  2. 7 % des sondés se disent « plutôt racistes », 22 % « un peu » et 25 % « pas très racistes ».
  3. 60 % contre 29 % qui considérent que la première responsable est la société.
  4. Nonna Mayer, Guy Michelat et Vincent Tiberj, Montée de l’intolérance et polarisation anti-islam, La Documentation française, 2013.
  5. Par exemple la déclaration sur le vol des pains au chocolat de Jean-François Copé.
  6. Sondage Ipsos, « Fractures françaises », publié le 20 janvier 2014.
  7. Nona Mayer et alii, ibidem.
  8. Il s’agit d’une part du baromètre de la confiance réalisé par Opinionway pour le Cevipof, publié le 13 janvier, et d’autre part du sondage Ipsos « Fractures françaises », cité précédemment. Les chiffres donnés ici sont tirés du baromètre de la confiance, mais l’enquête Ipsos les confirme.
  9. La loi n° 2013-595 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République du 8 juillet 2013, dans son article 2, affiche des principes fondamentaux, notamment celui de faire « acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains ».
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