Il est des voyages au fil de la mémoire dont on ne revient pas. Celui des pieds-noirs cultivant une « nostalgérie » dont la société française postcoloniale ne veut pas entendre parler, est de ceux-là : non seulement leur « Algérie française » a été rayée du paysage réel, mais son illégitimité sociale rend presque impossible la transmission de sa mémoire aux nouvelles générations. Pis encore : la violence de l’exil de 1962 a brutalement révélé la fragilité et l’hypocrisie des liens unissant la métropole aux « Français d’Algérie », dont beaucoup n’avaient jamais traversé la Méditerranée. Difficile d’admettre que l’on a vécu dans un monde reposant sur une double fiction, celle de la cohabitation harmonieuse entre Européens et musulmans, et celle du lien indéfectible avec la France. Difficile, par conséquent, de faire son deuil d’un monde qui n’a peut-être jamais existé et dont les « francaouis » (métropolitains) se détournent.
C’est pour conjurer cette douleur singulière et témoigner de la difficulté d’hériter de cette histoire marquée par le péché originel du colonialisme que Michèle Baussant, ethnologue et fille de pieds-noirs, a descendu les pentes escarpées de cette « mémoire impossible ». Avec ces Mémoires d’exils, la plongée dans les tréfonds de l’histoire pied-noire confère une profondeur et une universalité inédites à une expérience largement taboue. » En quittant l’Algérie, résume l’ethnologue, les pieds-noirs ne perdirent pas seulement leur pays, ils durent aussi reconnaître qu’il n’avait jamais été le leur. »
Tapis d’ambivalences
Mais qui sont-ils, ces pieds-noirs ? Des colons enrichis à force de faire suer le burnous, puis humiliés d’avoir été expulsés ? De naïves victimes de l’illusoire « temps béni des colonies » que l’histoire a cocufiées puis jetées aux oubliettes ? Au-delà des caricatures, des « poï poï », du couscous et du folklore pataouète, l’ethnologue démêle l’écheveau des parcours dans un récit passionnant.
Quatre années durant, elle a fréquenté assidûment un incroyable lieu de mémoire : le sanctuaire niché sur les hauteurs de Nîmes autour d’une statue de la Vierge rapatriée d’Oran. Dans la foule qui, chaque année à l’Ascension, se presse pour communier en tentant de revivre l’atmosphère de « là-bas », Michèle Baussant a pratiqué près de 120 entretiens.
Décryptant cette masse bouillonnante de récits familiaux, elle découvre dans les origines ambiguës de la colonisation française le secret de l’incapacité des pieds-noirs à maîtriser leur histoire. Dans le melting-pot des candidats à l’exil originel en Algérie, les prolétaires déclassés, les paysans sans terre et les bannis politiques venus de France ont été rejoints par les Italiens, les Espagnols et les Maltais. La construction d’une identité commune supposait l’oubli des origines très mêlées et l’assimilation promise par une République lointaine, sous les auspices d’une Eglise omniprésente. La violence de ce premier exil construit sur le néant annonçait celle, redoublée, du second, cent trente ans plus tard.
Car les liens tissés avec la France reposaient dès l’origine sur un tapis d’ambivalences : un complexe d’infériorité vis-à-vis d’une métropole qui, aux colons, avait fait miroiter un pays de cocagne avant de les abandonner aux affres des épidémies ; un complexe de supériorité à l’égard des musulmans, étayé par le mythe d’une Algérie dont l’histoire aurait débuté avec l’arrivée des Français en 1830, un vaste marécage transformé en terre fertile par l’effort des pionniers (l’une des origines, incertaines, de l’expression « pied-noir »).
Ce vide identitaire originel, l’ambivalence des rapports avec les musulmans et avec la France (certains pieds-noirs se qualifiaient d' »Algériens » vis-à-vis de la France avant la guerre, mais de « Français » devant les musulmans) éclairent l’intensité de la tragédie à venir : l’aveuglement face au nationalisme algérien et le malaise longtemps ressenti ensuite dans une France hermétique à un drame si encombrant.