Vers 9 heures, mardi 13 décembre, Aimé Césaire arrive à la mairie comme d’habitude. Petit corps frêle et chancelant de 92 ans, costume beige et cravate vert pâle. Joëlle, la fidèle secrétaire, l’aide à descendre de voiture et l’emmène par la main jusqu’à son bureau. Cette vaste pièce, de style colonial, dans l’ancienne mairie de Fort-de-France, qu’il a occupée pendant plus d’un demi-siècle, de 1945 à 2001. Au mur est affiché le certificat d’affranchissement de ses ancêtres : « Césaire, de 20 ans, maçon, esclave, et [sa mère] Jacqueline, blanchisseuse, de 49 ans, négresse ibo, libre de fait ». Signé par le procureur du roi au Fort Royal, Martinique, le 3 octobre 1833.
Sa retraite n’a pas mis fin au rituel : jour après jour, entre 8 h 30 et 10 h 30, le « nègre fondamental », conscience de la Martinique et de tous les peuples noirs, poète, philosophe, homme politique et sage parmi les sages, continue à recevoir au même endroit. Politiques, intellectuels, artistes, étudiants du monde entier : il les voit tous volontiers, sans exception, avec politesse et curiosité. Sans éviter de leur prodiguer, le cas échéant, d’élégants coups de gueule.
Le 5 décembre, pour la première fois de sa carrière, Aimé Césaire a refusé un visiteur. Nicolas Sarkozy avait pourtant sollicité l’entretien et Césaire l’avait accepté de bonne grâce. Puis le communiqué est tombé, aussi sec que ses célèbres colères : « Je n’accepte pas de recevoir le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy. Pour deux raisons : 1) Des raisons personnelles. 2) Parce que, auteur du discours sur le colonialisme, je reste fidèle à ma doctrine et anticolonialiste résolu. Et ne saurais paraître me rallier à l’esprit et à la lettre de la loi du 23 février 2005. »
Cette fameuse législation passée quasi inaperçue jusqu’à ce que des historiens s’en inquiètent et que le Parlement rejette la proposition du groupe socialiste de la supprimer, le 29 novembre. Cette loi dont l’article 4 enjoint à l’éducation nationale de reconnaître, « en particulier, le rôle positif de la présence française outre-mer ». Cette musique si familière venue de métropole.
Depuis ce jour, Aimé Césaire est très fatigué. Sous le choc. « Je ne suis pas en forme, cette histoire n’a pas arrangé les choses », glisse-t-il faiblement, l’œil quand même coquin derrière les grosses lunettes. « Un si long combat pour en arriver là. Cela n’est pas très sérieux de leur part. Evidemment, ils doivent se dire : tout ça pour un îlot de rochers perdu dans l’Atlantique… » La voix se perd. Le sourire reste. Le petit homme prend son vieux stylo plume et laisse en dédicace une parole de sphinx : « A vrai dire, les réponses sont plus difficiles que les questions. »
Sans ce communiqué d’Aimé Césaire, l’affaire n’aurait sans doute pas fait grand bruit. Mais l’idole a sonné l’alarme. Aussitôt relayée par la minorité agissante : les écrivains Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant ; la coalition de gauche et d’extrême gauche – majoritaire en Martinique – avec ses leaders politiques ou syndicaux, autonomistes ou indépendantistes.
Les maires influents entrent dans l’arène : l’autonomiste Serge Letchimy, successeur de Césaire à la mairie de Fort-de-France et à la présidence du Parti progressiste martiniquais ; Garcin Malsa, écologisto-indépendantiste d’extrême gauche ; Claude Lise, sénateur apparenté au Parti socialiste, président du conseil général ; ou encore, faisant comme toujours bande à part, Alfred Marie-Jeanne, dirigeant populiste du parti indépendantiste et président du conseil régional. Des manifestations se préparent. Les lycéens menacent d’entrer dans la danse. Le ministre de l’intérieur annule son voyage. Mais la « loi de la honte » est toujours en place. Et le tollé continue.
Il est 13 h 30 sur Radio Caraïbes, la première station des Antilles. L’heure de « Vous avez la parole ». Une semaine après le début de l’affaire, les auditeurs de tous âges et de tous milieux se déchaînent toujours. Contre la loi. Contre la non-reconnaissance des dégâts causés par la colonisation, elle-même liée à l’esclavage. Contre la célébration de Napoléon, qui a rétabli l’esclavage. Contre la discrimination envers les Noirs. Contre l’opinion française, qui, d’après un sondage CSA-Le Figaro, dit approuver la loi à 64 %. Contre des mots qui laissent un mauvais goût dans la bouche : « racaille », « voyou », « Kärcher ». De qui parlait le ministre de l’intérieur ?, demandent-ils. Des Noirs. « De nous ». De ce million d’Antillais disséminés en métropole, beaucoup dans les banlieues des grandes villes. De tous ces anciens colonisés dont la France ne sait que faire. En Martinique, la colère monte encore.
Depuis une vingtaine d’années, sur la place Savane de Fort-de-France, la statue en marbre de Joséphine de Beauharnais n’a plus sa tête. Une nuit, des inconnus sont venus décapiter cette « fille de békés » (colons) que la légende accuse d’avoir incité l’Empereur à rétablir l’esclavage. En Martinique, où bizarrement, comme en Guadeloupe, un musée de la colonisation n’a jamais vu le jour, la fameuse Joséphine acéphale, en plein centre de la préfecture, est une trace familière et trop rare de la souffrance enfouie. « Où sont nos symboles positifs ? », peut-on lire parmi les graffitis, sur le socle. Souffrance enfouie, mémoire blessée. Dans l’affaire du ministre indésirable, la fable a sa morale : le petit peuple martiniquais reste bien tranquille tant qu’on ne vient pas provoquer sa mémoire. Une mémoire d’autant plus susceptible qu’elle fut mal soignée…
Chez ces fils et filles de l’esclavage, dont l’identité sur l’île n’est pas dissociable des colonisateurs, le passé a longtemps attendu son heure avant de pouvoir émerger. Il a fallu les années 1980, l’arrivée de la gauche au pouvoir et les effets de la décentralisation, pour voir les noms des anticolonialistes tutélaires, Aimé Césaire ou Frantz Fanon – moqués dans les médias -, apparaître enfin dans les manuels scolaires. Les « bienfaits » de la colonisation, les collégiens les ont biberonnés dans tous leurs livres scolaires. C’est un béké lui-même, Jean-Luc de Lagarigue, descendant d’esclavagistes, qui le reconnaît : « On n’apprenait rien de l’histoire martiniquaise à l’école. Dans ma famille, le mot esclave n’a jamais été prononcé. »
Des progrès ont été réalisés depuis. Trop peu. Il fallut attendre la loi Taubira en 2001 pour voir l’esclavage défini en crime contre l’humanité. Mémoriaux et commémorations sont rares. Dans les manuels, les écoliers continuent à en apprendre plus sur l’histoire de l’Hexagone que sur eux-mêmes. Détail idiot mais énervant : le journal télévisé français ne donne pas la météo des Antilles. Petites frustrations qui s’ajoutent au fonds déjà trouble du ressentiment.
Face à ce déni, les promesses de « fierté retrouvée » d’un Alfred Marie-Jeanne permettent d’autant plus d’expliquer son succès politique que les idées indépendantistes proprement dites restent très minoritaires. Très actif en ces temps agités, le collectif Devoir de mémoire se donne pour tâche de rebâtir la conscience martiniquaise. « La France a un grand sens de son histoire et de sa vertu civilisatrice, constate amèrement Serge Chalons, président du collectif. Cette arrogance est d’autant plus aisée que les Antillais, descendants d’esclaves, éprouvent la honte de leur mémoire. »
Autoapitoiement ? Sur l’île, des voix s’insurgent contre « la victimisation compassionnelle ». Comme celle d’Elisabeth Landi, martiniquaise, professeur d’histoire en khâgne au lycée Bellevue de Fort-de-France. « L’époque, dit-elle, ne favorise pas les nuances. J’ai dit un jour dans une conférence que la plantation n’était pas un camp de concentration. C’était chaud. Des militants assis au premier rang ont hué, ça s’est arrêté là. » L’historienne, révoltée elle aussi contre la loi de 2005, s’inquiète de voir surgir par contrecoup « une mémoire officielle et moralisante. Or l’histoire n’est pas une morale, avec des termes positifs ou négatifs, elle décrit des processus. Le devoir de mémoire est légitime, mais par sa subjectivité il occulte le devoir d’Histoire. Il faut éviter de s’enfermer dans la vision étriquée d’une douleur permanente. »
Patrick Chamoiseau pense tout le contraire. « Comment peut-on nous reprocher de pleurnicher sur nous-mêmes, alors que le travail de mémoire n’a jamais été fait ? On est passé de l’esclavage au non-esclavage, sans tribunal de Nuremberg, avec un système d’indemnisation réservé aux anciens maîtres. On est passé de la glorification systématique du colonialisme à une sorte de neutre pédagogique, un non-dit. L’Occident n’est pas en règle avec son passé. Un tel déni de mémoire fabrique des débris de souffrances. »
Kolo Barst, chanteur populaire, le constate à sa façon. Son dernier tube en créole, « Févryé 74 » (Février 1974), célèbre une fameuse révolte des ouvriers de la banane, réprimée dans le sang. Rien à voir, en apparence, avec la colonisation. Sauf que le Martiniquais n’échappe jamais, même malgré lui, à sa mémoire fondatrice. « La souffrance sociale dont je parle s’inscrit dans la souffrance fondamentale de mes parents, explique le chanteur. Dans cette humanité bafouée qui est dans nos gènes. » Il hésite un instant : « Je ne sais pas si vous pouvez comprendre. Ceux qui n’ont jamais perdu l’humanité n’ont pas à faire la démarche de la conquérir. Ils ne peuvent pas savoir combien c’est long. » Dans l’histoire d’identité torturée de la Martinique, « pays à part entière et pays entièrement à part », comme on a l’habitude de dire ici, l’affaire de la « loi de la honte » se tient en bonne place.
Ce texte a réussi le tour de force de rassembler contre lui l’intégralité du peuple martiniquais, y compris ses représentants UMP. Seuls les quelque 2 000 békés de l’île, descendants des colons esclavagistes qui vivent en autarcie dans leurs riches plantations du « cap Est », gardent le silence habituel. Or cette mobilisation collective vient s’inscrire dans une série de symptômes : elle est la dernière en date des trois crises qui ont ébranlé l’île durant cette seule année 2005.
En mars, c’est Dieudonné qui inaugure la série. Avant son spectacle à Fort-de-France, l’humoriste controversé se fait tabasser par quatre extrémistes juifs. Aimé Césaire le reçoit. « Dieudonné frappé, la Martinique blessée », titre le quotidien local France Antilles. L’empathie est immédiate : Dieudonné, Noir, s’adresse aux Noirs, à leur mémoire bafouée, aux injustices dont la France, notamment, les accable.
Il fustige la « pornographie mémorielle » de la Shoah, coupable d’occulter les autres mémoires. La corde est sensible, la mayonnaise prend vite : en Martinique, la concurrence avec la souffrance du peuple juif est un filon populiste efficace. Deuxième crise : la catastrophe de Maracaibo. Le 16 août, un avion s’écrase dans cette ville du Venezuela. 152 Martiniquais trouvent la mort. L’Etat français réagit comme il faut. Le ministre des DOM-TOM, François Baroin, impressionne par son tact et son efficacité. Le président de la République se déplace. Martiniquais et métropolitains se recueillent ensemble au stade de Dillon. Le parti indépendantiste esquisse quelques tentatives pour tirer la couverture à lui et « faire un deuil martiniquais ». En vain : ces jours-là, la France marque des points. Dieudonné, Maracaibo, Sarkozy : trois événements franco-martiniquais.
Trois crises de poussée identitaire dont l’annulation fracassante du voyage de Nicolas Sarkozy est le dernier avatar. Que révèlent-elles ? La progression d’une solidarité noire, antirépublicaine et fleurant l’antisémitisme ? Une réconciliation fraternelle et définitive avec Paris, après la catastrophe aérienne ? Ou au contraire une rupture décisive avec la France, par l’hostilité déclarée à un ministre de la République ? A vrai dire, rien de bien net. L’ambivalence martiniquaise fournit la réponse.
Samedi 10 décembre, en tout cas, le divorce France-Martinique n’était toujours pas à l’ordre du jour. Un match de foot historique opposait le Club franciscain de Martinique au Club Sportif Louhans-Cuiseaux, pour le 8e tour de la Coupe de France. Martinique contre France. La Martinique a perdu, 5-2. Sur les gradins, un supporteur de Louhans-Cuiseaux hurlait de joie, un peu seul, en agitant sa banderole.
Présent dans les tribunes, l’homme fort de Martinique, l’indépendantiste Alfred Marie-Jeanne, était un peu plus déçu que la moyenne. Sans plus. Il n’empêche : la France est attendue au tournant. Avec un mélange confus de reconnaissance et de rancœur, de demande et de rejet, d’amour et d’exaspération. Le langage de l’autonomie s’installe en douce.
« Nation martiniquaise », « communauté de destin distincte de l’Etat français… » La désolante affaire de la loi de 2005 trouble encore davantage l’inconscient collectif. Déséquilibrant un peu plus cette identité déjà fragile, entre appartenance et différence. « Peau noire, masque blanc », écrivait déjà Frantz Fanon.
Marion Van Renterghem