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Édition du 1er au 15 décembre 2024

« La glorification du maréchal Bugeaud n’a que trop duré », par Jean-Michel Apathie et Olivier Le Cour Grandmaison

Jean-Michel Aphatie, journaliste, et Olivier Le Cour Grandmaison, politiste, ont signé ensemble dans Le Monde une tribune exigeant que cesse enfin « la glorification » dans l’espace public français, dans nombre de villes, du Maréchal Bugeaud, « bourreau des Algériens et ennemi des idéaux démocratiques ». Ils rappellent qu’au milieu du XIXe siècle ce dernier perpétra une guerre de conquête coloniale des plus barbares et professa lors de la révolution de 1848 une haine féroce de la République et des républicains. Les toponymes célébrant sa mémoire sont selon les auteurs « une injure à la mémoire des victimes algériennes, et des héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale, doublée d’une offense à celles et ceux qui, en France, ont lutté contre l’oppression et l’exploitation ».

« A Paris, comme dans les autres villes concernées,
la glorification du maréchal Bugeaud n’a que trop duré »

par Jean-Michel Aphatie et Olivier Le Cour Grandmaison, publié par Le Monde le 21 octobre 2023.
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A la fois bourreau des Algériens et ennemi des idéaux démocratiques, le maréchal Bugeaud (1784-1849) ne mérite plus d’être aujourd’hui honoré par la République, estiment, dans une tribune au « Monde », le journaliste Jean-Michel Aphatie et le politiste Olivier Le Cour Grandmaison.

Le 5 septembre 1853, il y a cent soixante-dix ans, avec le soutien de Louis-Napoléon Bonaparte qui, après avoir abattu la Seconde République, a proclamé l’Empire, les autorités de Périgueux ont inauguré, en présence de 30 000 personnes rassemblées en cette occasion, la statue du maréchal Bugeaud. Comme on peut encore le lire sur le piédestal, il est honoré en tant que « grand homme de guerre » qui s’est notamment illustré au cours de la « pacification » et de la « colonisation » de l’Algérie.

A dessein apologétiques et abstraits, ces termes recouvrent de terribles réalités constitutives d’une guerre totale, conçue et appliquée par celui qui, depuis 1840, est gouverneur général de cette colonie. Fondée sur la disparition de deux distinctions majeures propres aux conflits dits conventionnels, celle entre champs de bataille et sanctuaires, destinée à limiter autant que possible l’extension des violences, et celle entre combattants et civils, établie pour protéger ces derniers, cette guerre a été particulièrement destructrice et meurtrière.

Aux oasis, villages et agglomérations diverses anéanties en tout ou partie s’ajoutent massacres, torture, déjà, déportations en masse des populations autochtones également soumises à des « enfumades », au cours desquelles des tribus entières ont été parfois exterminées. Celle des Ouled Riah, par exemple, dont les membres désarmés, hommes, femmes et enfants, s’étaient réfugiés dans les grottes du Dahra, proches de Mostaganem. Bilan : sept cents morts, au moins, à la suite de l’opération conduite, le 18 juin 1845, par le colonel Pélissier, qui a scrupuleusement appliqué les ordres de Bugeaud.

Un ennemi redoutable de la République

Autant de pratiques jugées indispensables au succès de la colonisation, qui ne peut prospérer que si la sécurité des Français et des Européens, et de leurs biens, est durablement assurée. Bugeaud n’a pas été seulement le bourreau des « indigènes » algériens qu’il a soumis aux méthodes que l’on sait, depuis longtemps connues et désormais parfaitement documentées. Devenu maréchal de France en 1843, il fut aussi un ennemi redoutable de la République qu’il haïssait.

Nommé, par Louis-Philippe, commandant des troupes de ligne et de la garde nationale aux premières heures de la révolution de février 1848, il déclare crânement : « Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais. Il y aura de belles choses d’ici à demain matin. » Lumineuses paroles prononcées par celui qui affirmait peu avant qu’il n’avait « jamais été battu » et que si on lui laissait « tirer le canon », l’ordre serait rétabli et les « factieux » vaincus.

Il n’en a rien été, les insurgés triomphent, et, le 24 février 1848, la République est proclamée. Désormais dans l’opposition, Bugeaud ne renonce pas à combattre la « tyrannie de l’émeute », les « novateurs barbares », qui conspirent contre la « nation française », le suffrage universel masculin, selon l’expression consacrée, et les « rouges », mais il troque le sabre pour la plume.

Dispositions d’exception

En 1849, il rédige La Guerre des rues et des maisons, sans doute l’un des premiers traités de la guerre contre-révolutionnaire en milieu urbain. Objectif de cet ouvrage : penser, à la lumière de ce qu’il vient de se passer, la défense des villes en général et celle de Paris en particulier.

La capitale, populeuse et donc dangereuse, et les lieux du pouvoir politique, militaire et financier doivent être protégés au mieux. Quant aux ennemis intérieurs, il faut les vaincre rapidement, pour éviter la propagation de l’émeute. Cela fait, Bugeaud recommande l’adoption de dispositions d’exception et l’instauration de l’« état de siège », afin de châtier les coupables et de tenir la population par la peur.

Qu’un tel personnage soit toujours honoré par la République ne laisse pas de surprendre. En effet, des rues Bugeaud existent à Albertville [Savoie], Bergerac [Dordogne], Lille, Lyon, Marseille, notamment. A Limoges, c’est un cours, à Meudon un square, et à Paris une avenue et une statue sur la façade du Musée du Louvre.

Maires et élus agissez enfin

Ici et là, des initiatives ont été prises pour débaptiser une école dans la cité phocéenne et à Brest, par exemple. Il y a peu, la mairie de Périgueux a apposé une plaque circonstanciée et précise, pour rétablir la vérité et informer les citoyens des principaux événements précités.

Agir de la sorte, ce n’est pas céder aux dangers supposés du wokisme ou de la cancel culture ; ces vains fantômes forgés et exploités par de nombreux démagogues pour faire croire que des menaces existentielles affectent gravement l’écriture de l’histoire, son enseignement et, in fine, l’unité du pays.

A rebours des mythologies nationale, régionale et personnelle, aussi partielles que partiales, des chronologies oublieuses, des discours délicatement euphémisés et de la réhabilitation scandaleuse du passé colonial de la France, de telles initiatives contribuent à rappeler ce qui fut aux amoureux prétendus de Clio. Ceux-là mêmes qui affirment défendre l’histoire alors qu’ils ne cessent de raconter des histoires en traitant nombre de faits établis en chiens crevés.

Dans la capitale comme dans les villes concernées, cette glorification de Bugeaud n’a que trop duré. Maires et élus agissez enfin pour mettre un terme à cette situation inacceptable qui est une injure à la mémoire des victimes algériennes, et des héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale, doublée d’une offense à celles et ceux qui, en France, ont lutté contre l’oppression et l’exploitation, et pour que vivent enfin la liberté, l’égalité et la fraternité.


Dans l’émission « C’ l’histoire » sur la •5


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