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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
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la France et ses guerres de mémoires

Depuis le milieu des années 1990, la notion de guerres de mémoires s’affirme dans le débat public. Les termes de « repentance » et de « lois mémorielles » sont entrés dans le discours politique et la « mémoire » devient un enjeu du présent. Les médias, les historiens, et les responsables politiques s’engagent et certains évoquent même un risque de débordement mémoriel, en particulier à propos de l’histoire coloniale. Le souvenir de la Grande Guerre, celui de la Shoah questionnent toujours le présent sur la manière d’appréhender et de commémorer le passé. L'ouvrage dirigé par Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, Les guerres de mémoires, La France et son histoire12 réunissant historiens, politologues, anthropologues ou sociologues, montre qu'au cours du XXe siècle une longue suite de conflits mémoriels a permis de faire entrer le passé dans le présent. Nous en reprenons la préface de Benjamin Stora.

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La France et “ses” guerres de mémoires par Benjamin Stora

Après des périodes de grandes fièvres – soulèvements, guerres, révolutions, massacres, génocides – les sociétés accumulent des silences pour faire en sorte que tous les citoyens poursuivent leur vie ensemble. Ce n’est qu’ensuite que les mémoires douloureuses remontent à la surface des sociétés. Et parfois, alors, des conflits commencent.

La représentation d’une chose passée peut être un acte anodin quand il s’agit de souvenirs personnels. Mais, dès que ces représentations touchent plus profondément l’individu, dès qu’elles entrent en contradiction avec les discours officiels, les fondements du droit ou les souvenirs d’autres groupes de personnes ayant vécu les mêmes événements, la réminiscence devient moins évidente et plus douloureuse.

Mai 68, Vichy, l’Algérie… la France dans le tourbillon mémoriel

Depuis quelques années, l’histoire est devenue en France un formidable espace de jeux politiques. On se souvient de la mobilisation importante contre la loi du 23 février 2005, en particulier son article 4 indiquant la nécessité d’enseigner la colonisation dans ses « aspects positifs », ou encore des manifestations à propos des menaces planant contre des historiens au sujet de l’écriture de l’histoire de l’esclavage. Depuis plusieurs années, les chercheurs se sont interrogés sur l’instrumentalisation et la confiscation des mémoires, sur l’« art d’oublier », comme le disait Paul Ricoeur1, dans une société « éternellement en colère contre elle-même », sur les rythmes de l’effervescence mémorielle ou les divers moments de remémoration (comme des commémorations nationales, de plus en plus médiatiques2 : temps du silence, temps du témoignage, temps de la connaissance et de la reconnaissance politique, temps des guerres mémorielles comme moyen de faire entrer le passé dans le présent3.

On pourrait ajouter à ces interrogations celle de la hiérarchie des commémorations. Le mois de mai, par exemple, pose en France un redoutable problème : depuis deux décennies, la séquence « Mai 68 » a largement envahi le champ médiatique, au détriment de l’autre mois de mai, celui de 1958 qui a vu l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle.

Pourtant, les « événements » de mai 1958 gardent une importance exceptionnelle dans l’histoire contemporaine française. Nous vivons toujours, depuis un demi-siècle, avec cette Constitution qui a surgi de cette période de la guerre d’Algérie. Une Constitution qui donne un très grand pouvoir au président de la République — notamment avec son article 16 qui lui procure les « pleins pouvoirs » et que la gauche n’a pas abrogé au moment de son arrivée au pouvoir en 1981. D’autre part, l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle a donné une impulsion majeure à la politique algérienne de la France, qui s’est terminée, comme on le sait, par l’indépendance de 1962. L’indépendance de ce pays a entraîné une redéfinition majeure du nationalisme français, qui ne fait plus de l’empire son centre de gravité. Les conséquences de ces journées sont donc importantes. Du côté algérien, les « journées de Mai » ont eu pour conséquences l’affaiblissement des « politiques » au sein du Front de libération national et la montée en puissance de l’« armée des frontières », dirigée par Houari Boumediene qui refuse tout compromis avec le général de Gaulle. Une nouvelle culture, militaire, s’installe dans le nationalisme algérien dès cette année.

L’éclipse de mai 1958 s’explique par le fait que la France, emportée par la fièvre de consommation des années 1960, a sans doute préféré oublier les drames de la décolonisation, et célébrer le souvenir moins tragique d’un Mai 68 festif. Une époque se terminait, celle de l’empire, une autre commençait…

La Seconde Guerre mondiale (avec Vichy) et la guerre d’Algérie sont d’autres séquences brûlantes — qui se sont succédé et superposées — où se déploient les guerres de mémoires. La Seconde Guerre mondiale, la Résistance et la déportation des Juifs en France ne quittent pas le devant de la scène mémorielle et politique. Le nouveau président de la République française Nicolas Sarkozy4, dès son entrée en fonction, a ainsi demandé que l’on lise et discute dans tous les lycées de France la lettre du jeune résistant Guy Môquet, fusillé par les Allemands5. Un grand nombre d’enseignants se sont alors élevés contre cette décision, imposée d’en haut, rejetant la lecture obligatoire en classe d’un document jouant sur le registre de l’émotion, sorti de tout contexte historique. Quelques mois plus tard, et à la surprise générale, le président de la République demandait cette fois que chaque enfant de CM2 s’approprie la mémoire et le nom d’un des onze mille enfants juifs en France victimes de la Shoah.

De nombreuses critiques se sont élevées, soulignant l’importation démesurée des affects dans la relation au passé, les empiétements du pouvoir politique sur les prérogatives des enseignants, et les conséquences psychologiques d’une telle mesure sur des enfants si jeunes. Les historiens spécialistes ont dénoncé l’instrumentalisation politique d’un drame aussi terrible et singulier que celui de la déportation des enfants juifs, pouvant camoufler au passage les responsabilités d’acteurs engagés dans la collaboration ; ils se sont interrogés sur l’importance accordée à la puissance de l’émotion ne permettant pas toujours une recherche d’intelligibilité de ce cruel moment historique. Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, notait : « Gardons-nous de l’activisme mémoriel qui semble, à chacune de ses éruptions, redécouvrir à neuf ce qui est su depuis longtemps, et, incapable de regarder en face l’immensité de la perte, s’ingénie à ouvrir des chemins secondaires qui instituent l’oubli plus que la mémoire6. »

Près d’un demi-siècle après, loin de s’apaiser, les passions autour de la guerre d’Algérie sont toujours aussi vives7. Pour preuve, cette guerre autour de la pose de stèles dans certaines villes françaises. La création d’un « Mur des disparus » à Perpignan, avec le nom de Français morts en Algérie, « victimes du FLN », a été l’occasion d’une autre guerre des mémoires. Un certain nombre de points inquiétants ont incité des historiens à mettre en garde contre un tel projet. Dans un long texte portant pour titre « En finir avec les guerres de mémoires algériennes en France », ils écrivaient : « Les Pieds- noirs ont le droit d’honorer leurs morts. Mais l’inscription, sur un mur, des noms de tous les disparus parmi les Français d’Algérie se heurte à un problème éthique, puisque cela reviendrait à graver dans la pierre les noms de ceux, minoritaires, qui furent activistes de l’OAS. De la sorte, les descendants des victimes de cette organisation criminelle se sentiraient insultés8. » Cette « bataille de Perpignan » n’est pas anecdotique : d’autres musées mémoriels, offrant une vision partiale de l’histoire coloniale, sont en discussion, de Marseille à Montpellier. Le climat actuel est donc bien celui d’une concurrence des mémoires (y compris dans les enjeux de l’immigration et de ses mémoires en mouvement).

La guerre d’Algérie est aussi l’occasion d’un « bras de fer » entre la France et l’Algérie. Le 5 décembre 2007, Nicolas Sarkozy achève une visite d’État de trois jours en Algérie, en s’adressant aux étudiants de l’université Mentouri à Constantine. Il provoque la surprise en dénonçant le système colonial, devant une jeunesse algérienne soigneusement sélectionnée : « Injuste par nature, il ne pouvait être vécu autrement que comme une entreprise d’asservissement et d’exploitation. » Le quotidien algérien La Tribune parle le lendemain d’un « pardon qui ne dit pas son nom. Nous sommes loin du rejet catégorique de la repentance. C’est une avancée considérable qui tranche avec les positions antérieures de l’État français ». L’Expression, un quotidien proche de la présidence algérienne, titre : « Nous prenons acte ! Le discours du président français à Constantine est important à plus d’un titre. Il a fait l’éloge de l’Islam des Lumières ». Et l’éditorialiste de conclure : « Après les déclarations de l’ancien ambassadeur français, faites en 2005 à Sétif [reconnaissant l’étendue des massacres de 1945], c’est la première fois qu’un haut dirigeant français aborde, de front, les crimes coloniaux, et l’on peut dire que c’est une nouvelle page qui s’ouvre. » Mais, entre les deux pays, les motifs de disputes sont toujours aussi nombreux, et resurgissent de manière régulière.

Un processus mondialisé

Dans quelle mesure peut-on légiférer sur la mémoire, le pardon, la réconciliation9 ? Faut-il défendre un droit à l’oubli ? Mais qu’en est-il alors d’un droit à la mémoire ? Quel rôle peuvent jouer des lois incitant à reconnaître des crimes passés dans la protection et la promotion des droits de l’homme ? Quelle place donner à ces mémoires dans nos musées, nos écoles ou sur les monuments et dans les commémorations « officielles » ? Ces questions nouvelles ont surgi dans de nombreux pays autant qu’en France.

L’Afrique du Sud, avec l’exigence de justice au sortir du régime d’Apartheid, en 1990, a donné une sorte de « coup d’envoi » mémoriel au niveau mondial. Dans la foulée, se sont amplifiées des luttes mémorielles en Amérique du Sud, au Chili et en Argentine en particulier. Ce furent, par exemple, les exigences formulées par les mères — aujourd’hui par les grands-mères — de la « Place de Mai », et leur mise en accusation de la junte militaire en Argentine. Par ailleurs, à la suite de l’effondrement du bloc communiste stalinien à l’Est, l’émergence de demandes mémorielles en Russie, en Pologne, en Allemagne de l’Est (avec l’ouverture des archives de la Stasi) est devenue de plus en plus forte ; en France, l’histoire du communisme a aussi fait débat et a marqué les deux dernières décennies. En Espagne, les batailles de mémoires autour du bilan de la guerre civile ne cessent de se développer. Le Japon est, lui aussi, touché par une série de conflits autour des questions mémorielles10. La lutte complexe et multiforme contre l’oubli se voit bien dans les batailles de mémoires autour du sanctuaire de Yasukuni au Japon, qui rend hommage aux « martyrs » militaires japonais tombés dans les guerres. Cet espace mémoriel est devenu une référence centrale, quasi religieuse, de glorification de la fierté nationale, suscitant des réactions outragées de nombreux Japonais et des opinions publiques dans toute l’Asie du Sud-Est, en Chine ou en Corée.

Au même moment, au Maghreb, le Maroc connaissait une forte exigence de vérité, de justice. À la mort du roi Hassan II s’est mise en place l’instance « Équité et réconciliation », chargée de recueillir la parole des victimes. L’exemple marocain a l’avantage de nous montrer aussi les limites de l’exercice mémoriel : le processus de réappropriation des héritages de mémoire, destiné à dévoiler des vérités historiques, vient buter sur la difficulté de mettre en accusation l’État. Jusqu’où peut-on libérer la parole ? Jusqu’où peut-on mettre en question le rôle de l’État dans tel ou tel crime ? Dans le cas de l’Algérie, une loi d’amnistie a été décidée en septembre 2005 à la suite d’une terrible guerre civile qui a fait plus de cent cinquante mille morts dans les années 1990 ; mais sans qu’on ait pu mettre en accusation les groupes islamiques armés ou les forces de sécurité de l’État. Conjurer les malheurs collectifs, calmer les tensions, telle était la fonction plus régulatrice que réconciliatrice de cette loi, qui fut très critiquée par les victimes de la guerre civile algérienne.

Le débat sur la mémoire d’un fait historique concerne de très larges secteurs des sociétés à l’échelle internationale. Ce processus mémoriel mondialisé est à mettre en relation avec la crise des idéologies transnationales ou internationalistes. Le trop-plein mémoriel qui s’amplifie apparaît alors comme un symptôme : confronté à une panne de projet politique, on se tourne vers le passé de son propre groupe11. Le voyage perpétuel vers un passé personnel signale une crise du futur. Cependant, ces interpellations mémorielles font aussi avancer la cause de la justice, des droits de l’homme en reconnaissant les torts des États dans des crimes ou des exactions commis par ceux-ci (comme le montrent les débats, depuis une dizaine d’années, sur les mutineries de 1917 en France). La prise en compte de cette vague de demande de justice dans un grand nombre de pays, alliant individualisation et citoyenneté, est un phénomène complexe. La « judiciarisation » de l’histoire est un fait mondial, qu’on l’approuve ou le déplore. Et la France, à propos de son passé colonial et esclavagiste, n’échappe pas à ce questionnement général.

Les dangers de la répétition du passé

Quand l’avenir est fermé, quand l’espérance s’épuise, alors l’interprétation de ce qui n’est plus occupe une place centrale, décisive. Le risque est grand alors de voir la mémoire comme un enfermement dans un passé, où se rejouent en permanence les conflits d’autrefois. Motif de discorde, la mémoire peut aussi se révéler puissance créatrice, face à ceux qui voudraient effacer les pages sombres du passé ; elle trouve de multiples espaces d’expression, notamment au cinéma, à la télévision ou sur Internet. Il faut donc trouver la « juste mémoire », entre répétition des guerres anciennes dans le présent et effacement de faits pouvant ouvrir à un négationnisme généralisé. Écrasé sous un flux incessant de détails, c’est l’homme à la mémoire prodigieuse, mais enfiévrée, qui risque de perdre sa vie dans des désirs dangereux de répétitions d’histoires achevées ; et c’est peut-être l’« amnésique », à force de courage et de volonté, s’accrochant à la sortie de l’oubli qui nous dit comment retrouver les chemins de la connaissance.

Le travail historique aide à sortir de ce dilemme entre trop-plein et absence de mémoires. L’historien qui cherche à expliquer l’événement n’est pas un juge imposant un verdict définitif à la place de la société. Il maintient ouverte la porte des controverses citoyennes, car il prête attention aux conditions de son époque pour sortir de la rumination du passé et des blessures mémorielles. Ce faisant, il recrée sans cesse les outils d’un travail de mémoire jamais clos. C’est ce à quoi nous invitent les historiens, anthropologues, politologues ou sociologues qui ont participé à cet ouvrage sur les guerres de mémoires en France.

Benjamin Stora

  1. P. RICŒUR, Histoire et Vérité, Seuil, Paris, 2001 et La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil, Paris, 2000.
  2. On pense notamment aux commémorations du Bicentenaire de la Révolution française en 1989.
  3. P. RICŒUR, E. MACRON et O. ABEL, « Les historiens et le travail de mémoire », Esprit, 2000.
  4. C. COQUERY-VIDROVITCH, G. MANCERON et B. STORA, « La mémoire partisane du président », Libération, 13 août 2007.
  5. J.P. AZEMA, « Guy Môquet, Sarkozy et le roman national », L’Histoire, septembre 2007.
  6. C. LANZMANN, « Le mort saisit le vif », Le Monde, 19 février 2008.
  7. B. STORA, « Algérie : la mémoire restituée », Libération, 7 mars 2008 ; B. STORA et M. HARBI, (dir.), La Guerre d’Algérie : 1954-2004, la fin de l’amnésie, Robert Laffont, Paris, 2004.
  8. Le 19 avril 2007, Éric Savarèse a organisé, à Narbonne, sous l’égide du CERTAP, UPVD, une journée d’études sur le thème : « Montrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes ». Voir sur ce site, 2065.
  9. M. REBÉRIOUX, « Le génocide, le juge et l’historien», L’Histoire n° 138, novembre 1990.
  10. Voir le dossier dans la revue Hermès (2008), dirigé par Pascal Blanchard, Marc Ferro et Isabelle Veyrat-Masson, sur « Les guerres de mémoires dans le monde ». On retrouvera, dans le cadre de ce dossier — structuré en trois parties « Colonisation et esclavage », « La fin des dictatures » et « Shoah, génocides et massacres » —, des communications sur les différentes aires géographiques et des conflits mémoriaux spécifiques analysés à l’aune de leur médiatisation.
  11. L. VAN YPERSELE, S. CLAISSE, O. KLEIN et T. LEMOINE, Questions d’histoire contemporaine : conflits, mémoires et identités, PUF, Paris, 2006.
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