Cet ouvrage, est le résultat d’une recherche qui a été menée pendant quatre ans à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP/CNRS) et au Centre d’histoire sociale du XXe siècle (UMR 8058). Elle a impliqué une équipe de plusieurs dizaines de personnes, dont les 32 contributeurs de cet ouvrage. Il s’agit ici de renouveler l’approche de la guerre d’indépendance algérienne en France, en proposant une histoire en France d’un point de vue local : en dehors de Paris, comment cette guerre a-t-elle été appréhendée, vécue et menée sur le sol métropolitain ?
Dans les ouvrages de synthèse sur la guerre d’indépendance algérienne, la métropole apparaît comme un espace secondaire de la guerre, qui en subit les répercussions. À l’heure actuelle, c’est l’image d’une métropole base arrière du nationalisme algérien, qu’elle alimente financièrement, et siège d’une intense « bataille de l’écrit » que renvoie l’historiographie. En outre, les travaux publiés surinvestissent la région parisienne et réduisent ainsi l’histoire de la guerre en métropole à l’histoire de la guerre à Paris.
Pourtant, le rôle de l’espace métropolitain mérite d’être réévalué. Les événements se rapportant à cette guerre sont variés et touchent ce territoire dans son ensemble : manifestations de rappelés ou d’Algériens, lutte entre le FLN et le MNA, attentats du FLN, répression par la justice et les camps d’internement, engagement de l’opinion métropolitaine pour ou contre la guerre…
Cet ouvrage vise à cerner la connaissance et le vécu de la guerre en métropole. Par des événements touchant leur famille, leur lieu de travail, leurs activités culturelles, militantes ou l’exercice de leur vie citoyenne, comment ceux, Français et migrants venus d’Algérie, habitant en métropole, ont-ils vécu et connu la guerre dont l’indépendance de l’Algérie était l’enjeu ? Quelles ont été les manifestations du conflit sur le terrain métropolitain ? Quelles ont été les répercussions locales des grands événements nationaux ?
Fondées principalement sur les archives départementales, les contributions rassemblées dessinent une nouvelle histoire sociale, culturelle et politique de la guerre d’indépendance algérienne, ouvrant ainsi des perspectives renouvelées à la recherche.
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LA FRANCE EN GUERRE (1954-1962)
Introduction
« La vague terroriste a franchi la frontière de l’Algérie » titre Paris-Match début novembre 1954, alors que le Front de libération nationale (FLN) vient de réaliser une série d’attentats coordonnés en Algérie. Mais ce titre n’efface par la photo de une : une Gina Lollobrigida somptueuse, que la légende présente comme l’incarnation de la beauté italienne. Carré blanc incrusté dans la photographie de la star de cinéma, l’annonce des violences en Algérie est une tache qui perturbe l’harmonie de l’image, une irruption dans un ordonnancement préétabli. C’est aussi une manière habituelle, pour l’hebdomadaire, de construire ses unes.
Les lecteurs perçoivent-ils la singularité de la période qui s’ouvre alors ? Il est permis d’en douter quand tout, en France, demeure semblable à hier. Pendant plusieurs mois sans doute, quelques années peut-être, les événements d’Algérie présentés comme des opérations de police ne sont pas identifiés à une guerre par la majorité des Français. Les sondages témoignent d’un revirement en juillet 1956 : ils révèlent une « crise de pessimisme » et un désir de négociation. On est alors quelques mois après l’appel massif au contingent et quelques semaines à peine après l’arrivée des premiers renforts de rappelés sur le sol algérien. La situation en Algérie devient le sujet de préoccupation majeure de l’opinion métropolitaine en 19571 . Peut-on alors en conclure qu’à cette date, les sondés se pensent en guerre ? Si une majorité d’entre eux exprime une inquiétude grandissante et une perception de plus en plus nette des caractéristiques des événements, ces sentiments s’imposent-ils durablement ? Il faut pour cela comprendre comment les métropolitains ont pris conscience du fait que la France était en guerre et quelles ont été les évolutions de cette prise de conscience. Avec une question qui demeure, toutefois : cette opinion construite par les sondages, quelle est-elle ? « Opinion métropolitaine » est-elle parfaitement synonyme d’« opinion française », les enquêteurs n’interrogeant pas ceux qui, bien qu’officiellement Français, constituèrent, jusqu’en 1958, une catégorie de citoyens à part des autres ? Les « Français musulmans » vivant en métropole étaient-ils inclus dans leurs panels ? Une enquête s’interrogeant sur l’opinion métropolitaine, au sens de ceux qui ont vécu cette guerre dans l’Hexagone, en toute logique, ne devrait pas les ignorer.
La guerre emprunte, pour entrer dans le quotidien de ses contemporains, des chemins qui peuvent paraître surprenants. C’est pourtant eux que le travail d’histoire doit s’attacher à identifier. Ainsi, en avril 1958, quelques semaines avant la Coupe du monde de football, l’équipe française se retrouve privée de certains de ses joueurs sélectionnés : ceux-ci quittent la France pour former l’équipe de football du FLN. « Le grand public des stades », commente André Fontaine quelques mois plus tard, « demeure, il faut bien le constater, beaucoup plus sensible à la disparition de Mustapha Zitouni, qu’il ne l’avait été à celle de M. Ferhat Abbas, et il avait appris, avec une stupeur qui est loin d’être dissipée, le départ des dix footballeurs algériens2. » Ce commentaire, quelque peu désabusé sur la perception des événements politiques tout autant que sur la place du football dans la vie des Français – et dans celle des Algériens ? – invite non seulement à se demander comment la guerre est entrée dans le quotidien des habitants de France mais aussi comment, peu à peu, ou au contraire soudainement, elle a pesé sur leurs opinions et sur leurs manières d’appréhender la situation. C’est à cette première série d’interrogations que ce livre aimerait répondre, avec une limite restée insondable pour une recherche traquant la façon dont la guerre fut connue et vécue par ceux que leur lieu de résidence tenait éloignés du théâtre de l’affrontement entre les nationalistes du FLN/ALN et l’armée française : certains d’entre eux ne passèrent-ils pas au travers de l’événement, plongés dans d’autres préoccupations que le conflit ne bouleversa pas ?
Métropole/Algérie : deux espaces pour une même guerre ?
L’espace considéré est la France métropolitaine, cet hexagone qui fait face au territoire algérien et d’où partent directives politiques et troupes militaires, tandis que, dans l’autre sens, des migrants traversent la Méditerranée en nombre croissant pour venir travailler dans les entreprises françaises. La guerre s’y infiltre par différents canaux. Les médias bien sûr, mais aussi les lieux de travail, de loisir, d’activité politique ou militante ; les lieux de culte aussi, les espaces privés comme les espaces publics : tous reçoivent, plus ou moins atténués, des échos de ce qui se passe en Algérie. Plus largement, les affrontements pour le maintien de l’Algérie française ou l’obtention d’un statut indépendant pour une nation algérienne détachée de la nation française se développent aussi sur le territoire métropolitain qui, s’il est le réceptacle des événements d’outre-Méditerranée, est aussi un théâtre singulier d’actions, le FLN ne négligeant pas un territoire constitutif de sa 7e wilaya : lutte avec le Mouvement national algérien (MNA), répression policière, encadrement de la main d’œuvre algérienne marquèrent l’Hexagone. Aux migrants ayant traversé la Méditerranée s’appliquent alors les mêmes interrogations qu’aux Français de métropole : que connurent-ils de l’action nationaliste, de la répression, de la guerre en Algérie par le biais, par exemple, de l’appel sous les drapeaux ? Que signifia la guerre pour eux que l’historiographie présente essentiellement comme les bailleurs de fonds de la lutte pour l’indépendance, un rôle certes, fondamental, mais bien passif en regard de celui de leurs compatriotes restés vivre en Algérie ? À la différence des autres habitants de métropole, toutefois, pouvaient-ils percevoir comme lointaine la guerre en cours alors même qu’elle avait pour objet leur sort collectif et leurs destins individuels, alors même que leur terre natale en était l’enjeu ? Pouvaient-ils l’ignorer, aussi, du fait de leur expérience antérieure à leur arrivée en métropole, de leurs contacts avec leurs familles et de leurs retours sur place ?
Or, alors que l’historiographie récente se focalise surtout sur l’espace algérien et en particulier sur les dimensions militaires de la guerre, la métropole est moins connue. Elle apparaît de toute façon toujours comme un espace secondaire, subissant uniquement les contrecoups, les répercussions de ce qui se déroule de l’autre côté de la Méditerranée. La représentation est alors celle d’une segmentation des espaces selon la division classique des guerres conventionnelles entre un front et un arrière : un front, lieu de combats et de mort de masse, et un arrière, supportant l’action combattante et subissant, éventuellement, les dommages collatéraux des affrontements guerriers. Cette vision suggère inévitablement une prévalence du front sur l’arrière, une plus grande valeur de l’action des militaires et une définition des événements indexés sur leurs actions, de la qualification des événements eux-mêmes à la sanction par la victoire ou la défaite. Elle a elle-même été revisitée par l’historiographie des deux conflits mondiaux qui préfère désormais réfléchir à l’arrière comme à un « front domestique », un home front articulé à un combat front. C’est bien par l’analyse du fonctionnement de l’ensemble des sociétés prises dans les guerres qu’on peut avancer dans la compréhension des enjeux des affrontements3. Dans le cas de l’Algérie, l’implication de l’ensemble des habitants dans la guerre en cours est perçue très tôt. La nature de la guerre est analysée comme n’obéissant pas à un schéma classique et les parties en présence théorisent même l’engagement de la population dans la guerre, le recours à la terreur d’État d’un côté et au terrorisme de l’autre en ayant été l’aspect le plus évident si ce n’est l’aspect principal. Cependant, ce qui est perçu pour le territoire algérien ne l’est pas pour le territoire français. En définitive, la question demeure pour les historiens : peut-on estimer qu’entre 1954 et 1962 la métropole est en guerre ?
Les auteurs de ce livre interrogent la vie des habitants de l’Hexagone pendant cette période en tentant de répondre à cette question. Délaissant une analyse des décisions politiques parisiennes déjà largement menée, se situant délibérément à côté des démarches de synthèse portant sur telle ou telle question appréhendée à l’échelle nationale4, l’ambition est de donner à voir ce que sont les expériences de la guerre au quotidien, dans leur diversité. De fait, si l’historiographie contemporaine des opérations militaires en Algérie s’attache à parler du caractère polymorphe des actions et des expériences combattantes à tel point que l’on insiste sur l’idée qu’il y a des guerres d’Algérie, que dire des expériences des habitants de métropole ?
Que tout le monde ne vive pas les événements de la même manière est une chose banale et propre à tous les événements historiques. Cependant, ici, cette diversité est un point d’entrée pour interroger la nature de la guerre. Qu’est-ce qu’une guerre, en effet, quand les combats ont lieu sur un territoire colonial, organisé en départements français, et qu’ils engagent les appelés du contingent, venus de métropole comme d’Algérie ? Qu’est-ce qu’une guerre que les discours officiels qualifient de manières aussi diverses qu’« opérations de maintien de l’ordre », « événements » mais aussi « guerre imbécile et sans issue » (Guy Mollet)5 ?
En ne réduisant pas a priori les événements à un affrontement entre deux nations, en assumant la complexité du réel, l’approche locale a été conçue comme un moyen de saisir ces questions : ce sont des acteurs sociaux, irréductibles à leurs seules appartenances nationales – fussent-elles en évolution, que l’on y voit agir et, éventuellement, s’affronter.
- Charles-Robert Ageron, « L’opinion française devant la guerre d’Algérie », Revue Francaise d’Histoire d’Outre-Mer, 63 (2), 1976, p. 256-285.
- Article cité par Pierre Lanfranchi in « Mekloufi, un footballeur français dans la guerre d’Algérie », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no. 103, 1994, pp. 70-75, p. 70.
Et pourtant la France du football avait pu avec son équipe atteindre la demi-finale et se classer à la 3e place, fin juin 1958. Sur cette histoire voir aussi, Philip Dine, « France, Algeria and sport : from colonisation to globalisation », Modern & Contemporary France, vol. 10, no. 4, Novembre 2002, pp. 495-505. - Ainsi le travail de Benjamin Ziemann sur la Bavière : Front und Heimat : ländliche Kriegserfahrungen im südlichen Bayern 1914-1923, Essen : Klartext, 1997, 510 p.
- Jean-Pierre Rioux (dir.), La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990.
- Sur cette expression, voici la réponse que donne Guy Mollet lui-même le 21 mai 1957 : « Une guerre, ai-je dit ? Vous savez tous, même ceux qui condamnent la politique du gouvernement, que la France ne fait pas la guerre en Algérie. Si elle menait quelque chose qui pût ressembler à une guerre, l’évolution serait, hélas ! dramatique mais plus rapide. Imbécile ? Sans aucun doute, mais je voudrais bien que, ce propos, vous ne le teniez pas uniquement à l’égard de la France, et que vous vouliez bien dire aux chefs de la rébellion, quand vous avez l’occasion de les rencontrer qu’effectivement leur guerre est imbécile. […] Guerre sans issue, je le proclame, et j’ai eu l’occasion de le proclamer souvent ici. Dès ma déclaration d’investiture — j’ai obtenu sur elle l’approbation de l’Assemblée — j’ai dit ma conviction entière que non seulement une guerre, mais que même les efforts que nous faisions pour rétablir la sécurité en Algérie, n’amèneraient jamais par eux-mêmes à la solution définitive. » Discours disponible sur le site de l’Office universitaire de recherche socialiste (OURS) : http://www.lours.org/default.asp?pid=335