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Édition du 1er au 15 novembre 2024

La disparition de l’historien Gilbert Meynier

Gilbert Meynier, engagé jeune contre la guerre d'Algérie, devenu spécialiste de l'histoire de ce pays, est décédé le 13 décembre 2017 à l'âge de 75 ans. Parmi ses nombreux livres, avec Mohammed Harbi, « Le FLN, document et histoire 1954–1962 » (2004), et « L'Algérie, cœur du Maghreb classique. De l'ouverture islamo-arabe au repli (698-1518) » (2010). De convictions libertaires, il participait aussi, avec la Cimade, aux combats pour l'accueil des migrants. Voici l'article que lui a consacré l'universitaire algérien Tahar Khalfoune ainsi que les hommages que lui ont rendu Christian Delorme, prêtre à Lyon, Hassan Remaoun, historien algérien, Oran (Crasc), et Dalila Aït-el-djoudi, historienne algérienne, auteure d'une thèse sur la Wilaya III dans la guerre.

Gilbert Meynier, grand historien et fidèle ami de l’Algérie, nous a quittés

(extraits)
par Tahar Khalfoune

[…] Gilbert Meynier, un homme humble et chaleureux, un historien de grande valeur, est l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de notre pays. Sa disparition a provoqué beaucoup d’émoi chez tous ceux et celles qui l’ont connu aussi bien en Algérie qu’en France.

Né le 25 mai 1942 à Lyon, il est agrégé d’histoire en 1966, docteur es lettres en 1979 et a obtenu son doctorat d’État en histoire le 9 juin 1979 à l’univerité de Nice sur le thème de « l’Algérie révélée, la première guerre mondiale et le premier quart du XXe siècle », 2201 pages. Thèse dirigée par le regretté André Nouschi. Éditée d’abord aux Éditions Droz, Genève en 1981, rééditée ensuite dans une version revue, corrigée et rehaussée d’une préface de Pierre Vidal Naquet et d’une postface d’André Noushi, aux Éditions Bouchene en 2015. L’Algérie revêlée, un chef-d’œuvre, incontestablement, il est, comme l’a remarquablement relevé Pierre-Vidal Naquet dans sa préface, « un grand livre d’histoire… un livre profondément dialectique… ».

Pendant sa jeunesse, Gilbert a exercé comme professeur au lycée d’Ussel en Corrèze de 1965 à 1966, puis au lycée Alain Fournier de Bourges de 1966 à 1967. Il a rejoint le lycée français d’Oran de 1967 à 1968, puis l’université de Constantine de 1968 à 1970 en tant que Maître de conférences avant de revenir en France pour enseigner au lycée Clemenceau de Reims de 1970 à 1971. Enfin, il a professé à l’université de Nancy II de 1971 à 1984, promu professeur des universités dans le même établissement de 1984 à 2000. Année de son départ en retraite et de son installation définitive avec sa famille à Lyon, il est professeur émérite depuis 2002.

Gilbert est l’organisateur de deux grands colloques sur l’Algérie ; le premier a eu lieu à l’université de Nancy II en 1998, dont les actes ont fait l’objet d’une publication dans les Cahiers de Confluences de l’université de Nancy II en avril 2000. Le second co-organisé avec son collègue Frédéric Abécassis à l’école normale supérieure de Lyon (ENS) les 20, 21 et 22 juin 2006, « Pour une histoire critique et citoyenne ; Le cas de l’histoire franco-algérienne ». Les actes de ce colloque sont mis en ligne sur le site de l’ENS (http://colloque-algerie.ens-lyon.fr/). Une synthèse des travaux a fait l’objet d’un ouvrage collectif sous la direction de Gilbert Meynier et Frédéric Abécassis, Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire, La Découverte », Paris, 2008, et INAS Éditions, Alger, 2011.

Avec le soutien d’un collectif d’historiens, Gilbert a tenu à organiser cette importante rencontre qui avait réuni près de 75 chercheurs en réaction à la loi du 23 février 2005 dont l’article 4 dispose : « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». L’ambition de ce colloque est double : il s’agit, d’une part, de promouvoir l’idée selon laquelle la recherche et l’enseignement de l’histoire doivent rester libres de toute injonction politique et, d’autre part, d’empêcher les pressions officielles et les lobbies de mémoire de part et d’autre de la Méditerranée.

De concert avec certains universitaires et militants associatifs, (Daniel Rivet, Lahouari Addi, Frederic Abecassis, Zahir Harir, Boualem Azahoum…) Gilbert est membre fondateur de l’association Forum de solidarité euroméditerranéenne (FORSEM), que nous avions fondée en janvier 2011, suite à l’espoir et à la dynamique suscités par les révoltes dans les pays de la rive sud de la Méditerranée. Convaincus qu’il existe entre les rives africaines et européennes de la Méditerranée plus qu’une proximité géographique ; des liens humains, historiques, linguistiques et culturels, rapprochent en vérité les deux rives plus qu’elles ne les éloignent.

La vie de Gilbert est consubstantielle à celle de l’Algérie, pays pour lequel il a constamment fait preuve de disponibilité en répondant avec bienveillance aux nombreuses sollicitations de doctorants travaillant sur l’histoire franco-algérienne, en contribuant à des revues comme Naqd ou Insanyat du Crasc d’Oran et en donnant d’innombrables conférences sur l’Algérie dans nombre d’universités tant en France qu’en Algérie. Tant de partages et d’échanges intellectuels et politiques avec lui, tant de conférences et de colloques si riches tenus grâce à lui sur l’Algérie durant tant d’années… qui nous ont marqués pour toujours.

Très attaché à l’Algérie et à l’amitié franco-algérienne, il s’est très tôt engagé, en tant qu’étudiant à l’université de Lyon, en faveur du combat libérateur du peuple algérien en organisant avec ses camarades de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) en 1961 une manifestation de soutien à la cause indépendantiste. Il a été arrêté et passé à tabac par la police avant d’être relâché. Aussi fut-il l’un des premiers à s’engager bénévolement dans la campagne d’alphabétisation à l’été 1962 dans le quartier populaire de l’Oued Ouchayeh à El Harrach sous la responsabilité du regretté Tahar Oussedik. Gilbert est l’un des précurseurs d’un rapprochement entre la France et l’Algérie. Dans son dernier livre, L’Algérie et la France, deux siècles d’histoire croisée, collection de l’Iremmo, Éditions l’Harmattan, août 2017, il a renouvelé son vœu de voir la réalisation d’un manuel d’histoire franco-algérien écrit à plusieurs mains par des historiens algériens et français.

La pensée de Gilbert s’inscrit, dans une certaine mesure, dans la continuité d’une tradition intellectuelle française solidement ancrée qui œuvre depuis les saints simoniens, dont la figure de proue est Ismaïl Urbain, à une rencontre féconde et fondamentale entre l’Orient et l’Occident, celle-là même, précisait Jacques Berque, « qu’ingénieurs et officiers saint-simoniens avaient cherché en Égypte puis en Algérie, non sans résultats estimables ».

Grand spécialiste de l’Algérie, Gilbert Meynier a laissé une œuvre monumentale qui a largement contribué à une connaissance approfondie de l’histoire de l’Algérie, même si l’on n’a pas encore pris suffisamment conscience ici et là bas de l’importance de cette oeuvre. L’histoire de l’Algérie, écrit-il, dans L’Algérie et la France, deux siècles d’histoire croisée, n’est réductible ni à la colonisation ni à la guerre d’indépendance, elle renvoie à l’histoire de la Méditerranée au temps long telle que conçue par Fernand Braudel pour comprendre le présent et le passé proche de ce pays. Il précise que « l’entité spatialo-humaine qui deviendra l’Algérie n’a pas commencé en 1962 non plus en 1830 et pas davantage en 1518 », elle est marquée par un enracinement de longue durée revoyant aux dynasties islamo-berbères des Almoravides, Almohades, Zyanides, Rostomides, Hammadides… du XIe au XVIe siècle, voire aux royaumes numides de l’antiquité.

Grand esprit, homme de culture et d’une grande curiosité et probité intellectuelles, il est auteur d’ouvrages de références cités ci-dessous. Excellent pédagogue, chercheur infatigable et grand humaniste, Gilbert est né, pourrait-on dire, pour être historien et défenseur des droits humains. Sa vie est une quête à comprendre l’humain, ses réflexions et ses luttes sont une invitation à reconnaître en nous l’humanité de l’autre. Dans l’histoire intérieure du FLN, il fait observer remarquablement que s’il y a bien « plusieurs couleurs à l’arc-en-ciel, il n’y a qu’un seul ciel ».

Par son engagement sans faille et son honnêteté intellectuelle inflexible, ses travaux sont une source d’inspiration incontournable pour tout historien soucieux de s’engager dans la recherche en histoire de la colonisation. Ses travaux, dans le droit fil de ceux de Charles-André Julien, de Charles-Robert Ageron, de Pierre Vidal-Naquet… ont marqué le début d’une histoire franco-algérienne épurée de l’idéologie coloniale. Cette approche nouvelle de la recherche en histoire de la colonisation est aujourd’hui partagée par de jeunes historiens français et algériens suscitant ainsi l’espoir d’une évolution progressive vers une histoire partagée entre la France et l’Algérie.

La vie de Gilbert s’est confondue avec l’histoire de notre pays. Pays qu’il a tant aimé, tant de fois visité et pour lequel il a consacré plus de quarante ans de recherche. Avec sa disparition c’est une partie de l’histoire de notre pays qui s’en va. J’ose espérer que les Algériens reconnaîtront l’œuvre monumentale qu’il a consacrée sa vie durant à l’histoire de notre pays très riche mais mal connue et mal enseignée, c’est une dette d’amitié et de justice que nous lui devons.

Gilbert Meynier est l’auteur de nombreuses publications, parmi lesquelles :

L’Algérie révélée, Droz, Genève, préface de Pierre Vidal-Naquet, 1981, 793 pages ; 2ème édition, préface de Pierre Vidal-Naquet et postface de André Nouschi, Saint Denis, Éditions Bouchène, 2015, 789 pages ;
Histoire intérieure du FLN, Fayard, Paris, 2002, 819 pages ;
L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’islam, La Découverte, Paris, 2007, 236 pages. Réédité en poche, 2009, Barzakh, Alger, 2007 ;
L’Algérie, cœur du Maghreb classique. De l’ouverture islamo-arabe au repli (698-1518), La Découverte, Paris, 2010, 359 pages et Barzakh, Alger 2012 ;

et le co-auteur, entre autres, de :
– avec Ahmed Koulakssis, L’Émir Khaled, premier za‘îm ?, L’Harmattan, Paris, 1987, 379 pages ;
– avec Jacques Thobie, Catherine Coquery-Vidrovitch, Charles-Robert Ageron, Histoire de la France coloniale, tome II, 1914-1990, Armand Colin, Paris, 1990, 654 pages ;
– avec Mohammed Harbi, Le FLN, documents et histoire, Fayard, Paris, 2004, 898 pages.
– avec Frédéric Abécassis (dir.), Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire, La Découverte, Paris, 2008, 250 pages et INAS Éditions, Alger, 2011 (en français), 189 pages ; et traduit en arabe par Khaoula Taleb-Ibrahimi, professeure à l’institut de langue et littérature arabes de l’université d’Alger ;
– sous la direction de Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Histoire de l’Algérie à la période coloniale: 1830-1962, postface de Gilbert Meynier et Tahar Khalfoune, La Découverte, Paris, et à Barzakh, Alger, 2012, 717 pages ;
– avec Tahar Khalfoune, Repenser l’Algérie dans l’histoire, Collection Iremmo, L’Harmattan, 2013.

Source : https://www.kabyle.com/articles/gilbert-meynier-grand-historien-fidele-ami-lalgerie-nous-quittes-26519

Hommages

Pierrette Meynier, l’épouse de Gilbert, enseignante et militante très engagée au sein de la Cimade de la Région Rhône-Alpes, est décédée le 1er novembre 2017.

Un homme de bien

par Christian Delorme

A la suite d’une femme au grand coeur, c’est un homme également infiniment généreux, un homme de bien qui tire sa révérence. Un grand historien, dont l’œuvre consacrée aux Algériens et à l’Algérie s’avère d’une richesse immense, unique, inégalée. Les hommes et femmes d’Algérie et de France n’ont pas encore pris toute la mesure de cette œuvre, mais je suis convaincu que viendra le temps où ils lui en sauront infiniment gré, et de façon durable. Cela ne cesse de se vérifier : le bien ne fait pas de bruit ! Pierrette et Gilbert, tout au long de leurs existences particulières et de leur existence commune, ont agi dans une grande discrétion, avec une admirable humilité. Mais grande aura été leur fécondité. Ils ont été des semeurs de vie, des artisans de paix, des hérauts de la justice. Nous sommes en deuil. Et, en même temps, formidablement fiers de les avoir connus, d’avoir bénéficié de leur amitié, d’avoir été aimés par eux et de les avoir aimés. Comment pourraient-ils, dès lors, ne pas rester pour nous des vivants ?

Gilbert Meynier, un homme d’une grande probité intellectuelle

par Dalila Aït-el-djoudi

Gilbert Meynier était un père spirituel pour nombre de jeunes historiens, pas seulement par la somme exceptionnelle de son œuvre mais aussi pour son attention et son esprit humaniste. Et pourtant, lorsque je disais devant Pierrette mon admiration pour son travail incroyable réalisé entre autres dans cette monumentale Histoire intérieure du FLN, tous les deux restaient humbles et d’une grande simplicité. Gilbert, toujours minutieux dans ses analyses et ses conseils, d’une grande probité intellectuelle, qui dérangeait parfois. Je me souviens d’un colloque organisé par la Cimade à Marseille en 2012 où il fut violemment interpellé par un Algérien (envoyé par les autorités algériennes), faisant fi de ses écrits et qualifiant ses propos de pro-colonialistes. Intervenante à ses côtés, je n’ai pas hésité à rétablir les choses et à prendre naturellement la défense de Gilbert en rejoignant ses propos, en tant qu’Algérienne, expliquant à ce compatriote, l’apport inestimable de Gilbert Meynier à la connaissance de l’Algérie. Il répondait toujours présent pour participer aux colloques en Algérie, d’Alger à Akbou. Lui qui était l’un des rares historiens français arabisant, il savait toucher « l’autre » par sa maîtrise de la langue qui parlait au coeur.

Il y aurait tant de choses à écrire encore, mais je dois conclure en larmes cet hommage, en remerciant Gilbert pour tous ces moments de partages précieux. Merci d’avoir été présent lors de ma première conférence en 1997 à Gardanne. Et quel honneur ce fut d’avoir un premier compte rendu publié de mon livre avec sa signature, un bonheur inoubliable. Ce n’est pas seulement un grand historien qui nous quitte mais aussi un grand Homme.
Reposez en paix Gilbert, aux côtés de Pierrette.

Gilbert Meynier, Redouane Ained-Tabet, Nouredine Rabah Saadi…

par Hassan Remaoun,
professeur à l’Université d’Oran 2 et directeur de recherche associé au Crasc.

C’est avec beaucoup de tristesse que j’apprend la disparition de notre éminent collègue et ami, historien de l’Algérie, Gilbert Meynier. Assurément il ne s’était pas relevé de la perte de son épouse Pierrette à laquelle il se joignait pour défendre les causes justes à travers le monde. Il nous a laissé une oeuvre qui contribue déjà à une connaissance toujours plus poussée de l’Algérie et de son passé, et notre vœu le plus cher serait qu’avec d’autres contributions elle continue à servir au travail de nouvelles génération d’universitaires. Sa disparition a provoqué beaucoup d’émoi chez tous ceux qui l’ont connu en Algérie, et notamment au Crasc et à la revue Insaniyat avec lesquels il a eu à contribuer en faisant toujours preuve de disponibilité.

Ce mois de décembre 2017 a été bien triste pour la communauté universitaire en Algérie puisqu’après l’annonce du décès de l’historien Gilbert Meynier qui avait consacré l’essentiel de son œuvre à notre pays, nous apprenons la disparition au début du mois de Redouane Ained-Tabet puis à la mi-décembre celle de Nouredine Rabah Saadi, tous les deux nos collègues, amis de longue date et doyens d’âge. Tous les deux avaient consacré aussi leur vie à servir notre pays comme professeurs et chercheurs, le premier politologue et historien en nous léguant une œuvre pionnière sur les massacres coloniaux du 8 mai 1945, le second par ses travaux juridiques portant sur des thématiques aussi diverses que l’État de droit ou les questions du statut de la femme au Maghreb, auxquelles il avait notamment, avec feue Fatima Mernissi, consacré des ouvrages. Tous les deux avaient d’ailleurs contribué par des articles à des revues académiques comme la Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques,ou encore Insaniyat. Ils avaient tous deux été au service de la cause nationale, Redouane, l’ainé, comme moudjahid durant la guerre de libération, puis à la tête des Archives nationales et haut fonctionnaire, et Nouredine (Nono pour les intimes) comme militant des causes justes et syndicaliste, avant d’être poussé à l’exil comme d’autres intellectuels, en et de s’ouvrir à l’écriture romanesque. Je devais les rencontrer encore une dernière fois cette année comme pour un dernier adieu : Redouane, au mois de mai dans un train, alors qu’il revenait d’une conférence, toujours à propos des manifestations de mai 1945 et de leur répression, donnée à Sidi Bel Abbès (sa ville, à laquelle il avait consacré un ouvrage) ; Nono, à la fin d’octobre, au dernier Salon international du livre d Alger où il était venu dédicacer son dernier roman, Boulevard de l’abîme, dont la trame renvoyait à la Constantine de l’époque coloniale, où il avait lui-même vu le jour.
Que tous reposent en paix !

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