« Une lacune comblée » par Marcel Dorigny
Préface au Répertoire des expéditions françaises aux côtes d’Afrique sous la Première République et le Premier Empire d’Eric Saugera publié dans Outre-Mers, Revue d’Histoire, n° 408-409, 2ème semestre 2021.
La Société Française d’Histoire d’Outre-mer publie dans ce numéro de sa revue un travail exceptionnel d’Éric Saugera : Le répertoire des expéditions à la côte d’Afrique sous la Première République et l’Empire, de 1794 à 1814. Fruit de plus de trente années de recherches dans les dépôts d’archives de la façade atlantique de l’Europe, des ports des Antilles, d’Afrique et de plusieurs centres de conservation en Amérique latine et aux États-Unis, ce Répertoire comble enfin une lacune dans la longue histoire de la traite négrière française, celle de la période révolutionnaire et napoléonienne.
En effet, Jean Mettas et Serge Daget ont été les grands initiateurs de « l’inventaire » le plus exhaustif possible de la traite négrière française en couvrant les deux grandes phases chronologiques qui ont rythmé cette pratique :
• Sous l’ancien Régime, alors que la traite négrière était légale et même en partie subventionnée par des primes versées par l’État. Pour cette longue période les sources sont nombreuses, elles ont permis à Jean Mettas d’établir le répertoire aussi exhaustif que possible du trafic négrier français.
• Après 1814-1815, le retour de la paix sur mer a rendu possible le grand commerce maritime qui avait été entravé par les guerres continuelles depuis 1792-1793. Mais à cette date le mouvement abolitionniste avait en partie obtenu gain de cause : d’abord par l’interdiction de la traite par l’Angleterre et les États-Unis dès 1807, puis par Napoléon lors des Cent-jours, fin mars 1814, mais surtout la traite a été mise hors la loi internationale par les puissances réunies à Vienne après la défaite de Napoléon, par une déclaration solennelle adoptée le 8 février 1815 :
« Les Plénipotentiaires des puissances qui ont signé le Traité de Paris du 30 mai 1814 , réunis en conférence, ayant pris en considération que le commerce connu sous le nom de Traite des nègres d’Afrique a été envisagé par les hommes éclairés de tous les temps, comme répugnant aux principes d’humanité et de morale universelle […] En conséquence, et dûment autorisés à cet acte par l’adhésion unanime de leurs Cours respectives au principe énoncé dans ledit article séparé du Traité de Paris, ils déclarent, à la face de l’Europe, que, regardant l’abolition universelle de la traite des nègres comme une mesure particulièrement digne de leur attention, conforme à l’esprit du siècle et aux principes généreux de leurs augustes Souverains, ils sont animés du désir sincère de concourir à l’exécution la plus prompte et la plus efficace de cette mesure par tous les moyens à leur disposition, et d’agir, dans l’emploi de ces moyens, avec tout le zèle et toute la persévérance qu’ils doivent à une aussi grande et belle cause. »
L’application effective de cette résolution fut lente et n’a véritablement produit les effets escomptés qu’à partir des années 1832-1833. Mais la conséquence immédiate a été de faire de la traite négrière une activité illégale, en rupture radicale avec les pratiques du XVIIIe siècle. Le répertoire de Serge Daget a eu l’immense mérite d’établir un inventaire de cette traite illégalement continuée avec une grande intensité malgré ces différentes interdictions et grâce à la complicité passive de la plupart des États : l’ensemble des traites négrières européennes a atteint son sommet historique en 1829 avec plus de 110 000 captifs transportés sur les navires négriers en une seule année.
À la suite la publication de Jean Mettas, le travail de Serge Daget permettait d’avoir une vue d’ensemble de la traite française, même si d’inévitables lacunes dans les archives ont pu être comblées par des découvertes ponctuelles au fil des décennies suivantes.
Or, et c’est l’apport essentiel du patient travail d’Éric Saugera publié ici, contrairement à une idée reçue la Révolution Française n’a pas aboli légalement la traite négrière : l’abolition de l’esclavage votée le 4 février 1794 n’évoquait pas la traite et pour les contemporains abolir l’esclavage entraînait implicitement la fin de la traite. La seule mesure législative de la période révolutionnaire concernant la traite fut le décret du 27 juillet 1793, donc antérieure de plusieurs mois à l’abolition de l’esclavage lui-même, qui supprimait les primes versées par la République pour encourager la traite française.
Voici le texte du procès-verbal de la séance de la Convention du 27 juillet 1793 :
« Le ministre de l’intérieur [Joseph Dominique Garat] a écrit une lettre dans laquelle il demande d’être autorisé à payer aux fabricants les primes que la loi leur accorde. Il fait observer ensuite qu’il parait convenable aux grands principes de liberté et d’humanité adoptés par la nation française de supprimer les primes accordées pour la traite des nègres.
Grégoire : Les observations du ministre sont très justes. Jusques à quand, citoyens, permettrez-vous ce commerce infâme ? jusques à quand accorderez-vous des encouragements pour un trafic qui déshonore l’espèce humaine ? Montrez vous dignes de ce que vous avez toujours été ; qu’il ne soit plus permis à aucun Français d’aller chercher des hommes qui sont nos semblables, quoique d’une couleur différente, sur leur terre natale, pour les transporter sur un sol étranger, où on les emploie comme des bêtes de somme. Je demande que vous décrétiez à l’instant qu’il ne sera plus accordé de prime aux vaisseaux négriers.
Cette proposition est décrétée. »
Cette décision de la Convention ne mettait pas fin à la traite négrière qui restait légale, et ceci depuis une décision de Louis XIII en 1743, mais elle ne bénéficiait plus de primes payées par l’État. Rappelons qu’à cette date la Convention ne soupçonnait pas que Sonthonax abolirait l’esclavage, de sa propre autorité, à Saint-Domingue quelques jours plus tard, le 29 août 1793.
Ainsi sous la Révolution la traite n’a jamais été interdite légalement, mais le contexte international la rendit impossible à plusieurs reprises : la guerre sur mer, largement dominée par l’Angleterre, empêchait une traite française de continuer à exister, surtout après le désastre français de Trafalgar le 21 octobre 1805.
Ainsi, la traite négrière française si elle n’a pas cessé entre 1789 et 1815 a cependant traversé des périodes de très faible activité, suivie de reprises brutales dès que la perspective d’une paix sur mer s’annonçait, ce qui fut le cas en 1802 et 1803 ; les expéditions parties des ports français à la côte d’Afrique dès 1801 ont été des expéditions de marchandises destinées avant tout à l’achat de la gomme, mais ce type d’expédition était chargée des mêmes marchandises de traite, partaient des mêmes ports, avec les mêmes capitaines et armateurs. Après vingt années d’une guerre opposant la France révolutionnaire à l’Europe coalisée, seule l’Angleterre continuait le combat, les puissances continentales ayant une à une signé une paix imposée par Bonaparte. La paix générale fut rétablie d’abord par la signature des « Préliminaires de Londres » signés le 1er octobre 1802, puis par le traité d’Amiens du 27 mars 1802.
Avant même la conclusion de ces accords les navires négriers français se sont lancés sur les côtes d’Afrique pour répondre à une très forte demande de main d’œuvre des colons, alors même que l’esclavage était encore aboli ; mais le contexte nouveau mis en place depuis le 18 brumaire ouvrait la voie au rétablissement légal de l’esclavage, acquis le 20 mai 1802.
La reprise de la guerre franco-anglaise l’année suivante mit un terme à cet « élan négrier », qui n’a pu se maintenir face à la puissante Royal Navy. La traite française a dès lors été sporadique.
Éric Saugera a élargi le champ de ses investigations aux plus de 150 navires négriers qui ont été pris par la Marine française aux puissances belligérantes. Les cargaisons d’esclaves ainsi capturées (« Nègres de prise ») ont été vendues aux planteurs français des colonies américaines.
Le Répertoire publié ici est le résultat de recherches approfondies qui ont permis de reconstituer port par port, année par année, bateau par bateau la quasi-totalité du trafic négrier français pendant cette période jusqu’alors délaissée par la recherche. Les parcours biographiques des équipages sont retracés, ainsi que les circuits, parfois complexes, des expéditions négrières. Au fil de ces carrières apparaissent souvent des continuités entre l’Ancien Régime et la reprise des expéditions négrières ; continuités visibles au plus haut niveau du pouvoir, mais tout aussi réelles dans les équipages et les commandements des navires.
La base de données réunie par une équipe de chercheurs britanniques et américains, citée dans l’introduction d’Éric Saugera, recense plus de 35 000 expéditions négrières pour l’ensemble de la période historique où ce « commerce » a été pratiqué par les puissances européennes et leurs colonies. Le total des expéditions négrières françaises mis à jour par le répertoire publié ici est certes faible, mais l’apport majeur du méticuleux travail d’Éric Saugera ne réside pas dans les chiffres : il souligne que la puissance économique des acteurs de ce « commerce » si particulier a pu résister aux circonstances pourtant bien peu favorables crées par la Révolution et la généralisation de la guerre et que l’abolition de l’esclavage a pu être annulée dès que les conditions politiques et internationales ont été réunies : avènement d’un régime politique fort à Paris et paix avec la puissance navale anglaise. Du reste la relance de la traite française n’a pas attendu le traité de paix signé à Amiens en mars 1802, les navires sont repartis « à la côte d’Afrique » dès l’annonce des préliminaires de Londres du 1er octobre 1801.
Par la publication de ce Répertoire la SFHOM parachève un travail éditorial commencé en 1978 par le premier volume du répertoire élaboré par Jean Mettas. Ainsi, la totalité de la traite négrière française est maintenant accessible aux chercheurs et plus généralement à tous ceux que cette tragique histoire intéresse. A un moment où des débats passionnés relatifs à l’histoire et à la mémoire de l’esclavage parcourent la société française cette publication ne peut être que saluée.
Sommaire
Préface. Marcel Dorigny . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .23
Cartes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
Liste des abréviations. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .55
Rochefort. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .59
Saint-Louis (Sénégal) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . .83
Cayenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .115
Marans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .129
La Rochelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .135
Bordeaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . .145
Bayonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 397
Marseille. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 425
Île de France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .465
Varia
Signifié du suicide et de l’infanticide chez
les Africains asservis
Jean-Pierre Tardieu . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .469