Les députés contre l’histoire, par Michel Wieviorka
Dans l’ensemble des débats que suscite en France depuis une quarantaine d’années la poussée des identités culturelles et des demandes mémorielles, la revendication arménienne présente des caractéristiques singulières.
Elle est portée par un ensemble de communautés qui relèvent d’une diaspora elle-même en relation avec un pays indépendant aujourd’hui, l’Arménie, et avec divers pôles, y compris en Turquie, pays où eut lieu le génocide. Cela pourrait autoriser une comparaison avec les revendications juives de France, qui ont abouti en leur temps à ce que notre pays reconnaisse son rôle dans la destruction des juifs d’Europe par les nazis.
Mais ce que veulent les associations arméniennes de France1, ne met pas en cause le récit national français, et si elles interpellent notre nation et son Etat, c’est pour lui demander de reconnaître les torts historiques d’une autre nation, d’un autre Etat – et ici, la comparaison avec la question juive perd tout son sens.
La demande arménienne s’inscrit dans un climat général où tout ce qui touche au racisme et aux discriminations est particulièrement sensible, mais sans que l’on puisse dire qu’il existe en France, même de la part de Français, de manifestations significatives d’un racisme antiarménien – tout au plus peut-on évoquer quelques épisodes relevant de l’importation sur notre sol du différend turco-arménien. Sur ce point, l’expérience arménienne en France diffère de celle, par exemple, des acteurs qui réclament qu’on reconnaisse les crimes esclavagistes ou coloniaux du passé, tout en dénonçant le racisme anti-Maghrébins ou anti-Noirs des temps actuels. Il n’y a pas de continuité entre la blessure historique, et une haine dont pâtiraient les Arméniens de la part de leurs concitoyens dans la France contemporaine.
En s’étant mis d’accord avec Patrick Devedjian pour faire voter une loi rendant passible de prison quiconque nie le génocide arménien, François Hollande encourt trois reproches. Le premier est de sembler dire que le dispositif législatif actuel est inopérant face à la montée d’un problème crucial. Or ce dispositif avait notamment permis de faire condamner en 1995 l’historien Bernard Lewis à verser 1 franc de dommages et intérêts pour sa récusation, dans les colonnes du Monde, de l’usage du terme « génocide » pour qualifier les massacres de 1915. Le traitement juridique, à l’aide des textes existants, des quelques manifestations où des slogans négationnistes ont été entendus ne pose pas de difficultés insurmontables, et notre pays n’est pas soulevé par de puissantes campagnes de presse ou de vastes mouvements d’opinion porteurs d’un quelconque « négationnisme ».
La prise de position la plus contestée a été celle de Gilles Veinstein, un historien s’étant présenté en 1995 dans le débat public comme proche intellectuellement de Bernard Lewis. Il intervenait sans relais politique, et jamais porté par la moindre haine raciale ou xénophobe.
Ajoutons que la pratique, qui consiste à donner suite aux pressions d’un groupe se présentant sous l’aspect de la communauté, en dit long sur l’incohérence de certains acteurs politiques. Notamment ceux qui n’acceptent, en principe, d’envisager dans l’espace public que des individus libres et égaux en droit, et qui rejettent en théorie toute tentation multiculturaliste – sauf bien sûr s’il s’agit de leur propre communauté ou de leurs intérêts électoraux. C’est pourquoi la reconnaissance parlementaire d’autres génocides, qui d’ailleurs pourraient concerner la France plus directement (Grands Lacs africains), n’est pas à l’ordre du jour, tout simplement faute de communautés suffisamment puissantes pour tenter de l’obtenir.
Deuxième faute : alors que, dans leur grande majorité, les historiens demandent qu’il soit mis fin sinon aux lois mémorielles actuellement en vigueur (lois Gayssot, Taubira, etc.), du moins aux tendances à les démultiplier, une partie de la classe politique, annulant au passage le clivage droite-gauche, prétend dire le vrai en matière historique, et en l’occurrence sans grande compétence, et s’arroge une responsabilité qui ne devrait pas être la sienne. La loi est de ce fait une insulte aux historiens, et à tous ceux qui considèrent que c’est à l’histoire d’établir les faits. De plus, elle paralysera la recherche : quel est le chercheur qui serait assez fou pour lancer des travaux dans un domaine sous si haute surveillance, quel est le professeur qui encouragera ses étudiants à défricher les pages obscures d’un passé devenu lumineux de par la loi ?
La démarche de François Hollande vise d’une part à flatter de façon démagogique l’électorat arménien, et d’autre part à caresser dans le sens du poil l’électorat, beaucoup plus large, qui veut tenir la Turquie à distance de l’Europe. Ce faisant, et quel que soit le jugement que l’on porte sur l’éventuelle entrée de ce pays dans l’Union européenne, elle ignore, troisième faute, le travail de la société turque sur elle-même : les positions des Arméniens de ce pays, qui ne sont pas demandeurs d’une telle loi en France, ou la poussée du nationalisme turc, qui trouve en cette loi un aliment supplémentaire pour prospérer dans ses appels à la radicalité souverainiste et à l’autoritarisme. Elle ignore, tout aussi bien, la situation géopolitique au Moyen-Orient, et notamment la délicate question des relations entre l’Arménie et la Turquie.
Elle affaiblit tous ceux qui, en Turquie comme ailleurs, s’efforcent de transformer la question arménienne en un débat démocratique reposant sur un ensemble d’échanges sérieux où des historiens compétents confrontent leurs travaux.
sociologue, directeur d’études à l’EHESS
Amnesty International demande instamment à la France de protéger la liberté d’expression
Amnesty International s’inquiète de l’adoption en France, le 12 octobre 2006, par l’Assemblée nationale, d’une proposition de loi menaçant de sanctions pénales quiconque contesterait que les massacres commis contre les Arméniens dans l’Empire ottoman en 1915 constituaient un génocide. L’organisation considère que cette proposition de loi menace gravement le droit à la liberté d’expression. Si cette proposition de loi était adoptée, quiconque l’enfreindrait s’exposerait à une peine pouvant aller jusqu’à cinq années d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Amnesty International demande instamment au Sénat français et au Président de ne pas approuver cette proposition lorsqu’ils auront à l’examiner.
Le droit à la liberté d’expression est inscrit dans l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) et dans l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auxquels la France est État partie. Le gouvernement français est donc dans l’obligation de veiller à ce que la liberté d’expression soit respectée et s’applique à toute personne se trouvant sur un territoire relevant de sa souveraineté.
Les traités internationaux relatifs aux droits humains contiennent des dispositions permettant aux États parties de restreindre la liberté d’expression dans certaines circonstances, prévues à l’article 10(2) de la CEDH et à l’article 19(3) du PIDCP. Toutefois, ces traités précisent clairement que toute restriction de l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être expressément fixée par la loi et ne peut se faire, dans une « société démocratique », que pour l’une des raisons expressément définies par le droit relatif aux droits humains comme nécessaires notamment « au respect des droits ou de la réputation d’autrui » et « à la sauvegarde de la sécurité nationale ou de l’ordre public ».
Amnesty International considère que les restrictions à la liberté d’expression autorisées par ces traités relatifs aux droits humains ne peuvent être appliquées à cette proposition de loi. Amnesty International craint que la formulation vague de la proposition de loi ne puisse être interprétée comme une interdiction de tout débat pacifique visant à déterminer si les massacres de 1915 auraient constitué un génocide au regard de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide si celle-ci avait été en vigueur à l’époque. Cette proposition de loi, si elle était adoptée, pourrait amener à placer en détention des personnes qui n’auraient fait qu’exercer leur droit à la liberté d’opinion et d’expression et deviendraient de ce fait des prisonniers d’opinion.
En outre, Amnesty International ne considère pas que cette proposition de loi puisse se justifier au titre de l’article 20 du PIDCP, qui précise que tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse est interdit par la loi. À cet égard, le PIDCP diffère de la loi française déjà existante rejetant tout déni de l’Holocauste (Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 « Tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe ») qui concerne le fait de nier l’existence de crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par le statut des tribunaux militaires internationaux de Nuremberg, c’est-à-dire le de fait de nier que des massacres aient été commis par les forces nazies. En revanche, la proposition de loi a pour effet de rendre passibles de sanctions pénales ceux qui s’interrogent pour savoir si les massacres commis contre les Arméniens constituaient un génocide – interrogation d’ordre juridique – et non si des massacres ont eu lieu ou non – interrogation portant sur les faits.
Communiqué de « Liberté pour l’Histoire » du 12 octobre 2006
La France est engagée dans un processus accéléré de lois établissant des vérités d’Etat sur le passé. Alors même que le Président de la République a déclaré que « ce n’est pas au Parlement d’écrire l’histoire », le vote, aujourd’hui, d’une nouvelle loi sur le génocide arménien constitue une véritable provocation. Si profond que soit le sentiment de solidarité que nous éprouvons pour les victimes de l’histoire, nous élevons une protestation solennelle : cette nouvelle loi s’inscrit dans un mouvement rapide d’appropriation de l’histoire par des mémoires particulières et de recul des libertés démocratiques.
En repoussant un amendement qui visait au moins à préserver de la censure et de la répression « la recherche universitaire et scientifique », l’Assemblée nationale vient d’ôter le masque : ce ne sont pas d’éventuels « troubles à l’ordre public » qu’elle entend empêcher par ces lois, c’est bien la recherche universitaire et tous les enseignants qu’elle veut, sous peine d’amende ou de prison, soumettre aux vérités officielles qu’elle édicte. Les historiens se trouvent ici en première ligne d’un combat qui intéresse tous les citoyens et met en cause la possibilité pour chacun d’accéder à la connaissance et au libre examen. Ce sont bien les libertés de pensée et d’expression qui sont menacées.
De même que l’article 4 de la loi de février 2005 relatif à la colonisation, récemment abrogé, la loi relative au génocide arménien est contraire à notre Constitution et aux principes généraux du droit. C’est pourquoi, si le Sénat devait confirmer le vote de l’Assemblée, nous demanderions au Président de la République de saisir le Conseil Constitutionnel, gardien de la Constitution et des libertés, pour qu’il annule la loi du 29 janvier 2001, modifiée par la loi adoptée le 12 octobre 2006 par l’Assemblée nationale.
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Guérir la plaie de notre histoire, par Elif Shafak
Il y a trois semaines à Istanbul, par une journée venteuse et pluvieuse, je comparaissais devant la justice. J’étais accusée d’« insulte à l’identité turque » dans mon dernier roman, Baba ve piç (« le père et le bâtard« , non traduit en français), une saga sur deux familles, les Kazanci, des Turcs, et les Tchakmakchian, des Arméniens. A priori très différentes, ces deux familles avaient une chose en commun : un passé douloureux. Mon livre racontait l’histoire pleine de douleur mais aussi de promesses de ces familles, à travers le regard de plusieurs générations de femmes, et en particulier celui des grands-mères arménienne et turque. Bien qu’il aborde des souvenirs pénibles et des tabous politiques, le roman a reçu en Turquie un accueil chaleureux. Il a été beaucoup lu et commenté librement par de larges pans de la société. Puis un groupe d’avocats ultranationalistes a porté plainte contre moi pour avoir « pris le parti des Arméniens et trahi les Turcs ». L’affaire a été portée en justice et un long processus d’interrogatoires et de jugements a débuté.
L’article 301 du code pénal turc a été utilisé maintes fois pour engager des poursuites contre des esprits critiques, journalistes, rédacteurs en chef, éditeurs, écrivains… De ce point de vue, mon procès n’était que l’énième affaire d’une longue série d’actions en justice. Pourtant, ce procès avait aussi quelque chose de particulièrement étrange et d’inédit. Pour la première fois, c’était une oeuvre de fiction que l’on accusait d’« insulte à l’identité turque ».
Plus précisément, c’était sur les personnages arméniens de mon roman que les projecteurs étaient braqués. Ainsi, dans un passage, l’un des personnages en cause, tante Varsenig, déclare avec ferveur :
« Dites-moi combien de Turcs, dans l’histoire, ont appris l’arménien. Aucun ! Pourquoi nos mères ont-elles appris leur langue et pas l’inverse ? Qui domine qui, c’est clair, non ? Une poignée de Turcs arrive d’Asie centrale et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils sont partout, et qu’est-il arrivé aux millions d’Arméniens qui étaient là avant ? Assimilés ! Massacrés ! Orphelins ! Déportés ! Et enfin oubliés ! » Mes détracteurs ultranationalistes soutenaient qu’en faisant de telles affirmations mon roman diffusait la thèse du « génocide arménien » et devait pour cela être condamné.
Tant que cet article 301 n’est pas amendé ou amélioré, la Turquie connaîtra d’autres procès de ce genre, en particulier sur les sujets tabous comme la question arménienne. Mais, à l’heure où le Parlement français s’apprête à voter la « loi sur le génocide arménien », je ne peux m’empêcher de craindre que des raisonnements semblables ne soient faits en France.
L’histoire de toute nation a ses épisodes déplorables, et la Turquie ne fait pas exception. Le déni de cette réalité et le rejet de toute mention des événements de 1915 est la pierre d’achoppement sur laquelle bute la démocratie dans mon pays. Il est essentiel de favoriser la prise de conscience des grands événements du passé, aussi sombres soient-ils. Car la mémoire est à la fois une responsabilité et la condition préalable de toute culture démocratique aboutie. Nous, les Turcs, pouvons et devons partager la peine des Arméniens et respecter leur douleur. Nous, les Turcs, pouvons et devons être capables d’affronter les pages sombres de notre passé. Nous pouvons parler des erreurs de nos grands-pères, non pour semer les graines d’une nouvelle hostilité, mais pour construire un meilleur avenir à nos enfants.
Mais la proposition législative française ne contribuera certainement pas à résoudre ce problème historique profondément enraciné. Lorsque des Etats tentent d’imposer une seule version de l’histoire au détriment de toutes les autres, c’est non seulement la liberté d’expression mais aussi l’intérêt authentique pour l’histoire que l’on réprime. Même avec de bonnes intentions, de telles initiatives ne peuvent qu’envenimer les choses. L’histoire de la Turquie avec les Arméniens est un sujet délicat pour toutes les parties concernées, et la guérison de cette vieille blessure n’est possible que si un nombre croissant d’individus, turcs et arméniens, commencent à s’écouter les uns les autres.
En Turquie, les opinions sont violemment tranchées. D’un côté, les partisans de la liberté de pensée et de la démocratie libérale, qui estiment que le pays devrait affronter son passé. De l’autre, les opposants farouches à la candidature turque à l’entrée dans l’Union européenne, qui souhaitent que le pays reste un Etat-nation insulaire, isolé et xénophobe, coupé de l’Occident. Or, si l’Etat français fait pression sur la Turquie par le biais d’une loi, cela jouera exclusivement en faveur de ces derniers. L’intransigeance nourrit l’intransigeance : les sentiments anti-turcs en Europe exacerberont le nationalisme turc, et réciproquement. Le retour de bâton est déjà perceptible. Alors que certains journaux appellent au boycott des produits français, plusieurs hommes politiques évoquent de possibles mesures de rétorsion, avec par exemple l’adoption d’une loi sur le « génocide français en Algérie ».
Mais il y a plus grave : la loi française n’améliorera en rien les relations entre Arméniens et Turcs moyens. Les événements de 1915 et leurs stigmates dans le cœur de ces deux peuples restent une plaie ouverte que ne peuvent toucher et guérir que les Arméniens et les Turcs, ensemble, par le dialogue et l’empathie. Pour que cela se produise, il faut que toujours plus de gens aient le courage et la vision nécessaires pour transcender les frontières nationales et les dogmes nationalistes. Le véritable changement viendra d’en bas, non d’en haut, et sera le fait des individus et des peuples, non des Etats et des hommes politiques.
Si l’Etat français adopte cette loi, les intransigeants prendront l’avantage en Turquie. Puis, dans le tumulte de la politique de représailles, ce sera l’escalade verbale machiste et nationaliste. Et, une fois de plus, ce sont les histoires des femmes arméniennes et turques, des grand-mères arméniennes et turques, qui retomberont dans le silence…
- Voir : 1526. (Note de LDH-Toulon.)