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Édition du 1er au 15 décembre 2024

L’abominable institution de l’esclavage
à travers
les arts et les lettres

Publié à l’occasion du 170e anniversaire de l'abolition, en 1848, de l’esclavage dans les colonies françaises, ce livre de Marcel Dorigny, très documenté et préfacé par Maryse Condé, est aussi un livre d’art. Dans un entretien à "Libération" que nous reproduisons ici, l'auteur explique que les œuvres d’art ont eu un impact très fort dans la dénonciation de l’esclavage, au moins autant que les discours. Et il montre que des artistes continuent aujourd’hui d’œuvrer pour la mémoire de ce crime contre l’humanité.

Le livre Arts et Lettres contre l’esclavage est présenté par l’Association pour l’étude de la colonisation européenne 1750-1850 (APECE), présidée par Marcel Dorigny, le samedi 19 janvier 2019 à 14 h 30, à la Sorbonne, salle Marc Bloch.

Arts et lettres contre l’esclavage

Un livre de Marcel Dorigny, publié en 2018 par les éditions Cercle d’art.

Présentation de l’éditeur :

LE LIVRE :

« Tel qu’il est, ce livre éveille dans tous les coeurs une émotion profonde. Il rappelle qu’hélas “l’institution abominable” existe encore dans de nombreux pays du globe », déplore Maryse Condé dans sa préface. Cet ouvrage est le premier livre d’art à rendre hommage aux artistes, écrivains et philosophes qui ont en leur temps critiqué la traite négrière, l’esclavage, et ont combattu aux côtés des abolitionnistes. On découvre d’ailleurs que cent soixante dix ans après l’abolition, cette cause reste d’actualité auprès d’écrivains tels Patrick Chamoiseau, Évelyne Trouillot ou Laurent Gaudé, et d’artistes comme Daniel Buren, Kara Walker ou Rashid Johnson qui s’impliquent en faisant écho à ces luttes.

Gravures, poèmes, sculptures, romans, caricatures et architectures, toutes les oeuvres ici reproduites s’éclairent mutuellement dans un dialogue inédit. Marcel Dorigny s’intéresse autant à la dénonciation des pratiques esclavagistes et aux différentes formes de résistance qui leur ont été opposées qu’aux récentes revendications mémorielles. Soulignant que cette dénonciation semble avoir constamment accompagné la pratique et nourri les représentations politiques, sociales et philosophiques, il évoque d’abord l’implication de ceux — parmi lesquels les philosophes des Lumières — qui ont cherché à informer et à témoigner des sévices subis au long de toute vie d’esclave, depuis les terribles conditions de la traversée jusqu’aux chiens féroces lâchés sur les esclaves marrons. Plus généralement, il insiste sur la manière dont arts et lettres n’ont cessé de contribuer à la maturation des esprits. Après avoir abordé les multiples formes de révoltes individuelles ou collectives, il met en évidence le récent processus mémoriel, nouvelle étape du combat qui a efficacement contribué à cette rupture radicale dans le regard porté sur l’unité de l’espèce humaine.

L’AUTEUR :

Marcel Dorigny a enseigné au département d’histoire de l’Université Paris 8. Ses recherches portent sur les courants du libéralisme français au XVIIIe siècle et dans la Révolution française, principalement dans les domaines coloniaux : la place de l’esclavage dans les doctrines libérales du XVIIIe siècle ; les courants antiesclavagistes et abolitionnistes, de la Société des amis des Noirs (1788-1799) à la Société française pour l’abolition de l’esclavage (1834-1850) ; les processus d’abolition de l’esclavage dans les colonies d’Amérique, notamment dans le cas de Saint-Domingue-Haïti, et leurs rapports avec les mouvements d’indépendance des colonies américaines, États-Unis puis Amérique espagnole et Brésil.

Secrétaire général de la Société des études robespierristes de 1999 à 2005, il a également dirigé la revue Dix-huitième siècle ; membre du Comité pour la mémoire de l’esclavage créé par le Premier ministre en application de la loi du 21 mai 2001, il préside l’Association pour l’étude de la colonisation européenne (1750-1850).

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Marcel Dorigny : « Les œuvres autour de l’esclavage représentent une continuité militante, à l’œuvre du XVIIIe à aujourd’hui ».

par Catherine Calvet, Libération, 4 juillet 2018 Source

En cette année de commémorations du 170e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, l’historien Marcel Dorigny, spécialiste du XVIIIe siècle et mobilisé depuis toujours sur cette mémoire1, livre une riche anthologie, Arts et Lettres contre l’esclavage (éditions Cercle d’art). Un livre beau et militant, aux images parfois terribles, qui montre comment les artistes et les intellectuels se sont mobilisés contre ce que la France a reconnu comme « crime contre l’humanité » en 2001, avec la loi Taubira.

Quelle est votre démarche en publiant un « beau livre » sur un sujet si dur ?

C’est de montrer, à travers les œuvres et les textes, que la dénonciation de l’esclavage, la lutte pour l’abolition et la lutte pour la mémoire des victimes de l’esclavage, enfin, sont passées autant par des œuvres d’art que par des discours. Les images ont beaucoup circulé et ont eu un impact très puissant parmi ceux qui ne savaient pas lire. Les images sont toujours plus puissantes, on l’a encore vu récemment quand a été diffusé dans les JT le film d’une vente aux enchères d’esclaves en Libye. Les images de ce livre sont souvent terribles, comme la gravure de William Blake intitulée « Un Nègre pendu par une côte », illustrant un texte de John Gabriel Stedman relatant la répression d’une révolte d’esclaves au Suriname. L’image a circulé partout en Europe, elle a été piratée, plagiée, réinterprétée, recoloriée… Ces images représentent aussi une continuité militante, à l’œuvre du XVIIIe à aujourd’hui.

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Certaines œuvres sont très récentes…

La photo de statues d’esclaves en ronde au fond de la mer, au large de Grenade, ne date que de 2009. Les deux œuvres les plus récentes de cette anthologie datent de 2015, deux tableaux d’une artiste haïtienne qui vit à Montréal, Marie-Denise Douyon. L’une d’elles porte sur les chiens chasseurs d’esclaves, une gueule de chien-loup inversée qui avale un navire négrier. Les chiens jouaient un grand rôle dans ces sociétés, les maîtres les nourrissaient à peine afin qu’ils soient affamés lors des poursuites. Le général Donatien de Rochambeau, chargé par Napoléon de reconquérir Saint-Domingue, en 1801, est ainsi connu pour avoir lâché ses chiens contre les esclaves haïtiens. Un artiste guadeloupéen contemporain, Philibert Yrius, a d’ailleurs peint un tableau titré Rochambeau et ses invités. Le tableau est glaçant, Rochambeau est absent, et d’énormes chiens sont autour d’une table d’apparat, dévorant des morceaux d’esclaves.

La parole est aussi laissée aux esclaves…

Avec, entre autres, le portrait par Mark Brown de Mary Prince, une esclave affranchie, une des rares ayant témoigné sur sa condition. Cette esclave de la colonie anglaise des Bermudes, qui après avoir changé de maîtres plusieurs fois, parvint à s’émanciper, une fois en Angleterre. Elle fut alors prise en charge par les milieux abolitionnistes britanniques. Devenue femme libre, elle a écrit (ou probablement dicté) ses mémoires en 1832. C’est une parole extraordinaire. Un spectacle de Souria Adèle qui tourne avec succès depuis quelques années est adapté de ses mémoires. Il est beaucoup question des résistances à l’esclavage…

La résistance des esclaves est un aspect qui a longtemps été tenu sous silence par l’historiographie française alors que l’historiographie anglo-saxonne en faisait état depuis longtemps. Surtout, grâce aux historiens américains. Ce sont pourtant ces résistances qui vont mener aux abolitions, à Saint-Domingue particulièrement. Le corps expéditionnaire français a été vaincu à la bataille de Vertière, le 18 novembre 1803, date que personne ne connaît en France alors que c’est la première défaite de Napoléon.

Quelles sont les différentes formes de ces résistances des esclaves ?

Cela va de l’empoisonnement des maîtres à l’avortement, le refus d’avoir des enfants étant une résistance à long terme, en passant par la fuite et le marronnage. Mais surtout, il y eut les nombreux suicides et « grèves de la faim ». Les femmes étaient très minoritaires dans la population esclavagisée. Sur les navires négriers, elles ne représentaient qu’un tiers, contre deux tiers d’hommes. C’était un choix économique qui répondait à la demande : les planteurs voulaient avant tout des bras pour l’agriculture. Un tiers de femmes ne suffit déjà pas au renouvellement démographique avec une natalité normale, mais si en plus elles font la « grève des ventres », en refusant de donner naissance à un futur esclave…

Les suicides représentent une part importante de cette résistance ?

Nous reprenons un texte de l’écrivaine haïtienne Evelyne Trouillot où elle rapporte une scène vraie et incroyable. Cela se passe sur un navire négrier. Tous les jours, on fait monter les esclaves sur le pont pour qu’ils s’aèrent un peu. Un jour, lors d’une de ces brèves sorties, un couple se met à danser, aux sons des percussions, la danse s’accélère, quand les tambours s’arrêtent, le couple plonge enlacé dans une mer infestée de requins. L’équipage, qui était en admiration devant les danseurs, est médusé. Ces suicides constituent de mauvais exemples pour les autres et une perte financière pour l’armateur.

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Et les empoisonnements ?

Il y a une part de fantasme, de paranoïa. Justifiée d’ailleurs car les maîtres ne faisaient plus rien eux-mêmes. Ils se mettaient donc à la merci de leurs esclaves. Ils voyaient les Africains comme des sorciers, qui connaissaient tous les secrets des plantes et qui auraient même des pouvoirs surnaturels. Mais c’est souvent une réalité amplifiée. Il y a à ce sujet une histoire terrible : toute une famille de planteurs du Sud meurt mystérieusement, on accuse les esclaves d’avoir empoisonné la nourriture. On les a pendus. Plus tard, on a découvert que la mort de cette famille était due à la présence d’un chien crevé dans le puits.

Le marronnage va inspirer des utopies ?

Surtout dans les Grandes Antilles (Jamaïque, Saint-Domingue, Cuba) et au Brésil. Des contre-sociétés vont se constituer aussi bien dans les montagnes Bleues en Jamaïque que sur le morne Brabant à Maurice.

Cela va beaucoup inspirer les écrivains de l’époque qui y voient une vraie révolution. Ce qui est en partie vrai, puisque la révolte de Saint-Domingue va imposer l’abolition en 1793, qui ouvrira la voie à l’indépendance d’Haïti en 1804. C’est grâce à cette histoire très singulière qu’Haïti n’a jamais été un Etat comme les autres. C’est la première « République noire ».

Et vous évoquez aussi une uchronie de Louis-Sébastien Mercier, l’An 2440, rêve s’il n’en fut jamais, le livre français le plus lu du XVIIIe siècle…

La force de son livre est que l’action se passe à Paris, alors que beaucoup d’utopies de l’époque avaient lieu à l’autre bout du monde ou sur la Lune, le lecteur peut donc reconnaître les lieux et s’identifier au narrateur. Ce dernier s’endort sur un banc et se réveille 700 ans plus tard. Le livre fut interdit, ce qui ne l’empêcha pas d’être un énorme succès. Lors des pérégrinations du narrateur dans Paris, il arrive sur une grande place où trône une imposante statue d’un homme noir. Sur le socle est inscrit « le Vengeur du Nouveau Monde ». Son « guide » lui explique qu’il vient d’une époque barbare, mais que depuis un esclave s’est levé et a libéré ses frères et a détruit le système colonial. Ce récit, publié en 1770, peut être vu comme un présage de Toussaint Louverture, vingt ans plus tard.

A part les Lumières, quels sont les grands mouvements de dénonciation de l’esclavage ? Les chrétiens y ont-ils contribué ?

L’Eglise catholique a couvert l’esclavage jusqu’au XIXe siècle. Des courants dissidents du protestantisme tiennent un rôle plus important dans le mouvement abolitionniste, surtout en Angleterre et aux Etats-Unis, comme les Quakers qui seront de fervents anti-esclavagistes. En France, le premier président de la Société des amis des Noirs était un protestant genevois : Etienne Clavière, un des fondateurs de cette société, qu’a rejoint l’abbé Grégoire, en rupture avec l’Eglise catholique. L’esclavage était un des sujets traités dans les salons de Madame de Staël par le groupe de Coppet, où se retrouvaient les opposants républicains à Napoléon.

Comment définir cette Société ?

Avec cette Société, on passe de l’anti-esclavagisme à l’abolitionnisme. On ne critique pas seulement les « mauvais maîtres », mais le système dans sa globalité. Il ne faut pas se tromper : ce n’est pas une organisation philanthropique, mais une organisation politique, ayant pour but l’abolition d’abord de la traite, puis de l’esclavage. En deux temps. Ils se fixent comme objectif une abolition qui ne peut être qu’internationale — en Grande-Bretagne, en France et aux Etats-Unis. Dès le départ, cette organisation est active à Londres et à Paris. Les premiers membres sont persuadés que l’abolition de la traite commencera en France, dans l’élan de la Révolution. La Société demande donc en août 1789, à Mirabeau, qui est député, de préparer un discours qui servira de base à une loi d’abolition de la traite négrière. Les membres britanniques envoient Thomas Clarkson pour aider Mirabeau dans ce projet. Dans une de ses lettres, Clarkson explique à Mirabeau que sur les navires négriers les Britanniques utilisent des « machines à ouvrir la bouche » pour empêcher les esclaves de se suicider par grève de la faim. Le grand discours de Mirabeau ne sera lu finalement que devant la Société des amis des Noirs, le « lobby » colonial en ayant bloqué la lecture devant l’Assemblée nationale.

Que ce soit chez les anti-esclavagistes ou chez les abolitionnistes, il n’est pas question d’anticolonialisme ?

Les deux sujets ne se télescopent pas encore. Les colons dénoncent les abolitionnistes comme des fous qui vont ruiner les colonies. Les abolitionnistes se défendent en arguant que c’est l’abolition qui va sauver les colonies. Pour certains, il faut même abolir la traite pour acquérir de nouvelles colonies en Afrique. C’est le mouvement de la Nouvelle Colonisation qui naît dans les milieux abolitionnistes. Il s’agira de collaborer avec les sociétés africaines, de leur apporter les Lumières de l’Europe… Ce seront des colonies exemplaires. Ce mouvement perdurera jusqu’en 1830. La fondation de la Sierra Leone (1787) par les abolitionnistes anglais, puis du Liberia par leurs homologues américains (1822) illustre cette théorie nouvelle. L’une des meilleures illustrations en est l’expédition d’Egypte de Napoléon. Ce projet est clairement colonial, il s’agit de remplacer les Antilles par un pays plus proche et sans esclaves, juste de l’autre côté de la Méditerranée. Pour cela, il faut régénérer l’Egypte, lui redonner la grandeur qu’elle a eue autrefois. Le projet ne se fera pas en Egypte, qui tombera sous domination britannique finalement, mais on le recyclera quelques années plus tard, en Algérie.

  1. Les Abolitions de l’esclavage, Que sais-je, PUF.
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