Les assises de la Soummam : 60 ans après, quelles leçons ?
La commune d’Akfadou organise en partenariat avec l’Assemblée de wilaya de Bejaia, le Forsem de Lyon (Forum de Solidarité Euro-Méditerranéenne) et Med Action d’Akbou un colloque avec la participation de chercheurs en histoire, de témoins, d’acteurs qui ont pris part au Congrès de la Soummam le 20 août 1956. Ce colloque se tiendra les 25 et 26 août 2016 à Tiniri dans la commune d’Akfadou.
Rappelons sommairement qu’Akfadou est une commune de la wilaya de Bejaia, fixée sur un massif montagneux culminant entre 800 et 1 700 mètres d’altitude. Souvent oubliés de l’histoire officielle, les habitants de cette municipalité pendant la guerre de libération avaient pourtant accompli un rôle d’autant plus décisif que cette agglomération fut déclarée par les autorités coloniales zone interdite, et qui plus est ce massif forestier fut le siège du quartier général de la wilaya III sous le commandement du colonel Amirouche.
Le congrès de la Soummam est un moment historique majeur et fondateur de l’Algérie en guerre et dont les concepteurs ont su et pu mettre en place, en dépit du quadrillage très serré du territoire par l’armée coloniale, des structures cohérentes, et dégager une perspective politique prémonitoire, au regard de la crise politique qui continue d’affecter le pays. Ses résolutions ont posé, notamment et sans ambiguïté le principe de la primauté du politique sur le militaire. Soixante ans plus tard, ce principe conserve encore une validité politique certaine. Sa remise en cause à la réunion du Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) du Caire le 20 août 1957 a entraîné illico la militarisation des instances dirigeantes pendant la guerre et celle de tout le pays après l’indépendance. Depuis l’inversion des principes soummamiens du politique et du militaire, l’on ne se considère légitime que si l’on a la force militaire et non le droit avec soi.
Pourtant, cet événement d’importance à plus d’un titre demeure depuis des décennies un terrain scientifique laissé en jachère puisque aucune recherche sui generis ne lui a été a priori consacrée par l’université algérienne, alors qu’il mérite bien d’être exploré pour plus d’une raison. Incontestablement, il y a d’abord un besoin d’histoire que la société n’a cessé d’exprimer sur la séquence précise de la guerre d’indépendance qui n’a pas encore livré tous ses secrets quand bien même le pays entretient un rapport très problématique avec son histoire. L’historien Mohammed Harbi disait très justement que «l’histoire est l’enfer et le paradis des Algériens».
Ensuite, il s’agit de comprendre comment dans ce contexte difficile des premières années de la guerre marquée par l’absence aussi bien d’une organisation armée structurée et concertée que de vision et de stratégie politique, les concepteurs de ce congrès ont-ils réussi à mettre en place, d’un côté, les structures cohérentes destinées à soutenir la dynamique populaire. Et, de l’autre, à dégager une stratégie politique contractuelle et inclusive de libération du pays dépassant ainsi l’étroitesse des cadres politiques partisans traditionnels en donnant corps au mouvement national par l’intégration de nombreux cadres politiques issus d’horizons politiques divers (centralistes, PCA, ulémas, UDMA…) Enfin, parce qu’il a été traversé par des luttes internes, ce congrès fait pleinement partie d’une histoire et d’une mémoire conflictuelles, mais partagées avec la France. Il y a donc un enjeu scientifique de premier ordre à analyser, et à comprendre les raisons de ces crispations.
De telles perspectives peuvent, à elles seules, libérer un champ de recherche fécond au regard des pistes de travail qu’il est susceptible d’ouvrir. Pour toutes ces raisons nous avons estimé opportun – et la précision est de taille – d’associer des historiens et chercheurs algériens et français pour éclairer, grâce à leurs regards croisés, un débat souvent passionnel, mais dont l’intérêt n’est point à démontrer. Malgré un passé commun encore traumatisant de part et d’autre de la Méditerranée, nous sommes convaincus qu’il existe entre l’Algérie et la France plus qu’une proximité géographique ; des liens humains, historiques, linguistiques et culturels, rapprochent en vérité les deux pays plus qu’ils ne les éloignent.
Précisons que ce colloque se veut une rencontre de chercheurs, de témoins et d’acteurs au-dessus de toute autre considération, hormis celle d’éclairer un débat qui ne manque pas de points aveugles. Ces deux journées d’étude obéissent strictement à des considérations d’ordre historique. L’objectif étant de contribuer à une meilleure connaissance du contexte politique et militaire, des objectifs, des dissensions internes et des limites de ces assises, grâce aux réflexions des intervenants et aux échanges avec le public.
Pour la plus grande commodité des lecteurs et la satisfaction légitime de la curiosité d’un large public sur cette rencontre historique qui a réuni la majorité des dirigeants de la révolution autour d’un événement qui reste encore peu connu, mais qui revêt à plus d’un titre un caractère d’actualité, nous avons voulu faire œuvre utile en rassemblant les actes de ce colloque dans la Revue Mémoire dont la publication prochaine est particulièrement bienvenue.
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Le programme du colloque
Jeudi 25 août 2016
- 8h45 – Accueil des participants
- 9h00 – Ouverture et introduction générale du colloque : Dalila Aït-El-Djoudi-Tahar Khalfoune
Séance 01 : 9h15 – 12h00. Modératrice : Dalila Aït-El-Djoudi
- 9h20 – Allocution de M. Ali Rabahi, Président de l’Assemblée de la wilaya de Bejaia.
- 09h40 – Allocution de M. Mehenni Haddadou, Maire de la commune d’Akfadou.
- 09h50 – Allocution de M. Zahir Harir, président du Forum de solidarité euroméditerranéenne (FORSEM Lyon).
- 10h00 – Témoignages d’anciens combattants de l’ALN.
- 12h00 – Clôture de la 1ère séance
Séance 02 : 14h00-18h30 : le contexte du congrès. Modératrice : Dalila Aït-El-Djoudi
- 14h10 – Gilbert Meynier (Professeur émérite, université de Nancy II). Algérie 1956 : enterrement du politique et paroxysme de la violence.
- 14h30 – Belaïd Abane (Politologue et Professeur des universités en médecine, Paris). La primauté soummamienne du politique sur le militaire : d’Ifri au Caire, une vie éphémère.
- 15h00 – Débat
- 16h00 – Pause
- 16h20 – Gilles Manceron (Historien, responsable du groupe de travail «Mémoire, histoire, archives» de la Ligue française des droits de l’Homme, Paris) : Conceptions, définitions, débats sur la nation algérienne en France et en Algérie durant la période coloniale et la guerre d’indépendance.
- 16h50 – Tahar Khalfoune (Universitaire IUT Lyon 2, docteur en droit public) : L’impact de l’histoire commune sur la construction des deux pays.
- 17h20 – Débat
- 18h30 – Clôture de la 2ème séance
Vendredi 26 août 2016
Séance 03 : 9h30-12h00 : les acteurs du congrès Modérateur : Tahar Khalfoune.
- 9h30 – Jean-Charles Jauffret (Professeur émérite, IEP Aix-en-Provence) : Les appelés français en guerre d’Algérie en 1956.
- 10h00 – Dalila Aït-El-Djoudi (Docteur en histoire militaire et études de défense, enseignante à Toulon) : L’Armée de libération nationale algérienne et ses transformations politico-administratives après le congrès de la Soummam.
- 10h35 – Débat
- 11h10 – Hamou Amirouche (Université San Diego, Californie). Abane, rassembleur et artisan du congrès de la Soummam.
- 11h40 – Ali Guenoun, (Docteur en histoire). Les cadres de la wilaya 3 et la direction de la guerre après le congrès de la Soummam.
- 11h05 – Débat
- 12h10 – Clôture de la 3ème séance ou clôture du colloque
Conclusion par Dalila Aït-El-Djoudi et clôture du colloque.
Séance 04 – 14h30- 17h00 : visites guidées
- Musée de la Soummam à Ifri
- Ancien quartier général du colonel Amirouche, wilaya III à Akfadou.
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L’Armée de libération nationale algérienne et ses transformations
politico-administratives après le congrès de la Soummam
Le 1er novembre 1954, le FLN et sa branche armée l’ALN ne bénéficient pas d’une grande notoriété. La façade de l’ALN que nous analyserons consistera à expliquer comment l’ALN tente de se présenter comme une armée régulière, c’est à dire comment les militants nationalistes passent d’une bande de moins de 1000 personnes mal équipées et mal organisées à une organisation militaire, structurée, hiérarchisée avec des méthodes qui s’inscrivent dans le cadre de la guerre subversive. L’objectif est d’analyser comment une « bande armée » tente de s’imposer comme une véritable armée aux yeux des gouvernants et des militaires français et plus généralement de l’opinion publique française et internationale. Ces pratiques qui relèvent de la propagande et de l’action psychologique, propres à ce conflit armé, renvoient à la volonté du FLN et de ses partisans de faire reconnaître les « événements d’Algérie » comme une guerre et ainsi d’imposer le statut de combattants à ceux qui se battent « d’égal à égal » contre l’armée française. Dans cet objectif l’ALN met en œuvre une organisation politico administrative dont le but premier est de convaincre les populations et d’accélérer leur processus de ralliement à l’ALN. Cette organisation sert de support politique, administratif et logistique à l’organisation militaire proprement dite. Embryon d’une administration réelle, elle permet l’action de l’ALN et en matérialise la réussite. Les procédés utilisés sont : la terreur qui sert de base à l’action psychologique et une technique perfectionné d’organisation suivant les principes des hiérarchies parallèles.
La façade de l’ALN évolue en fonction des évènements liés à la guerre d’indépendance qui sont en liens évident avec les stratégies militaires, le discours politique et la propagande. C’est lors du Congrès de la Soummam, le 20 août 1956, que les principaux dirigeants de l’ALN proclament la primauté du politique sur le militaire, ils fixent les objectifs de l’indépendance par la lutte armée et la diplomatie. C’est également à cette occasion que sont constitués les organes de direction : le CNRA (conseil national de la révolution algérienne) et le CEE (comité de coordination et d’exécution). Parmi les préoccupations qui émergent du congrès figure la réorganisation des structures de l’ALN qui sont désormais calquées sur le modèle d’une armée régulière : le territoire algérien est redécoupé en six wilayas, elles-mêmes subdivisées en mintaka (zone), nahia (régions) et kasma (secteurs). Une stricte hiérarchie d’unités combattantes et de grades est instituée. L’enjeu politique de cette présentation de l’ALN s’inscrit dans le cadre de la guérilla dans le but de renverser l’autorité coloniale contestée. La stratégie est à la fois militaire, psychologique et diplomatique pour atteindre le but de renverser un gouvernement en ayant au préalable tenté de donner une légitimité à l’ALN. L’analyse des directives et des rapports officiels de l’ALN est menée à partir d’un corpus émanant des archives militaires du SHD (service historique de la Défense) où l’on trouve un grand nombre de documents récupérés sur les « rebelles » lors des accrochages, et aussi des archives du musée de l’Armée d’Alger. Etudier les logiques de l’engagement dans l’ALN nécessite de prendre en compte les entretiens biographiques avec des anciens combattants de l’ALN. Le processus de légitimation d’une institution militaire donne à voir ce qui se déroule derrière la façade de l’ALN dans le cadre des enjeux de la guerre d’indépendance algérienne de 1954 à 1962.
Dalila Aït-El-Djoudi est docteur en histoire militaire et études de Défense et professeur d’histoire-géographie en lycée à Toulon. Elle a soutenu sa thèse Image des combattants français vus par l’ALN : 1954-1962 : l’exemple de la wilâya III, 2 vol., 764 p., en 2004 à l’université Paul Valéry de Montpellier, dirigée par l’historien Jean-Charles Jauffret (IEP d’Aix en Provence), dont a été tiré le livre La guerre d’Algérie vue par l’ALN, 1954-1962 : l’armée française sous le regard des combattants algériens, Paris, Éd. Autrement, 2007, 241 p.
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Conceptions, définitions, débats sur la nation algérienne en France et
en Algérie durant la période coloniale et la guerre d’indépendance
Du temps de la colonisation française, comment était désignée, définie et décrite l’entité politique et démographique qui deviendra l’Algérie à l’issue de sa guerre d’indépendance ? Le mot “Algérie” est apparu en 1803 sous la plume du philosophe Charles Fourier (1772-1837), admirateur de l’expédition de Bonaparte en Egypte et favorable à ce que les “grands Etats d’Europe” soumettent les “régions barbares”, ce qui revenait, pour la France, à “conquérir Maroc et Algérie”. Au moment de l’expédition de juillet 1830, on parlait côté français d’“Alger” pour désigner la ville et le territoire alentour qu’elle administrait directement, et de la “Régence d’Alger” pour désigner l’ensemble de la province vassale de l’empire ottoman, mais sans désigner ni définir le peuple qui habitait ce qui deviendra l’Algérie indépendante. Fourier répète en 1831 le terme d’“Algérie”, qui est repris en 1834 dans un livre intitulé De l’Algérie et de sa colonisation, puis qui se répand en France sous la Monarchie de Juillet. Dans cet1te période, on s’interroge sur le choix d’une “colonisation partielle” ou d’une “colonisation totale” de cet espace entre le Maroc et la Régence de Tunis, mais toujours sans nommer l’ensemble des “peuplades” qui l’habitent. Les Français ont employé le terme d’“Algérie” mais n’ont pas voulu désigner sa population comme “les Algériens”. Durant les guerres qu’ils ont menées pour contrôler ce territoire, ils ont parlé des “indigènes” ou des “naturels” qui y vivaient en les appelant du nom de leur région ou tribu, ou bien des en les désignant comme “Cabaïls”, “Cabiles”, “Kabyles”, “Bédouins”, “Maures” ou, plus rarement, “Arabes”. Le régime de Louis-Philippe et les suivants ont fait le choix de faire venir dans le territoire des populations venues d’Europe. Quant aux gens qui le peuplaient, une minorité de responsables français, partisans d’une colonisation violente, ont préconisé, soit de les exterminer, soit de les refouler avec, à terme, à peu près le même effet, mais la plupart d’entre eux, de la Monarchie de Juillet à la Troisième République, ont été favorables à une “colonisation pacifique”. Pour eux, il s’agissait d’opérer une “fusion des races”, c’est-à-dire de forger un “peuple nouveau” – le général Clauzel employait déjà ce terme en 1833 – à partir des naturels “arrachés à leur arriération” et des diverses populations, cette Algérie pouvant même, pour certains, devenir, à terme, indépendante. Ce sont les seuls Européens membres de cette “nation nouvelle” – parfaitement mythique – qu’on a désignés à l’époque coloniale comme “les Algériens” – le terme de “Musulmans” étant choisi pour désigner les indigènes.
Telle était la vision coloniale française de la population de l’Algérie pendant toute la période de la colonisation. Le caractère très majoritairement arabo-berbère et musulman de cette population n’était pas reconnu. De 1830 à 1962, aucune des forces politiques françaises n’a voulu voir que c’est à partir de ce fait culturel, linguistique et religieux très majoritaire que se constituait une nation algérienne. D’où leur refus au XXe siècle du nationalisme algérien porté par l’ENA et le PPA-MTLD, puis par le FLN dans son manifeste du 1er Novembre 1954. Y compris le PCF dont la théorie de la “nation en construction” énoncée par Maurice Thorez en 1939 n’a été qu’une variante de la “fusion des races” des partisans de la “colonisation pacifique”. Malgré le fait qu’il a employé ensuite les mots de “nation algérienne” et même – plus rarement et plus discrètement – d’“indépendance”, il a conservé cette conception jusqu’en 1962, contrairement aux communistes algériens qui ont fait le choix en 1955 de rejoindre la guerre d’indépendance nationale.
Le 5 juillet 1962 a marqué la victoire de la conception portée par le mouvement national, fondée sur l’affirmation démocratique de ces caractères très majoritaires de la population algérienne. Caractères qu’aucune des grandes forces politiques de la société française entre 1830 et 1962 n’a été capable de reconnaître, y compris – en dehors de rares moments et de rares personnalités – les courants socialistes et communistes, ou la France Libre durant la Seconde guerre mondiale.
Mais au-delà de cette base commune affirmée par le mouvement national algérien depuis les années 1920 jusqu’à l’indépendance, celui-ci a connu à plusieurs reprises des débats importants autour d’une définition plus précise de la nation algérienne. En particulier lors de deux moments-clés : en 1949 au sein du PPA-MTLD, et en 1956 lors du congrès FLN de la Soummam.
L’objet de cette communication est de montrer que, d’une part, la brochure signée en 1949 du pseudonyme collectif de “Idir El Watani” par trois membres du PPA-MTLD, et, d’autre part, les textes préparés et adoptés par les délégués du congrès FLN de la Soummam en août 1956 portaient chacun, malgré leur statut très différent, des réflexions importantes sur la définition et la description de la nation algérienne. Or, l’histoire a fait que ces réflexions ont été par la suite dénigrées ou écartées alors qu’elles laissaient entrevoir des perspectives extrêmement riches pour l’avenir de la nation algérienne.
Gilles Manceron est historien, responsable du groupe de travail « Mémoire, histoire, archives » de la Ligue française des droits de l’Homme. Auteur notamment de Marianne et les colonies (La Découverte, 2003) ; 1885, le tournant colonial de la République (La Découverte, 2007) ; Marcel et Paulette Péju, le 17 octobre des Algériens. La triple occultation d’un massacre (La Découverte, 2011) ; Jean Jaurès, Vers l’anticolonialisme. Du colonialisme à l’universalisme, (Les Petits matins, 2014) ; et, en collaboration : La colonisation, la loi et l’histoire (Syllepse, 2006) ; Les harkis dans la colonisation et ses suites (L’Atelier, 2007) ; Le Paris arabe (La Découverte, 2003) ; Le Paris noir (Hazan, 2001) ; D’une rive à l’autre. La guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire (Syros, 1993) ; Droits de l’Homme. Combat du siècle (Seuil, 2004) ; Être dreyfusard hier et aujourd’hui (Presses universitaires de Rennes, 2009).