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Héritiers français de l’esclavage :
vers la fin d’un tabou ?

Dans une série de quatre enquêtes d'Olivier Pascal-Moussellard, publiées en août 2023, l'hebdomadaire Télérama aborde le thème de « l'esclavage en héritage ». Les trois premières racontent comment deux familles britanniques ainsi que le quotidien The Guardian, ont fait leur « coming out » d'un lourd passé esclavagiste et ont tenté de le « réparer » dans un Royaume-Uni en pointe sur la reconnaissance de l'esclavage. La quatrième enquête, qu'on lira ici, est consacrée à Pierre Guillon de Princé, descendant d’armateurs négriers de Nantes, qui assume le passé de sa famille. « On ne peut pas être coupable d’un crime que l’on n’a pas commis. Pour autant, rester indifférent au fait que ses aïeux aient dû leur fortune à la vente d’êtres humains ne me paraît pas possible. » Une réflexion encore très rare en France.

Pierre Guillon de Princé et Dieudonné Boutrin, descendant d’esclaves, devant l’Aurore, navire du XVIIIe siècle. Photo Laura Stevens pour Télérama.
Pierre Guillon de Princé et Dieudonné Boutrin, descendant d’esclaves, devant l’Aurore, navire du XVIIIe siècle. Photo Laura Stevens pour Télérama.




Héritiers français de l’esclavage : vers la fin d’un tabou ?

par Olivier Pascal-Moussellard, publié par Télérama, 5-18 août 2023.
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L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE (4/4) :
Descendant d’armateurs négriers de Nantes, Pierre Guillon de Princé assume le passé de sa famille. Une position rare en France

« Mais c’est la honte ! » La sentence est tombée en 2015 de la bouche de son petit-fils, Julien. Pierre Guillon de Princé avait alors 75 ans. À la demande de ses petits-enfants, il avait dressé un arbre généalogique de la famille et raconté comment les Guillon avaient traversé la Révolution. « Plutôt bien, même si nos ancêtres armateurs ont sans doute dû verser aux révolutionnaires une part des bénéfices tirés de la traite négrière », a-t-il expliqué. À la fin du XVIIIe siècle, les Guillon possédaient neuf bateaux de commerce : trois « en droiture » – qui effectuaient des allers-retours avec les colonies – et six « en triangle » – qui transportaient du vin, des armes ou des étoffes peintes jusqu’en Afrique. D’où ils repartaient vers les Caraïbes et les États-Unis avec une « autre » cargaison : des esclaves. « La honte », a dit Julien.

Jusqu’à ce que ses descendants l’obligent à se pencher sur ces deux générations d’ancêtres enrichis grâce à la traite négrière, Pierre Guillon de Princé regardait ailleurs : « Je ne me sentais pas coupable à l’époque et je ne me sens toujours pas coupable aujourd’hui, confie-t-il dans le salon de son petit appartement du centre de Nantes. On ne peut pas être coupable d’un crime que l’on n’a pas commis. Pour autant, rester indifférent au fait que ses aïeux aient dû leur fortune à la vente d’être humains ne me paraît pas possible. » Surtout quand cette fortune a été importante… et même si elle s’est évaporée depuis : « En 1799, les Guillon possédaient une sucrerie et une caféterie à Saint-Domingue [aujourd’hui Haïti, ndlr], une partie de la forêt de Princé en Loire-Atlantique, un château dans la région, une maison à Paris… »

Nantes, rappelle l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau dans son livre L’Argent de la traite (1996), était alors la capitale incontestable du commerce triangulaire en France : « Mille quatre cent vingt-sept expéditions négrières sont réalisées à partir du port ligérien au XVIIIe siècle, ce qui représente 42 % du trafic national.  » Un passé encore visible sur les splendides façades sculptées des hôtels particuliers, construits pour les familles d’armateurs, d’assureurs ou de négociants nantais, et plus prégnant au Mémorial de l’abolition de l’esclavage, inauguré en 2012 quai de la Fosse. Mais un passé dévitalisé, enfermé dans son époque, et jamais relié aux tensions d’aujourd’hui.

Sauf par Pierre Guillon de Princé, seul descendant de négriers à témoigner ouvertement de l’histoire de sa famille. Et seul héritier connu à participer, tous les 10 mai, aux commémorations de la loi Taubira de 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ». L’un des deux seuls, aussi, à rechercher le dialogue avec des descendants d’esclaves – Axelle Balguerie, descendante de négociants bordelais, a aussi entamé un dialogue fécond avec la journaliste Aurélie Bambuck, elle-même descendante d’esclaves.

Au Royaume-Uni, une vingtaine de familles ont amorcé une réflexion en profondeur sur leur statut d’« héritiers de l’esclavage ». Plusieurs, comme les Trevelyan, ont condamné officiellement l’attitude de leurs ancêtres et se sont rendus aux Antilles pour y présenter des excuses. Pas pour se flageller, mais pour accélérer un processus de réconciliation – voire de réparation – qui n’en finit plus de stagner. Personne n’oblige à les imiter, mais, pour Pierre, il est urgent de témoigner et de dialoguer. « C’est le moment, souffle-t-il devant les cartes du Mémorial, parce que nous avons une responsabilité morale, les uns et les autres, de raconter d’où nous venons : nous faisons partie de cette “personne morale” qu’est la France, une France qui, en jouant un rôle essentiel dans la traite, a commis un crime contre l’humanité. »

« La honte. » Le mot revient en boucle, de quelque côté que l’on se tourne : « Vous n’imaginez pas comme nous, les Antillais, sommes travaillés par cette honte d’être des descendants d’esclaves, confie Dieudonné Boutrin, président de l’association La Coque Nomade-Fraternité, à Nantes. En Martinique, en Guadeloupe, on n’arrive toujours pas à se dire que notre histoire a commencé dans les cales d’un bateau ! Et chez les békés (descendants des colons), reconnaître que sa fortune remonte au temps des plantations et des esclaves est aussi un sujet tabou. Quand vous additionnez deux silences, vous obtenez toujours du silence. Si rien ne change, Pierre continuera à agir seul, et la réconciliation ne se fera jamais.  »

Un pan d’histoire encore taboue

Depuis qu’ils se sont rencontrés, Pierre et Dieudonné font visiter le Mémorial ensemble. Une frêle passerelle au-dessus du fleuve « oubli », que consolide heureusement le beau travail effectué depuis une vingtaine d’années par les musées des principaux ports de la traite négrière : Nantes, mais aussi Bordeaux, Le Havre, La Rochelle… En clarifiant le rôle de chacun, ces expos font tomber moult préjugés et resserrent les liens entre les communautés.

On pense aux fameux « Anneaux de la mémoire », en 1992, et à « L’abîme. Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial », en 2021, au château des ducs de Bretagne. Chaque fois, la contribution des grandes familles locales est sollicitée. L’exposition permanente « Bordeaux au XVIIIe siècle, le commerce atlantique et l’esclavage », vue par plus de deux millions de visiteurs au musée d’Aquitaine, a marqué une étape : « Quand on a ouvert, en 2009, on nous annonçait la guerre civile, raconte Christian Block, le responsable des collections médiévales et modernes. On a vu tout l’inverse : une exposition attendue avec impatience par des familles bordelaises qui, après avoir craint de se sentir stigmatisées, découvraient que l’on faisait de l’Histoire sans jugement. Quant aux descendants d’esclaves, jamais entendus, leur histoire était enfin racontée, et leur apport à Bordeaux, reconnu. Une porte s’ouvrait, évoquant de façon inclusive ce qui reste, pour toujours, un crime contre l’humanité. »

Des greniers familiaux ont été explorés, des cartons d’archives privées sont devenus accessibles (comme ceux de la famille Mosneron à Nantes, lire Moi, Joseph Mosneron, armateur négrier nantais, 1748-1833, éd. Apogée.), grâce au travail des historiens, Olivier Pétré-Grenouilleau et Éric Saugera en tête. Mais cela n’a pas toujours été simple : « Ceux qui se sont attelés à la tâche […] savent que les familles ne sont d’ordinaire pas très prolixes, écrit Pétré-Grenouilleau dans L’Argent de la traite, ce qui se comprend d’ailleurs, car il est difficile […] de se dessaisir de documents conservés depuis si longtemps. Le “tabou négrier” n’a pas arrangé les choses. »

C’était il y a trente ans. Au Havre, où se tient en ce moment l’exposition « Esclavage. Mémoires normandes », on évoque un dialogue fluide avec les héritiers locaux du commerce triangulaire. Mais partout les échanges pourraient être plus féconds. « Nous ne sommes toujours pas contactés par les familles locales lorsqu’elles veulent se défaire de certains objets qui pourraient nous intéresser », regrette un responsable du château des ducs de Bretagne. En 2015, deux portraits de Dominique-René et Marguerite-Urbane Deurbroucq, peints en compagnie de leurs esclaves noirs, en 1753, ont dû être achetés en vente privée. Et une aquarelle du bateau négrier la Marie-Séraphique a quitté Nantes pour être vendue à Paris. On est encore loin du volontarisme britannique.

Question de culture ? « Le climat français n’est pas favorable au “coming out” des héritiers de l’esclavage, constate Dominique Taffin, directrice de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, créée à Paris en 2019. Peut-être parce que, en France, on a tendance à renvoyer toutes les questions sensibles au sommet de l’État, pour qu’il “décrète” la vérité et le message officiels. Or l’État ne veut pas se prononcer au-delà de la loi Taubira : tout le monde craint l’effet boomerang d’un débat sur les réparations. Côté historiens, la recherche avance mais elle prend du temps. Il n’existe pas de base de données aussi performante que celle qui a permis aux familles anglaises de connaître leurs antécédents. »

Chacun son rythme, donc. L’Angleterre a pris de l’avance avec la reconnaissance, par de très grandes institutions comme l’Église anglicane, l’Université de Cambridge – et demain, peut-être, la Couronne – du fait qu’elles avaient bénéficié des revenus de la traite. Le gouvernement danois a présenté, fin 2022, des excuses officielles à ses anciennes colonies. L’Espagne et le Portugal, pourtant pionniers de la traite, sont en retard… « Partout, rappelle Dominique Taffin, l’attitude de l’État répond à une demande sociale, et même si les choses commencent à bouger, celle de la société civile française est beaucoup moins pressante que celle du monde anglo-saxon. »

La réconciliation attendra donc encore. À moins que les familles héritières de l’esclavage s’en mêlent. « Le travail de mémoire a été fait, il doit nous aider à parler sereinement des réparations, conclut Pierre Guillon de Princé. S’il me paraît impossible d’indemniser chaque descendant d’esclave, on peut faire beaucoup plus pour soutenir le développement de nos anciennes colonies et de nos actuels territoires d’outre-mer. Pourquoi pas un “plan Marshall” pour l’Afrique et pour les îles ? » Qui sait, cela finira peut-être par arriver, « mais l’impulsion doit venir de nous, les familles, à Nantes, Bordeaux, La Rochelle… Et quelle que soit la forme qu’elle prendra, il faudra se souvenir que cette aide n’est pas un cadeau, mais un dû. »


Les trois autres articles de la série d’été de Télérama, « L’esclavage en héritage », sont accessible aux abonnés à cette adresse.



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