- Comprenez-vous les réactions parfois violentes à ce discours ?
J’ai du mal à comprendre les caricatures et la malhonnêteté intellectuelle de ceux qui tirent une phrase d’un discours d’une heure. Quand on choisit de ne rien dire, on ne court aucun risque d’être mal compris. A Dakar, Nicolas Sarkozy a pris le risque de dire quelque chose aux Africains, avec lesquels nos liens sont particulièrement forts, parce que nous avons avec eux une histoire commune. Ce discours était très respectueux des Africains. C’était un discours sincère. Qu’est-ce que l’amitié sans la sincérité ?
- On y a vu du paternalisme. Et votre description de l’homme africain, enfermé dans l’éternel recommencement, est très mal passée…
Le discours de Dakar n’exprime aucun sentiment de supériorité. Il parle aux Africains non comme à des enfants, mais comme à des frères. Au demeurant, le débat est resté limité : quelques invectives, quelques analyses critiques d’intellectuels. Et seuls deux chefs d’Etat ont réagi. M. Konaré [président de la commission de l’Union africaine, ndlr] est resté dans son registre habituel, celui de la critique contre Nicolas Sarkozy. Le président d’Afrique du Sud, M. Mbeki, a écrit au contraire tout le bien qu’il pensait de ce discours. Qu’il y ait débat, c’est légitime et c’est très bien. Ce discours vit sa vie. Quant à l’éternel recommencement, c’est un imaginaire commun à toute l’humanité à certains moments de son histoire. Les Grecs étaient incapables de concevoir l’idée moderne du progrès. L’idée de progrès, c’est celle qui s’est conceptualisée au moment des Lumières et que peu ou prou les diverses civilisations ont intégrée. Chaque civilisation a fait sa propre synthèse. L’Afrique doit faire la sienne.
Les critiques du président Konaré
Le président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Oumar Konaré, ancien président du Mali, s’est souvent opposé aux propositions de Nicolas Sarkozy, mais ses prises de position étaient argumentées et non systématiques.
Dès le 27 juillet, le président Konaré déclarait dans une interview à Radio France Internationale (RFI) que le discours de Dakar « n’est pas neuf dans le fond et rappelle des déclarations fort anciennes, d’une autre époque ». Il avait poursuivi en critiquant le rejet de toute repentance affiché par Nicolas Sarkozy au sujet de la colonisation : « une bonne partie du retard de l’Afrique est liée à cela et cette réalité, je suis sûr que le président le sait. […] Personne n’a le droit de la nier, et cela n’a rien à voir avec la repentance».
Mais c’est sans doute au Non à l’immigration choisie ! du président Konaré qu’Henri Guaino fait allusion ci-dessus. En avril 2006, alors que la loi relative à l’immigration et à l’intégration de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, était en discussion, M. Konaré avait dénoncé le recours à l’immigration sélective : « De façon unilatérale, on décide de piller, de pomper les pays africains de leurs cerveaux. Chaque année, plus de 25 000 diplômés, dans tous les domaines, quittent l’Afrique. » Un continent « victime d’une traite des cerveaux » pénalisant ses efforts de développement.
Plus récemment, début octobre, le président de la Commission de l’Union Africaine a jugé sévèrement le projet de loi français introduisant des tests ADN pour les candidats étrangers au regroupement familial, le jugeant «inacceptable au niveau éthique, moral et culturel». Mais le premier chef d’Etat étranger à avoir critiqué officiellement ce projet semble avoir été le président sénégalais Abdoulaye Wade.
Le soi-disant soutien du président Mbeki
En revanche, c’est Henri Guaino qui frise la « malhonnêteté intellectuelle » quand il évoque «tout le bien» que le président sud-africain penserait du discours de Dakar. Le conseiller du président français n’ignore pas que les félicitations adressées à Nicolas Sarkozy par Thabo Mbeki ne concernaient que le soutien de la France à la renaissance et au développement de l’Afrique — la présidence de la République sud-africaine l’a précisé le 24 août dans le communiqué suivant :
La lettre de Mbeki au président français provoque une vive polémique
Avoir le soutien de la France pour la renaissance et le développement de l’Afrique est une des priorités de l’Afrique du Sud. C’est ce qui a incité le président Thabo Mbeki à adresser une lettre de félicitation au président français, Nicolas Sarkozy, s’attirant par là-même un certain nombre de critiques.
Le courrier de Mbeki a provoqué un grand émoi dans certains milieux. En effet, beaucoup estiment que le discours de Sarkozy sur le colonialisme, prononcé au Sénégal le mois dernier, était raciste et paternaliste envers l’Afrique.
La présidence de la République sud-africaine précise que les félicitations de Mbeki ne concernaient que le soutien de la France à la renaissance et au développement de l’Afrique.
« Par sa lettre de félicitation, le président, sans aborder l’impression d’ensemble laissée par ce discours, a pris acte de l’engagement de la France en faveur du développement du continent africain et de ses peuples » a déclaré Mukoni Ratshitanga, porte parole de la présidence.
Les spécialistes s’accordent à dire que, en tant que militant panafricain, Mbeki ne pouvait cautionner des propos racistes, mais qu’il avait souhaité relever les aspects positifs du discours de Sarkozy.
La République sud-africaine rappelle qu’elle a toujours entretenu de bons rapports avec la France et qu’elle poursuivra dans cette voie.
Pour en savoir plus sur cette péripétie, reportez-vous à cette page — vous pourrez notamment y prendre connaissance de la lettre du président Thabo Mbeki.
Les critiques d’historiens français
Nombre historiens français ont joint leurs critiques du discours de Dakar à celles émises par des Africains — notamment Catherine Coquery-Vidrovith, Gilles Manceron et Benjamin Stora.
Etienne Smith, doctorant au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) et ATER à Sciences-Po Paris, a publié dans la revue Mouvements un article dont voici le début :
L’Afrique de Monsieur Sarkozy
Véritable coup de force symbolique, le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet dernier enferme l’Afrique dans les clichés coloniaux et insulte son rapport au monde.
« Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause ». On ne saurait mieux dire ! Cette phrase, extraite du discours de M. Sarkozy adressé à la jeunesse africaine est sans doute la plus pertinente. Partant de ce constat, il est légitime de s’interroger sur le mythe de l’Afrique que construit Nicolas Sarkozy pour les besoins de sa cause. Annoncé comme un moment de « rupture » très attendu, rarement discours n’aura été autant à côté de la plaque. « Fraîchement accueilli », « applaudissements à peine polis », rapportent les reporters de grands quotidiens français ayant assisté à l’événement. C’est que les amateurs de rupture en ont été pour leur frais, entendant une intervention dont l’arrogance le dispute à l’ignorance.
Le discours est étonnant, tant dans la forme que dans les thèmes choisis. Au lieu des propositions attendues sur le nouveau format des relations France-Afrique, le public a eu le droit à un long monologue se voulant historico-philosophique sur ce que seraient l’Afrique et ses problèmes. Le ton et la forme lyrique de cette adresse, tout en hyperbole pour conter les « malheurs » comme la « magie » du continent, s’inscrivent dans une longue tradition d’arrogance et de monologue français sur l’Afrique. Le contenu est à l’avenant. En résumé, l’Afrique serait figée dans la répétition du même, sans histoire, incapable d’universalisme et imperméable au reste du monde. L’archétype de « l’homme africain » (sic) qu’il construit de toutes pièces, serait ainsi l’antithèse même de toute idée de « rupture » que M. Sarkozy prétend incarner. On peut trouver sévère le diagnostic de l’historien et philosophe camerounais Achille Mbembe cité en exergue. Mais le discours de M. Sarkozy est bien un modèle du genre de ces « discours vulgaires », sourds à l’évolution des connaissances et des idées. Et même plus grave encore, car sanctionné par l’autorité d’un chef d’Etat de la République française. […]
- Etienne Smith a co-dirigé le numéro 184 des Cahiers d’études africaines «Parentés, plaisanteries et politique».
Vous trouverez l’intégralité de son article sur le site Mouvements.