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Henri Alleg est mort

Son nom reste lié au recours à la torture par l'armée française durant la guerre d'Algérie. Inlassablement, il a dénoncé la colonisation comme un crime contre l’humanité.

Communiqué LDH

Paris, le 18 juillet 2013

Henri Alleg, figure de l’anticolonialisme

La Ligue des droits de l’Homme rend hommage à la mémoire d’Henri Alleg, décédé le 17 juillet 2013. Militant communiste, au Parti communiste algérien et au Parti communiste français, figure emblématique de la lutte anticoloniale, journaliste engagé, Henri Alleg restera l’homme de La Question, ouvrage par lequel il établit, après l’avoir subi, l’usage systématique de la torture par l’armée française en Algérie.

Arrêté le 12 juin 1957, au domicile de Maurice Audin, qui mourra quelques jours après sous la torture, il en est victime pendant plusieurs semaines à El Biar, en Algérie. Transféré à la prison de Barberousse, il trouvera la force de témoigner pour que nul ne puisse dire qu’il ne savait pas. Dans son œuvre, publiée en 1958 par les éditions de Minuit et immédiatement censurée, Henri Alleg décrit les sévices subis tels que la gégène, la noyade, les brûlures, auxquels s’ajoutent les menaces contre ses proches. Ce récit de l’horreur quotidienne commise au nom de l’Etat français en Algérie a contribué à une double prise de conscience : sur la nature du colonialisme, et sur celle de la torture. La Ligue des droits de l’Homme adresse ses condoléances à ses enfants et ses proches.

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Henri Alleg, auteur de La Question, est mort

[Le Monde.fr, le 18 juillet 2013 à 11h54]

Connu sous le nom d’Henri Alleg, qu’il avait pris lors de son passage dans la clandestinité pendant la guerre d’Algérie, Harry Salem est mort le 17 juillet en région parisienne trois jours avant son quatre-vingt douzième anniversaire. Dans son livre La Question qui reste un document majeur sur la torture, il avait témoigné sur les sévices qu’il avait subis, en 1957, entre les mains des parachutistes français.

Il faut imaginer la scène : Alleg recroquevillé contre le mur, à moitié groggy. Le para a fait le « boulot » : gégène, étouffement par l’eau, brûlures… L’équipe des « spécialistes » lui a balancé une rafale de grossièretés : « On te niquera la gueule «  ; de menaces : « On va faire parler ta femme », « Tes enfants arrivent de Paris ». Il répond calmement : « Vous pouvez revenir avec votre magnéto [générateur d’électricité], je vous attends : je n’ai pas peur de vous. »

On est en juin 1957, à El Biar, un quartier d’Alger, dans un immeuble désaffecté transformé en centre de tortures. La guerre d’Algérie bat son plein d’horreurs. Moins on la nomme par son nom – il faudra attendre 1999 pour cela – plus la sauvagerie se donne libre cours et déborde parfois d’un camp sur l’autre.

DIRECTEUR D' »ALGER RÉPUBLICAIN »

La réplique lancée au soldat devenu bourreau n’est pas une bravade. Journaliste depuis 1950, Alleg connaît son Algérie où depuis longtemps, selon les mœurs coloniales, on torture dans les commissariats et les gendarmeries jusqu’à de petits délinquants qui ne veulent pas « avouer ». A l’automne 1955, un an après le déclenchement de l’insurrection le 1er novembre 1954, il plonge dans la clandestinité quand le quotidien Alger républicain, dont il est le directeur, est interdit et le Parti Communiste Algérien (PCA), dont il est membre, dissous.

Le 12 juin 1957, les parachutistes l’attendent au domicile de Maurice Audin. Celui-ci, jeune assistant en mathématiques, lui aussi militant du PCA, a été arrêté. Il mourra le 21 juin, sous la torture. Le scandale de sa « disparition » aura vraisemblablement sauvé du pire son camarade.

Rien, hormis un mental d’acier qui apparaîtra au fil des épreuves, ne prédisposait Henri Alleg à devenir un héros, un mot qui n’était pas dans son vocabulaire. Parmi les nombreux ouvrages qu’il a écrits, deux sont de nature très différente mais se complètent admirablement : La Question (Editions de Minuit, 1958), le plus connu, et Mémoire algérienne, plus récent (Stock 2005). Le premier est un récit circonstancié écrit à la prison Barberousse d’Alger, où il a été transféré après son « séjour » à El Biar en juin 1957.

INTERDIT, AUSSITÔT RÉÉDITÉ

Léo Matarasso, son avocat, lui a suggéré de raconter ce qu’il a vécu aux mains des parachutistes : « Fais ce que les autres, le plus souvent analphabètes, ne peuvent faire. » Les petits bouts de papiers sortent au compte-gouttes, Gilberte l’épouse, à Paris, les tape à la machine. Jérôme Lindon, qui dirige les Editions de Minuit, publie l’ouvrage en février 1958. La Question fait l’effet d’une bombe : soixante mille exemplaires vendus en quelques semaines. Le non-dit qui, en dépit des premières révélations, continuait de régner sur la torture, vole en éclats.

La sortie a été précédée d’une plainte au procureur de la République dont l’Humanité publiera le texte – aussitôt censuré. La presse, Libération de l’époque, Le Monde, L’Express, France-Observateur, Témoignage Chrétien, s’émeuvent également. L’ouvrage interdit dès le mois de mars, quatre grands écrivains s’adressent, en vain, au président René Coty : Malraux, Martin du Gard, Mauriac, Sartre. Il est réédité, en Suisse, avec une postface de Sartre.

CROISEMENT DES CULTURES

Né le 20 juillet 1921 à Londres, de parents juifs russo-polonais, Alleg est un melting pot à lui tout seul : britannique par sa naissance, il sera français par choix quand sa famille s’installe au nord de Paris, puis algérien par adoption après l’indépendance de 1962. L’envie de bourlinguer le saisit en 1939 au moment où débute la Seconde Guerre mondiale. Il songe à l’Amérique mais débarque à Alger. Coup de foudre. Il ne quittera plus ce pays.

Son peuple, s’il en faut un, sera le peuple algérien, celui du cireur de chaussures qui l’appelait  » rougi  » pour ses taches de rousseur. Le moindre geste de fraternité humaine fait fondre ce petit bonhomme aux yeux rieurs, qui raconte des histoires à n’en plus finir : juives ? arabes ? anglaises ? parisiennes ? Ce croisement des origines et des cultures, hors de toute domination de classe et de « race », c’est très exactement l’idée qu’il se fait de l’Algérie et au nom de laquelle il honnit le colonialisme.

DANS LE CAMBOUIS DE L’HISTOIRE

Alger républicain en est le porte-drapeau, ne serait-ce que par deux signatures qui jalonnent son histoire : Albert Camus, le pied-noir, qui veut des Français égaux des deux côtés de la Méditerranée mais ratera la marche suivante, celle de la décolonisation ; Kateb Yacine, le Berbère, qui cultive une Algérie indépendante, multiethnique, multiculturelle, politiquement pluraliste. Cet idéal, Alleg n’hésite pas à le défendre contre l’hégémonisme du FLN quand celui-ci accapare le pouvoir, avec Ben Bella, en juillet 1962. Une nouvelle interdiction d’Alger républicain en 1965, sous Boumediene, provoque son départ pour la France.

Il signera, en 2000, l’Appel des Douze « pour la reconnaissance par l’Etat français de la torture », aux côtés de Germaine Tillion, d’une idéologie pourtant sensiblement différente, parce que le texte indique bien que « la torture est fille de la colonisation ». Jusqu’au bout, il avait poursuivi sa recherche éperdue d’un monde d’hommes libres, égaux, et associés – qu’il identifiait au communisme.

Refusant de « céder du terrain à l’adversaire », il était resté longtemps, en dépit de tout, solidaire des pays socialistes. En désaccord sur ce plan avec le Parti communiste français, il n’avait pas aimé non plus les « dérives social-démocrates » qui, à ses yeux, dénaturaient le marxisme. Endurci par son combat Henri Alleg avait mis les mains dans le cambouis de l’histoire. D’autres se flatteront d’avoir les mains pures. Mais, pour reprendre une formule de Péguy, « on peut se demander s’ils ont jamais eu des mains »

Charles Silvestre

ancien rédacteur en chef de L’Humanité,

coordinateur de l’Appel des Douze contre la torture
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