L’aventure coloniale : une honte pour le pays, un handicap pour son économie
Dans un livre intitulé La France ne sera plus jamais une grande puissance ? Tant mieux !, publié aux éditions La Découverte, Guillaume Duval, rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques, montre notamment qu’elle n’a pas retrouvé son rang parmi les nations : avec moins de 1% de la population mondiale, elle n’a aucune chance de redevenir une grande puissance. Ce déclin incontestable n’a pourtant rien de catastrophique : on peut vivre — et bien vivre — sans avoir besoin de s’imposer au reste du monde. Ci-dessous un extrait (les pages 13 à 19), de Guillaume Duval, La France ne sera plus jamais une grande puissance ? Tant mieux !1.
Après le désastre des guerres napoléoniennes, ce qui avait permis à la France de retrouver son rayonnement et sa puissance sur la scène mondiale, c’est pour l’essentiel son empire colonial. Des premières aventures coloniales françaises, essentiellement américaines, il ne restait quasiment plus rien à la fin du règne de Napoléon Bonaparte : le Canada et l’Inde étaient devenus britanniques et la Louisiane avait été vendue aux Américains. C’est à partir de 1830 que la France reconstruisit un vaste empire, essentiellement en Afrique, mais aussi en Indochine.
A son apogée, au moment de la grande Exposition coloniale de 1931 à la Porte Dorée à Paris, il comptera 106 millions d’habitants, dont 41 seulement en métropole, soit un peu plus d’un habitant de la planète sur vingt. Le drapeau français flottait alors sur 13 millions de km2 soit 8,6 % des terres émergées. L’empire français restait certes très loin derrière l’empire colonial britannique qui comptait, en 1939, 450 millions d’habitants répartis sur 33 millions de km2 mais il faut se souvenir que, en 1930, les Etats-Unis eux-mêmes ne comptaient jamais que 122 millions d’habitants pour 10 millions de km2. Grâce à son empire colonial, la France continuait donc, en théorie du moins, à jouer dans la même cour que les Américains, devenus à la faveur de la guerre de 1914-1918 la nouvelle puissance mondiale dominante.
C’est probablement la conquête de l’Algérie, de 1830 à 1857, qui illustre le mieux l’avilissement qu’a signifié pour le pays des droits de l’homme sa volonté de se doter à tout prix d’un empire colonial. En 1830, l’Algérie comptait en effet entre 3 et 5 millions d’habitants selon les estimations. En 1871, il n’en restait plus que 2,1 millions… Alexis de Tocqueville écrit en 1841 de retour d’Algérie : « Pour ma part, j’ai rapporté d’Afrique la notion affligeante qu’en ce moment nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes. C’est, quant à présent, de leur côté que la civilisation se rencontre. 2.»
Il faut dire que « nos » militaires s’en sont donné à cœur joie. Le lieutenant-colonel de Montagnac écrit ainsi à Philippeville (aujourd’hui Skikda) en 1843 : « Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées. Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe : l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied… Tous les bons militaires que j’ai l’honneur de commander sont prévenus par moi-même que s’il leur arrive de m’amener un Arabe vivant, ils recevront une volée de coups de plat de sabre. […] Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens. » Son chef, le fameux général Bugeaud, était très fier de pouvoir dire : « Nous tirons peu de coups de fusil, nous brûlons tous les douars, tous les villages, toutes les cahutes. 3 » Bref, la guerre, est toujours et partout une activité peu ragoûtante, mais en cette occasion les soldats français se sont incontestablement surpassés. Presque deux siècles plus tard, ce désastre moral contribue d’ailleurs toujours à entraver la réconciliation entre la France et l’Algérie.
D’autant que, tant en Algérie, qu’en Afrique subsaharienne ou encore en Indochine, la suite n’a démenti en rien ce démarrage en fanfare. Le comble de l’horreur ayant probablement été atteint une fois encore en Algérie, avec les événements de Sétif le 8 mai 1945 qui ont fait entre 8 000 et 15 000 morts selon les sources (le gouvernement algérien avance même le chiffre de 45 000 morts) dans la répression sauvage de manifestations nationalistes qui avaient éclaté à l’occasion de la capitulation de l’Allemagne hitlérienne. Cette histoire sanglante s’est poursuivie même jusqu’au milieu du siècle dernier avec les guerres auxquelles la décolonisation a donné lieu ensuite. La guerre d’Indochine aura ainsi fait, entre 1945 et 1954, près de 500 000 victimes dont 50 000 Français. Celle d’Algérie, de 1954 à 1962, fit entre 250 000 et 400 000 morts algériens et causa celle de 30 000 Français. Et il ne faut pas oublier non plus la guerre oubliée menée de 1955 à 1962 par les militaires français au Cameroun, qui fit aussi à elle seule de 60 000 à 120 000 morts selon les sources 4.
Au-delà de ce décompte macabre lié à la violence ouverte et visible, la colonisation fut surtout marquée pendant plus d’un siècle par une foule d’injustices et d’humiliations quotidiennes, certes moins spectaculaires mais pas moins dommageables. Ce sont évidemment les colonisés qui en ont le plus pâti mais elles ont aussi profondément avili les Français eux-mêmes : ils bénéficiaient vis-à-vis des colonisés d’avantages qu’ils savaient d’autant plus pertinemment indus et usurpés, qu’ils venaient d’un pays qui se prétend le champion des droits de l’homme et de l’égalité entre les êtres humains.
La colonisation avait pourtant bénéficié au départ d’un assez large consensus au sein d’une société hexagonale, inquiète déjà de la grandeur de la France. Le cas sans doute le plus connu parmi les enthousiastes de la colonisation à outrance est celui de Jules Ferry, le ministre de l’éducation républicain qui a été par ailleurs à l’origine de la généralisation de l’école obligatoire. Il prononça en effet en 1885 à l’Assemblée nationale, à l’occasion du lancement d’une expédition au Tonkin, un vibrant plaidoyer resté dans les mémoires : « Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures… (Rumeurs sur plusieurs bancs à l’extrême gauche) Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… ». Une approche qui recueillait alors un assentiment majoritaire dans le pays.
Le colonialisme avait cependant suscité aussi très tôt des oppositions significatives. Notamment chez des gens de droite comme Auguste Thiers, réticents parce que la colonisation freine à leurs yeux, et ils ont raison nous y reviendrons, la modernisation du pays (et la préparation de la revanche sur l’Allemagne) en détournant de cette tâche les moyens humains et financiers indispensables.
Mais une opposition de gauche au colonialisme s’affirme aussi dès le début avec notamment le député radical Georges Clemenceau, et futur président du conseil pendant la première guerre mondiale qui s’opposa frontalement à Jules Ferry en 1885 et fit tomber son gouvernement sur l’affaire du Tonkin : « Races supérieures ? Races inférieures, c’est bientôt dit !… Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps !… Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur, Confucius ! » Avant de conclure son réquisitoire : « L’histoire de France depuis la Révolution est une vivante protestation contre cette inique prétention ».
Plus tard, en 1908, Jean Jaurès dénoncera lui aussi sans concession le colonialisme à l’Assemblée nationale : « Il paraît que les peuples d’Afrique et d’Asie sont une sorte de bétail innombrable et inférieur que les races blanches peuvent exploiter, décimer, asservir. Voilà un préjugé barbare, un préjugé d’ignorance, de sauvagerie et de rapine ». Et il conclut de façon toujours très actuelle : « ce monde musulman que vous méconnaissez tant, Messieurs, depuis quelques décennies prend conscience de son unité et de sa dignité. Deux mouvements, deux tendances inverses s’y trouvent : il y a les fanatiques, oui, il y a des fanatiques… Mais il y a les hommes modernes, les hommes nouveaux… Il y a toute une élite qui dit : l’Islam ne se sauvera qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix. Et c’est à l’heure où ce mouvement se dessine que vous fournissez aux fanatiques de l’Islam l’occasion de dire : comment serait-il possible de se réconcilier avec cette Europe brutale ? Avec cette France, qui se dit de justice et de liberté, mais qui n’a contre nous d’autres gestes que les canons et les fusils ? »
Malgré la lucidité dont firent preuve très tôt les Clemenceau et les Jaurès, la question coloniale resta cependant une pierre d’achoppement au sein de la gauche elle-même. Ses hésitations sur le sujet contribuèrent notablement à prolonger les guerres d’indépendance dans la seconde moitié du XXe siècle. Et en particulier la guerre d’Algérie sous le gouvernement du socialiste Guy Mollet entre 1956 et 1958, dont l’inflexible ministre de la justice n’était autre qu’un certain François Mitterrand…
Bref, la construction d’un vaste empire colonial à partir de 1830 a certes permis à la France de devenir, malgré ses déboires postrévolutionnaires, une des « grandes puissances » qui comptent dans le monde du XIXe et du XXe siècle. Cet empire colonial a aussi indéniablement apporté une contribution décisive à la survie du pays aux heures les plus sombres de son histoire, quand entre 1940 et 1944, le maréchal Pétain avait engagé la France dans la « collaboration » avec l’Allemagne nazie. Les colonies avaient alors servi de base arrière à celles et ceux qui, avec en particulier le général de Gaulle, n’avaient pas accepté cette infamie. Pour autant, il n’y avait vraiment pas de quoi être fier ni des conditions de la conquête de cet empire ni de la façon dont il a été géré ensuite, ni même de celle dont la France s’est tardivement résolue, contrainte et forcée, à laisser ces pays vivre, enfin, leur vie.
Les colonies ont-elles au moins contribué au développement économique de la métropole, comme le prétendaient à la fois les propagandistes de la colonisation et les anticolonialistes qui dénonçaient le pillage de ces territoires ? Nombreux sont ceux qui mettent sur le compte de la surexploitation des colonies la bonne fortune industrielle de l’Europe occidentale au XVIIIe et au XIXe siècle. Mais, dans le cas de la France, il y a lieu d’en douter. Le Royaume Uni, avait certes su très tôt conquérir et conserver des colonies importantes. Elles lui ont notamment fourni au XVIIe siècle des fibres textiles en abondance qui ont indéniablement favorisé son industrialisation, comme l’a établi en particulier l’historien Kenneth Pomeranz lorsqu’il compare la situation du Royaume Uni à celle de la Chine 5. A contrario on a pu constater que leur vaste empire colonial avait plutôt freiné le développement de l’Espagne et du Portugal, en orientant leur économie vers des activités purement rentières, du fait notamment de l’excès de métaux précieux en provenance d’Amérique du Sud. Ce qui s’était traduit ensuite par le déclin prononcé de pays qui avaient, de ce fait notamment, manqué le coche de la révolution industrielle.
Le second empire colonial français semble avoir eu des effets analogues. Il a mobilisé en effet des ressources humaines et financières importantes qui ont manqué au développement de la métropole sans que l’apport des produits et des marchés coloniaux ne suscite réellement un surplus d’activités qui ait pu justifier un investissement extérieur aussi massif. Au XXe siècle, les puissances économiques qui se sont imposées sont souvent des pays qui, comme les Etats-Unis ou l’Allemagne, se caractérisent par l’absence d’un empire colonial significatif, dont ils n’ont pas eu à supporter les coûts et les contraintes correspondantes. L’économiste et historien Jacques Marseille, qui a étudié la question avec attention, arrivait à la conclusion que, outre ses effets moraux délétères, l’aventure coloniale avait coûté à la France près de 70 milliards de Francs Or de 1913, soit l’équivalent de trois fois l’aide Marshall débloquée par les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale pour reconstruire la France 6. Ce qui ne veut pas dire que certains Français ne se soient pas incontestablement (et grassement) enrichis dans l’affaire. Ni bien entendu que la colonisation n’ait pas d’abord et avant tout considérablement appauvri les économies des pays concernés, notamment en Afrique, en déstructurant leurs sociétés.
Guillaume Duval © La Découverte
- Collection : Cahiers libres, septembre 2015, ISBN : 9782707185204, 234 p, ISBN numérique : 9782707187031.
- Alexis de Tocqueville, Sur l’Algérie, Flammarion, Paris, 2003.
- Cité par Gilles Manceron dans Marianne et les colonies, éd. La Découverte, 2005
- Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Thomas Deltombe, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948 – 1971), La Découverte, Paris, 2011.
- Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, Paris, 2010.
- Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français : Histoire d’un divorce, Albin Michel, Paris, 1984.