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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Guerre d’Algérie : trois projets de musée

Trois projets de musées, consacrés à la présence française en Algérie, ont été lancés dans le Sud par des élus et des associations pieds-noires. Suscitant une vive polémique contre la réhabilitation de l’entreprise coloniale.
Un article de Pierre Daum, publié dans Libération le 20 septembre 2007

Fini la repentance, la France coloniale est de retour

Trois projets de musées destinés à entretenir la mémoire de la France dans ses anciennes colonies sont en cours dans le sud-est de l’Hexagone, où — ce n’est pas un hasard — est implantée une forte communauté de pieds-noirs. Ces établissements devraient recevoir des appellations légèrement différentes. A Perpignan, ce sera un
Centre de la France en Algérie. A Montpellier, un Musée de l’histoire de la France en Algérie. Et à Marseille, un Mémorial national de la France d’outre-mer.

«Tous ces projets ont ceci en commun qu’ils relèvent beaucoup plus d’une logique politique que d’une démarche scientifique», dénonce le sociologue Vincent Geisser, chercheur au CNRS, et spécialiste des relations entre la France et le Maghreb.

« Pas du tout !» répondent, la main sur le cœur, les opérateurs de ces projets, jurant que leur démarche se veut «objective» et que leurs intentions « n’ont rien d’électoralistes».

La plus avancée des trois initiatives est celle de Perpignan. Installé dans le couvent Sainte-Claire, transformé en prison au XVIIIe siècle, le Centre devrait ouvrir ses portes en 2008. Conçu pour recueillir les documents et les objets accumulés par l’antenne perpignanaise du Cercle algérianiste (une importante association de pieds-noirs présente dans quarante villes en France), il comportera une salle permanente, et une autre pour des expos temporaires. «
Depuis que le projet est lancé, nous recevons des dons de pièces par des familles pieds-noires de toute la France», se réjouit Jean-Marc Pujol, l’adjoint au maire UMP Jean-Paul Alduy, en charge du projet.

«Bastonnés pour quatre oranges»

Jean-Marc Pujol, lui-même rapatrié d’Algérie, cède sans complexes à la surenchère mémorielle de ce début de XXIe siè­­cle. Le musée perpignanais, explique-t-il gravement, s’inspire « un peu de la même idée que le Centre Simon Wiesenthal
(créé à Los Angeles pour préserver la mémoire de l’Holocauste, ndlr).
On a exterminé les juifs de Pologne. Nous construisons un centre pour conserver la mémoire des pieds-noirs»…

Depuis deux ans, un collectif d’organisations (Mrap, LDH, PCF, les Verts, Harkis et droits de l’homme…) tente — en vain — de bloquer le projet.
«
Nous ne sommes pas opposés à un musée sur la France en Algérie, précise Anne Gaudron, de la Ligue des droits de l’homme. Ce que nous voulons, c’est que tous les aspects y soient présentés. Et pas uniquement celui des nostalgiques de l’Algérie française.»

Jacky Mallea, retraité EDF, fait partie des opposants au projet. Né à Guelma, dans une vieille famille pied-noire, il a quitté l’Algérie à l’âge de 20 ans :
« A l’époque de la colonisation, on voyait des gars se faire bastonner uniquement parce qu’ils avaient fait tomber quatre oranges. Parmi les dockers du port d’Alger, l’Arabe gagnait deux fois moins que l’Européen. Et puis en 1945, quand, après s’être engagés pour sauver la France des nazis, les Algériens sont descendus dans la rue pour rappeler à de Gaulle sa promesse de plus d’égalité, l’armée française a tiré dans la foule : 10 000 morts à Sétif, 3 000 à Guelma, ma ville, et des centaines à Kerrata. Tout cela va-t-il figurer dans le musée ? J’en doute fort !»

A l’heure actuelle, le Centre de la France en Algérie n’a ni directeur, ni conseil scientifique. Sa réalisation a été confiée à une seule personne, Suzy Simon-Nicaise, chef d’entreprise (elle refuse de dire laquelle) dans les Pyrénées-Orientales, et présidente du Cercle algérianiste de Perpignan.
« Pour ce genre de site public, remarque Eric Savarese,
il est fondamental de multiplier les documents et les points de vue.
Sinon, il ne va servir qu’à alimenter la guerre des mémoires. Or, il semble que le projet perpignanais ne cherche pas à croiser les points de vue.»

Ce maître de conférences en sciences politiques à l’université de Perpignan a organisé, en avril, à Narbonne, un colloque rassemblant les meilleurs historiens de la colonisation, intitulé Montrer l’Algérie au public, pour en finir avec les guerres de mémoires algérienne 1
« C’est un gros travail que nous avons fait là, poursuit Eric Savarese.
Mais la municipalité n’a pas souhaité s’en saisir.»

Suzy Simon-Nicaise avait 8 ans en 1962, lorsque sa famille a dû fuir l’Algérie.
« Cela fait 45 ans, mais la douleur est intacte», précise-t-elle. Malgré ses réticences à parler à LibérationOn connaît bien la position de ce journal…»), elle finit par préciser sa pensée : « Je veux faire un Conservatoire de la mémoire des Français d’Algérie. On y a vécu 132 ans. Et ce n’était pas l’apartheid tel que certains veulent le faire croire.» Sur le site Internet du
Cercle algérianiste, figure, parmi les organisations amies, l’Adimad, une association qui lutte ouvertement pour la réhabilitation morale des
«héros de l’Organisation (comprendre : l’OAS, ndlr),
tombés pour que vive l’Algérie française».
Le 5 juillet 2003, l’Adimad a obtenu de la mairie de Perpignan l’autorisation d’élever une stèle, dans le cimetière du Haut-Vernet, à la mémoire des morts de l’OAS. Suzy Simon-Nicaise était présente à la cérémonie, aux côtés de Jean-Marc Pujol. Elle :
«Je ne condamne pas l’OAS. Je me pose la question : si j’avais eu 18 ans à cette époque, est-ce que je ne serais pas devenue moi aussi résistante ?» Lui :
«Je ne dénonce pas l’OAS, ni n’en fait l’apologie. Ces gens se sont engagés en réaction aux mensonges de l’Etat français. L’Adimad a sa justification

Le comité scientifique démissionne

A Montpellier, Georges Frêche, «grand ami des pieds-noirs» depuis trente ans, en avait fait une affaire personnelle. Il s’agissait « de rendre hommage à ce que les Français ont fait là-bas», expliquait l’ex-maire de la ville (aujourd’hui président de l’Agglomération urbaine, et de la région Languedoc-Roussillon), exclu du Parti socialiste en janvier pour avoir considéré que le nombre de « Blacks» dans l’équipe nationale constituait «une honte pour la France». D’où sa colère, en novembre 2005, lorsque Hélène Mandroux, la nouvelle maire de la ville (et pourtant sa dauphine attitrée) osa geler le projet. Ni une, ni deux, Frêche le reprit sur le budget de la communauté d’Agglomération. Et lorsque certains historiens membres du comité scientifique commencèrent à critiquer les velléités de glorification de l’Algérie française, Georges Frêche s’est publiquement exclamé : «
Rien à faire des commentaires d’universitaires trous du cul. On les sifflera quand on les sollicitera.» Résultat, le 17 novembre 2005, l’ensemble du comité scientifique a présenté sa démission. Et depuis ? Rien.

Sur l’hôtel Montcalm, ravissante bâtisse au cœur de la ville, une plaque continue à promettre un Musée de l’histoire de la France en Algérie,mais les travaux n’ont pas démarré. Le service communication de Georges Frêche explique que
«personne ne veut communiquer sur ce sujet». Rencontrée entre deux portes, Marie-Christine Chaze, responsable de la culture à l’Agglo, finit par lâcher que
«le projet n’est pas du tout abandonné, il est en gestation». Un budget prévisionnel de «16,5 millions d’euros» a été établi, mais pas encore voté. Le conseil scientifique ?
« Je ne peux pas vous dire.» L’établissement comporterait 2 500 mètres carrés d’exposition, et «devrait ouvrir au troisième semestre 2010».

A priori, le projet du Mémorial
national de la France d’outre-mer
, à Marseille, semble le plus équilibré des trois. Le maire UMP Jean-Claude Gaudin a nommé comme directeur Jean-Jacques Jordi, un historien réputé sur la question des colonisations. Il dispose d’un comité scientifique présidé par Jean-Pierre Rioux. Mais dès 2001, deux historiens de renom, Claude Liauzu et Daniel Hémery, ont refusé d’intégrer le comité scientifique, ce dernier rappelant notamment que «la notion d’outre-mer
n’a été que la version néocoloniale de l’Empire colonial»2. Pris entre les feux croisés de ceux qui redoutent une tentative de réhabilitation de l’œuvre coloniale, et des associations de rapatriés qui se sentent exclues, le projet est au point mort. Seule info côté mairie : une déclaration de Jean-Claude Gaudin à
la Provence, en juin, promettant la reprise du projet… après les municipales.

Pourquoi ce foisonnement d’initiatives ?
«Au-delà de visées électoralistes classiques, je vois deux facteurs, répond Vincent Geisser.
Le rejet de la repentance, cher à Nicolas Sarkozy, et avec lui la réhabilitation du passé colonial, servent une nouvelle affirmation de l’identité française, face aux inquiétudes de la globalisation.» Deuxième raison : « Pendant longtemps, les associations de rapatriés ont existé par leur lutte pour une meilleure indemnisation. Leurs enfants, qui intègrent peu à peu ces associations, préfèrent porter le combat sur une réhabilitation symbolique de leurs parents

Quid des harkis disparus ?

Le 25 novembre, à l’occasion du congrès annuel des
Cercles algérianistes qui se tiendra à Perpignan, la municipalité inaugurera un “Mur des disparus”, en mémoire de « toutes les personnes disparues en Algérie entre 1954 et 1963». « Pour cet événement, nous attendons 4 000 pieds-noirs, venus de toute la France», se réjouit Suzy Simon-Nicaise.
Selon Jean-Marc Pujol, « environ 3000 noms» vont être gravés sur une plaque de 15 mètres de long sur 2 mètres de hauteur, apposée sur un des murs extérieurs du couvent Sainte-Claire. Comment cette liste a-t-elle été établie ? L’adjoint au maire reste très évasif.

De son côté, le ministère des Affaires étrangères ne recensait officiellement en 2005 que 2 280 personnes disparues pendant les derniers mois de la présence francaise en Algérie (dont 250 cas incertains). Quid des dizaines de milliers de harkis, également disparus?
« Deux très belles citations leur rendront hommage», répond Jean-Marc Pujol. Reste que les grands oubliés de ce mur seront les Algériens. Selon l’historien Gilbert Meynier, auteur d’une Histoire intérieure du FLN, «
le nombre de disparus algériens se situerait autour de 60 000 civils».

« Ce mur risque de réactiver la guerre des mémoires, regrette Éric Savarese.
D’abord parce qu’il ne mentionne les morts que d’un seul côté. Et aussi parce que sur ce mur vont forcément être inscrits le nom d’anciens meurtriers de l’OAS».

Pierre Daum
  1. Voir 2065.
  2. La lettre de démission de Daniel Hémery.
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