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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
Photo : Miliciens armés dans les rues de Guelma (1945)

Guelma, 8 mai 1945, de Jean-Pierre Peyroulou

S'appuyant sur sa thèse, l'historien Jean-Pierre Peyroulou revient sur les massacres de Sétif et de Guelma en mai-juin 1945, en se focalisant sur Guelma. Nous reprenons ci-dessous la préface de Marc Olivier Baruch à cet ouvrage publié en janvier 2009 aux éditions La Découverte1 Le 8 mai 1945, jour des célébrations de la victoire des alliés, la poussée du mouvement national algérien se heurta à une réaction européenne d'une rare violence : dans les semaines suivantes, des civils européens « purgèrent » la région de Guelma de ses nationalistes – des centaines d'entre eux furent assassinés – et s'opposèrent à la politique de réformes. Un mouvement non seulement répressif, mais subversif, organisé, qui bénéficia de la participation des pouvoirs publics et des élus. Retraçant très précisément le déroulement de ce drame, cet ouvrage en propose également une réinterprétation. Jean-Pierre Peyroulou décèle en effet dans l'action des Européens des logiques subversives préfigurant l'action de l'OAS en 1961-1962. Il examine le fonctionnement d'un État et d'une société coloniale qui élaborèrent une raison d'État rampante pour recouvrir la réalité et la nature des violences, et les chemins tortueux qu'elle emprunta entre Guelma, Constantine, Alger et Paris...
Photo : Miliciens armés dans les rues de Guelma (1945)
Photo : Miliciens armés dans les rues de Guelma (1945)

Préface

de Marc Olivier Baruch

Directeur d’études à l’EHESS

« L’Algérie, c’est la France » déclara, peu après les événements de la Toussaint
1954, le ministre de l’Intérieur du gouvernement de Pierre Mendès France, un certain François Mitterrand… Des paroles qui lui furent plus d’une fois reprochées. L’Algérie n’est pas la France, mais l’histoire de l’Algérie d’alors, l’Algérie coloniale sous domination française, fait pleinement partie de l’histoire de France, de même qu’en fait partie l’histoire du processus, heurté et sanglant, qui mena l’Algérie jusqu’à l’indépendance.

Cette histoire, il serait inexact de dire qu’on ne la connaît pas. Des récits, des
synthèses, des mémoires ont depuis plus de trente ans contribué à en tracer les lignes de force. Alors que disparaît la génération des grands historiens-témoins engagés, de Pierre Vidal-Naquet à Charles-Robert Ageron, des travaux universitaires de premièremain et de première qualité en ont analysé en détail tel ou tel aspect, qu’il s’agisse desinstitutions d’Etat françaises, de l’organisation des combattants algériens ou des populations placées au coeur de la mêlée. Car il est désormais acquis que l’histoire de la guerre d’Algérie ne saurait se réduire à une histoire événementielle, encore moins à une histoire des opérations militaires, mais pas non plus à une histoire sociale. Elle doit être, en même temps que tout cela, une histoire longue de la légitimité, c’est-àdire une histoire « politique » au sens plein du terme.

De cette histoire longue, qu’il ne fait évidemment pas débuter le 1er novembre 1954, Jean-Pierre Peyroulou rappelle que le putsch constitue une figure récurrente, qu’il soit militaire – interception par les militaires de l’avion de Ben Bella en octobre 1956, coup du 13 mai 1958 – ou civil, avec la piteuse déconfiture de Guy Mollet, le 6 février 1956, devant les tomates d’Alger. À chaque fois, l’autorité de l’Etat chancela et céda.
Il en alla tout autrement des rejeux putschistes de janvier 1960 et plus encore d’avril 1961 : appuyé par la légitimité qu’il détenait non intuitu personae de par son entrée dans l’histoire le 18 juin 1940, comme il l’affirma dans son allocution de reprise en main de la situation, mais de la profonde lassitude de la nation devant l’enlisement en Algérie, de Gaulle profita des événements pour accélérer sa politique de liquidation de l’Algérie française.

Pourtant, quinze ans plus tôt, le même de Gaulle avait laissé l’Algérie française
défier le pouvoir d’Etat. Au coeur de la grande thèse, devenue un grand livre, de Jean-Pierre Peyroulou sur les événements intervenus au printemps 1945 dans la petite ville de Guelma, se situe la notion de « subversion européenne ». Fort différents en cela du cas concomitant de Sétif, où une manifestation tournant à l’émeute suscita en retour une répression démesurée, les événements de Guelma – présentés ici en détail du 14 avril 1945, date à laquelle le sous-préfet André Achiary décida de former une milice, au 29 juin 1945, jour où le ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier, repartit d’Algérie où il s’était déplacé en personne pour mettre fin aux tueries – apparaissent comme emblématiques de la défiance des Français d’Algérie envers les pouvoirs
publics légaux en cas de crise. Face à la menace diffuse ressentie quant au devenir de leur présence en Algérie, des milices furent formées, qui se sentirent en droit de substituer à l’ordre républicain leur « justice », expéditive et illégale, et leur conception du « maintien de l’ordre » – l’assassinat par balles de centaines d’hommes et de quelques femmes, assimilés au nationalisme algérien, et la crémation de leurs corps.

Pour tenter de comprendre un tel déchaînement de violence, Jean-Pierre Peyroulou ne se satisfait évidemment pas de l’équation simpliste et reposante « État colonisateur = Etat exterminateur ». Rappelant au contraire la stratification historique d’une situation qui voit les facteurs immédiats à l’origine de la violence meurtrière s’insérer dans un tissu serré et ancien de tensions, de frustrations et de peurs, il s’attache à présenter les acteurs, individuels et collectifs, dans toute leur complexité – depuis le « colonialo-socialisme » de la SFIO d’Algérie jusqu’à l’homogénéité du groupe des
Français d’Algérie au sein de la haute administration coloniale, qu’il ne faut du coup pas s’étonner de voir faire bloc autour du sous-préfet meneur de la rébellion, au détriment de leur soumission théorique à la hiérarchie d’État.

Soucieux de réinscrire la présentation et l’explication de l’événement dans un
ensemble de préoccupations plus larges, l’ouvrage de Jean-Pierre Peyroulou est
exemplaire d’une histoire coloniale, pour mieux dire d’une histoire de la France au prisme de ses colonies, renouvelée en profondeur. On trouvera dans ce livre aussi bien une analyse des ambivalences de la notion de citoyenneté, s’appuyant sur un décryptage serré des débats de la Commission des réformes musulmanes mise en place par le CFLN au début de 1944, qu’une réflexion sur les limites de la volonté en politique : malgré son souci de voir la vérité mise à jour, le ministre de l’Intérieur Adrien Tixier, absorbé par d’immenses problèmes en métropole et malade, sera finalement sans véritable prise sur un appareil administratif local prompt à multiplier rapports non conclusifs et enquêtes bâclées.

Mais on trouvera aussi dans cette oeuvre d’un chercheur d’aujourd’hui un
questionnement sur l’utilisation des mots par l’historien, confronté à la question de savoir s’il lui faut reprendre ou non les catégories sémantiques inventées par la colonisation. Sur tous ces points – et sur bien d’autres –, la pensée et la plume de Jean-Pierre Peyroulou sont solides et subtiles à la fois, évitant le double écueil de la pétition de principe et du moralisme.

Les quatre-vingts jours de Guelma apparaissent ainsi, grâce à l’intelligence de la construction et à la maîtrise de la narration dont fait preuve Jean-Pierre Peyroulou, comme un exemple particulièrement réussi de combinaison entre un récit somme toute positiviste – qualificatif qui est loin d’être péjoratif à nos yeux – et une histoire structurelle, politique et sociale, de longue durée. L’événement est là et bien là, analysé à la loupe, mais il ne fait sens que replacé, par un recours jamais artificiel aux sciences sociales, dans un faisceau de problématiques.

On l’aura compris, cet ouvrage offre donc aussi une réflexion sur les usages de la violence, sur les formes de sociabilité d’une microsociété en subversion, ou encore sur la mise en oeuvre tâtonnante d’une occultation, par l’État républicain, de meurtres collectifs – situation d’autant plus troublante que l’Europe sort de quatre ans d’oppression nazie, et que les bourreaux de Guelma étaient eux-mêmes, quelques mois plus tôt, susceptibles de jouer le rôle de victimes… Ce temps si bref du retournement, que symbolisent un Robert Lacoste ou un Guy Mollet, et que ne dénonceront que quelques rares intellectuels, de Mauriac à Mandouze, et d’encore plus rares fonctionnaires, Bollardière chez les militaires, Paul Teitgen chez les civils, n’est pas le
moindre des paradoxes de l’histoire qui nous est contée ici.

Chaînon manquant de l’histoire de l’Algérie en décolonisation, apport majeur à la compréhension de l’Algérie française grâce à l’analyse particulièrement fine des rapports de force entre Musulmans d’Algérie, société coloniale européenne et gouvernements français, le livre de Jean-Pierre Peyroulou nous offre également, à la croisée de l’histoire et des sciences sociales, une belle réflexion sur l’Etat.

Il s’agit à la fois de comprendre comment ce dernier s’installe dans une situation de gestion différente du modèle de l’Etat-nation rencontré en métropole, comment il réagit aux poussées de violence populaire, avec des modalités très différenciées selon qu’il s’efforce ou au contraire renonce à tenter de les contrôler, comment enfin il cherche et parvient à conduire une « politique algérienne », dans le contexte paradoxal de la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que des exigences contradictoires s’opposent, pour le gouvernement provisoire, entre le souci de tenir son rang international face aux Alliés et l’exigence morale de liberté qui a justifié le combat contre l’oppression nazie.

Marc Olivier Baruch
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