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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

François Durpaire : « une loi pro-coloniale contre l’histoire »

François Durpaire est agrégé et docteur en histoire, enseignant à la Sorbonne (Paris I). Il est l'auteur, entre autres, de Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois (Hachette éducation, 2002), Les Etats-Unis ont-ils décolonisé l'Afrique noire francophone ? (L'Harmattan, 2005). Dans son éditorial dans afrik.com, le 30 novembre 2005, non seulement il rejette la loi du 23 février 2005 mais il estime que la ségrégation scolaire est très préoccupante dans la mesure où elle ne permet pas de créer un creuset commun dans la transmission de notre histoire. Or, une nation ne saurait se passer de communier autour de son passé.

Une loi pro-coloniale contre l’histoire

par François Durpaire, dans afrik.com, le 30 novembre 2005.

Le mardi 29 novembre, l’Assemblée nationale française a refusé, après le « non » de la majorité UMP, de modifier la loi du 23 février 2005, pour en supprimer l’article 4 sur le “rôle positif de la présence française outre-mer”. Lundi, le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale avait demandé à la majorité à s’associer aux députés PS pour abroger cet article. Jean-Marc Ayrault évoquait alors la “crise d’identité” de la France qui « a le sentiment de ne plus avoir la même histoire » : « C’est une réalité qu’on observe à travers les conflits de mémoire entre communautés ». Le député guadeloupéen Victorin Lurel a d’ailleurs affirmé : « On ne peut pas imposer une version officielle de l’histoire de France ».

Cette loi se place dans la continuité de plusieurs initiatives de la représentation nationale. C’est la loi Gayssot contre le négationnisme qui a ouvert la voie (1990), suivie de la loi Taubira sur l’enseignement de l’esclavage (2001). Pourtant cette loi du 23 février 2005 est d’une nature différente. Elle ne statue pas sur un fait historique avéré (interdisant de le nier ou recommandant de ne plus l’occulter). Elle dit désormais comment l’enseigner. Or, la démocratie n’a pas ce pouvoir de déterminer les contours d’une science, fût-elle une science politique. En la matière, la majorité, représentée par les députés, ne fait pas la vérité. Le savoir historique peut seul rassembler. C’est dans cet esprit que sont pensés les programmes scolaires. La colonisation est vue comme « un phénomène majeur de l’histoire humaine ». Les notions de « résistance », mais également d’ « échange » invitent à une approche équilibré et nuancé de ce qui est vu comme « un phénomène complexe » (programme de première ES). Les programmes ne jugent pas mais donnent à l’élève les moyens intellectuels de se faire son propre jugement, ce qui est le rôle de tout enseignement.

Il est donc parfaitement faux, et inadmissible, de dire à l’instar de Alain Finkielkraut 1
: « On enseigne aujourd’hui l’histoire coloniale comme une histoire uniquement négative. On ne parle que des tentatives d’exploitation, de domination et de pillage » (supplément hebdomadaire de Ha’aretz du 18 novembre 2005). Cette approche de l’histoire est fondée sur une vision idéologique, de la même nature raciste que celle qui présidait à l’entreprise coloniale. Il regrette que l’on n’enseigne plus que le projet colonial voulait « apporter la civilisation aux sauvages ». Quant à l’esclavage, si l’Occident a une spécificité en la matière, c’est, selon lui, en ce qu’elle a permis son abolition…

Les programmes actuels sont globalement satisfaisants même si certaines pratiques doivent être corrigées : la présentation d’une décolonisation de l’Afrique noire « pacifique » qui oublie les émeutes sanglantes au Cameroun (21 septembre 1945) et à Madagascar (mars-avril 1947) ; l’oubli du sort des vieilles colonies et donc de la départementalisation des Antilles en 1946 (ces territoires « périphériques », n’ont droit, du même coup, qu’à une histoire périphérique). L’histoire coloniale des Antilles doit être reliée à la traite négrière, à l’esclavage et aux révoltes qui ont précédé son abolition. Une nouvelle fois, les programmes ne sont pas à blâmer, eux qui prévoient cet enseignement en classe de seconde, sans que cela soit suivi des faits. Suite au rapport du Comité pour la mémoire de l’esclavage remis au Premier ministre le 12 mai 2005, le Bulletin Officiel de l’éducation nationale (n°41 du 10 novembre 2005) précise qu’ « Il convient de souligner auprès de la communauté éducative l’importance de cette dimension de notre mémoire nationale et d’inciter à mieux la prendre en compte dans les enseignements et dans les actions éducatives ». Le ministère de l’Education nationale invite les inspecteurs à « suivre avec attention » la mise en œuvre de cet enseignement, preuve que de nombreux enseignants tardent à appliquer la loi de 2001.

On peut aussi regretter que la date choisie pour les commémorations relatives à l’esclavage soit le 2 décembre, la Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage, mais qui rappelle en France l’histoire napoléonienne. Ce qui est très malheureux, car Napoléon Ier, sacré empereur des Français ce jour-là a rétabli l’esclavage aboli pendant la révolution. Au delà du devoir de mémoire, le devoir d’histoire consiste, comme le dit Claude Liauzu 2, à expliquer aux jeunes générations pourquoi ils vivent ensemble. Cependant, l’apartheid scolaire rend presque impossible cette louable ambition, l’enseignant n’ayant pas dans les mêmes classes les élèves issus des migrations coloniales et les autres. En banlieue, les classes sont, de manière presque homogène, composées d’élèves maghrébins, noirs africains ou antillais. Cette ségrégation est très préoccupante dans la mesure où elle ne permet pas de créer un creuset commun dans la transmission de notre histoire. Or, une nation ne saurait se passer de communier autour de son passé.

  1. Philosophe français d’origine polonaise dont les propos rapportés dans le quotidien israélien Ha’aretz du 18 novembre 2005 ont soulevé une certaine émotion : 1027. (Note de LDH-Toulon)
  2. Historien spécialiste de la colonisation.
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