Le péché originel
Philippeville porte aujourd’hui le beau nom de Skikda, héritage de la “Rusicada” romaine. Posée sur la mer au nord de Constantine, elle rayonne sur une plaine fertile bordée à l’ouest par la petite Kabylie et ses chênes-lièges. Beaucoup de Français d’Algérie, dont je suis, considèrent, sans vouloir jouer les historiens, que la guerre d’Algérie a véritablement commencé dans ce cadre, le 20 août 1955. Confusément, intuitivement, ils ont senti que tout basculait vers quelque chose d’irrémédiable ce funeste samedi et les jours qui suivirent. À midi précis, éclatèrent de façon programmée et simultanée des émeutes sanglantes qui virent le massacre de nombreux Français, notamment à la mine d’El Halia où vivaient quelques familles isolées qui furent exterminées dans des conditions effroyables. Ces exactions provoquèrent, dès le lendemain, une répression aveugle contre la population musulmane.
Cela n’est qu’un constat, qui résume des faits vérifiables, et qui ne veut juger personne, mais surtout à travers lequel on ne veut pas prétendre que les exactions justifiaient les abus de la répression. Ils étaient injustifiables. Simplement, il eût fallu brider l’émotion et l’exaspération des militaires et les contraindre, au prix même de certaines impunités, à demeurer dans l’État de droit. Cela n’a pas été fait. Plus nombreux qu’on ne pense furent les Français d’Algérie à le déplorer, car ils savaient bien que les exécutions sommaires, collectives et arbitraires, contribuaient à distendre les liens qui s’étaient noués entre les deux communautés et ruinaient les chances qu’ils avaient de demeurer dans leur pays. Cette clairvoyance n’a pas été partagée par ceux qui avaient en charge le “maintien de l’ordre”, terminologie de l’époque pour une guerre qui n’osait pas dire son nom, terminologie qui, prise dans son sens intégral et précis, aurait dû justement inspirer le respect de la légalité.
Peu après ces faits, j’ai quitté Philippeville pour exercer les fonctions de juge dans une petite ville entre les Aurès et la frontière tunisienne. J’ai vu, là, d’autres horreurs perpétrées par les uns et les autres avec une brutalité comparable, et j’ai dans mes souvenirs la trace profonde de barbaries dont le récit pourrait meubler bien des pages. Mais il vient un moment où, sans perdre de vue leur dimension tragique, il faut considérer ces choses en prenant de la hauteur. Le débat d’aujourd’hui a pris naissance avec la dénonciation de la torture par douze personnes de haute stature morale1. J’ai pour ces personnes le plus grand respect, et je voue à Germaine Tillion depuis toujours une profonde admiration. Je salue leur démarche. Mais je ne m’y associe pas, car je crains en effet qu’à stigmatiser la torture, on laisse entendre que, sans elle, la guerre eût été acceptable. Or la guerre, c’est le mal absolu, avec sa vigilante escorte de crimes. Il suffit, encore aujourd’hui, de regarder autour de soi.
Pourtant, dans l’état des choses de l’époque, la guerre était devenue inévitable, et il est vain de rechercher les responsabilités immédiates des uns ou des autres : à l’échelle de l’histoire, elles sont microscopiques. Car il y avait, en Algérie, deux légitimités qui s’affrontaient, irréductibles. Celle, d’abord, d’un peuple colonisé qui revendiquait le droit indiscutable de retrouver sa dignité dans l’indépendance. Celle, d’autre part, de Français issus d’une immigration européenne remontant à plusieurs générations et qui exigeaient avec un droit également incontestable de demeurer sur la terre où ils étaient nés et dans laquelle reposaient leurs ancêtres. Entre ces deux légitimités, il appartenait à l’autorité supérieure de l’État de trancher. L’une des deux devrait être sacrifiée à la paix. Ce fut la nôtre. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que ce choix était le bon. En disant cela, je ne prétends pas m’exprimer au nom de tous les Français d’Algérie. Je sais que beaucoup partagent mon sentiment. Je sais aussi que d’autres ne se résigneront jamais. Je serai le dernier à leur jeter la pierre.
Pourtant, tout cela n’est pas arrivé par hasard. L’enchaînement des effets et des causes conduit à remonter dans le temps jusqu’à l’erreur initiale qui a pour moi la portée dramatique d’une sorte de péché originel : le débarquement des soldats français sur la plage de Sidi-Ferruch le 14 juin 1830. Reçu en son temps comme un titre de gloire, cet acte souffre d’un autre regard à la fin de ce siècle. Mais qui devrait être recherché comme coupable aujourd’hui ? Voilà pourquoi M. Jospin a bien raison de dire que ces événements relèvent désormais du domaine de l’histoire. Après plus de quarante ans, chacun, dans cette affaire, est porteur de sa propre vérité – le fellagha révolté, le politicien dépassé, le Français chassé de son pays, le harki maltraité d’un côté et injustement oublié de l’autre, le militaire répressif, et même aussi ce général qui revendique avec courage des actes d’une autre époque et d’un autre contexte.
Personne n’a le droit de juger personne. Quant à nous, prétendument rapatriés, la souffrance, comme une expiation, nous accompagnera jusqu’au bout, encore avivée par les nouvelles qui nous arrivent de notre malheureux pays. Mes enfants, heureusement, ne la connaîtront pas. Mes petits-enfants n’en entendront même pas parler. D’ailleurs, ils ont l’accent de Béziers, comme pour remercier ce pays de nous avoir accueillis.
Georges Apap
- [Note de LDH-Toulon] Georges Apap fait ici allusion au débat qui s’est développé en France au cours de l’année 2000 à propos de l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie – et notamment à l’appel des douze.