Il est des questions d’histoire qui secouent une société et changent la vision qu’elle a d’elle-même. Le massacre des manifestants algériens par les forces de la police parisienne, le 17 octobre 1961, oublié puis remis au jour dans les années 1990 par Jean-Luc Einaudi, a changé la vision de la France sur « sa » guerre d’Algérie. L’émergence de ce sujet est contemporain des changements de l’historiographie de la seconde guerre mondiale et de la guerre d’Algérie. Le lien entre ces deux conflits n’était pas anodin ; la figure de Maurice Papon en a montré toute la complexité. C’est à retracer cette bataille pour l’histoire que s’attache Fabrice Riceputi, dans son ouvrage paru à l’automne dernier. Bataille, et même batailles, le terme s’impose, tant ce sujet, longtemps absent des mémoires, a suscité de débats, de polémiques et même de procédures judiciaires. Si l’auteur retrace le travail d’historien militant, non professionnel, de Jean-Luc Einaudi, il accorde également une large part au procès de Maurice Papon et à ses conséquences. Ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde durant la seconde guerre mondiale, il a été le premier Français condamné pour crimes contre l’humanité en 1997. Jean-Luc Einaudi avait témoigné au procès, rappelant le rôle joué plus tard par Papon, devenu préfet de police, dans la direction et la dissimulation des meurtres d’octobre 1961. Papon contre-attaqua en citant Jean-Luc Einaudi en diffamation, mais fut débouté par la justice en 1999.
Ce second procès, affaire dans l’affaire, eut un retentissement particulier dans notre profession. Deux archivistes parisiens, Brigitte Lainé et Philippe Grand, apportèrent en effet leur témoignage en faveur de Jean-Luc Einaudi, s’appuyant sur les documents conservés aux archives de Paris où ils exerçaient. Ces interventions furent cruciales pour attester du sérieux des accusations portées par Einaudi à l’encontre de l’ancien patron de la police. Les deux témoins firent ensuite l’objet d’une mise à l’écart, en raison de l’usage qu’ils avaient fait de fonds à la communicabilité discutée. Ces mesures suscitèrent en effet une très vive polémique. Les archivistes s’opposèrent frontalement sur cette question : l’AAF prit officiellement position contre ces deux professionnels, tandis que de nombreux archivistes français et étrangers leur apportaient leur soutien, aux côtés d’historiens, de la Ligue des droits de l’Homme et, bien sûr, de Jean-Luc Einaudi. Si la justice administrative reconnut plus tard le caractère de sanction déguisée et injustifiée de ces mesures, elles ne furent jamais rapportées.
Fabrice Riceputi, dans un chapitre très documenté, retrace cette « affaire dans l’affaire », n’épargnant pas ses acteurs institutionnels – État et ville de Paris –, ni la profession. Si l’on peut regretter que la parole ne soit donnée qu’à un seul camp, celui des soutiens aux deux archivistes, cette étude pionnière appelle à la réflexion sur un épisode difficile de l’histoire des archives en France et sur celle de notre association. Réflexion historique, d’abord : quelles furent les positions et les attitudes des archivistes, collectivement et individuellement, dans le processus de mise au jour des crimes commis au nom de l’État durant les grands conflits du XXe siècle ? Réflexion éthique ensuite : le rôle de l’archiviste est-il d’appliquer strictement la loi et le devoir de réserve, pour protéger l’intérêt supposé de l’État, ou bien doit-il mettre sa connaissance des fonds au service de la justice de son pays et de la vérité historique ? Réflexion morale, enfin : face à un tel enjeu de société, quel peut être le rôle d’une association qui se veut la voix de la profession ?
Certains étudiants en archivistiques de l’an 1999 se souviennent d’avoir planché ou pétitionné sur ces questions. Puisse la lecture de La bataille d’Einaudi nous aider à mieux y répondre.
Éric Lechevallier, archiviste
membre de l’AAF