En finir avec l’ignorance de l’engagement de Jaurès vers l’anticolonialisme
par Gilles Manceron
A l’âge de 24 ans et à l’heure de ses premiers engagements républicains, Jaurès a fait écho au discours colonialiste porté par Jules Ferry. D’avril à juin 1884, Il donne trois conférences à Albi, à Castres et à Mazamet, où il se fait l’avocat de la politique coloniale. Ce sont elles qu’on n’a cessé de citer. Ensuite, après avoir cessé pratiquement de s’exprimer sur ce sujet, il a évolué sensiblement à partir de 1898 et a produit de nombreux articles et discours de plus en plus critiques envers les politiques coloniales.
Sur plusieurs questions, Jaurès a évolué depuis ses premiers pas en politique. En 1885, il était partisan d’une « armée forte » et, une fois élu, a défendu en 1887 à la Chambre le service militaire de trois ans. Ce n’est que dans les premières années du XXe siècle qu’il a exprimé fermement son opposition à une marche à la guerre en Europe et mené campagne en 1913 contre la « loi de trois ans ». La mémoire collective s’est fixée légitimement sur ses discours au Pré-Saint-Gervais, dont les images sont devenues de véritables icônes mémorielles, et non sur ses positions de jeunesse en faveur d’une politique d’armement en vue de la guerre. Il ne viendrait l’idée à personne de décrire la position de Jaurès sur la « loi de trois ans » en citant ses discours de 1887 ! Or, sur les questions coloniales, la propagande coloniale des IIIe et IVe Républiques s’est attachée à passer sous silence que Jaurès, à partir de 1898 et surtout de 1907, jusqu’à sa mort, a connu une évolution radicale de sa pensée « vers l’anticolonialisme1 ». Mais, comme l’a écrit Gilles Candar, « nombre d’héritiers politiques de Jaurès resteront discrets sur cet aspect2». Ses prises de positions ont été aussi peu entendues à son époque par ses camarades de parti qu’elles restent, plus d’un siècle après sa mort, mal décrites et mal connues, y compris parmi les auteurs critiques du colonialisme et de ses séquelles.
Le travail de Madeleine Rebérioux
C’est pendant la guerre d’Algérie que les prises de position anticolonialistes de Jaurès ont commencé à être étudiées par l’historienne et intellectuelle anticolonialiste Madeleine Rebérioux (1920-2005), qui a publié en 1959 un volume de Textes choisis de Jaurès, intitulé Contre la guerre et la politique coloniale, dans la collection « Les classiques du peuple » des Éditions sociales.
La date est importante car elle marque, avec l’organisation par la Ligue des droits de l’homme (présidé par Daniel Mayer) d’un colloque à la Sorbonne pour le centenaire de la naissance de Jaurès qui a conduit a fondation de la Société d’études jaurésiennes (avec Madeleine Rebérioux et Ernest Labrousse, qui deviendra le premier président de la SEJ), le début de la redécouverte de l’œuvre de Jaurès. Jusque-là, on se souvenait surtout du « prophète de la paix » et de son combat pour tenter d’éviter la guerre avant 1914 ; son pacifisme avait même été utilisé sous le régime de Vichy, mais les deux principales composantes de la gauche sous les IIIe et IVe République ne faisaient rien pour publier ses œuvres ni pour faire connaître d’autres aspects essentiels de sa pensée comme son humanisme universaliste3.
Alors membre du Parti communiste français, Madeleine Rebérioux, qui désapprouvait les louvoiements de son parti sur la question algérienne et soutenait clairement la lutte du peuple algérien pour son indépendance, s’est vivement intéressée à la critique faite par Jaurès des politiques coloniales. L’éditeur, qui dépendait étroitement du PCF, a retardé longuement la sortie du livre, les positions de son auteure contre la guerre d’Algérie étant jugées trop radicales. Engagée au sein du Comité Maurice Audin contre la pratique de la torture par l’armée française, proche de Pierre Vidal-Naquet (qui était, par ailleurs, très critique sur les violations des droits de l’homme dans le monde communiste), Madeleine Rebérioux a signé en décembre 1960 le Manifeste des 121, que le PCF ne soutenait pas, pour le droit à l’insoumission dans cette guerre.
De surcroît, Jaurès n’était pas, à l’époque, une référence idéologique majeure pour ce parti. Lénine ne l’appréciait guère et Jaurès n’était pas léniniste. Au moment où l’entrée de Jaurès au Panthéon avait été obtenue en 1924, à la suite notamment des demandes de la Ligue des droits de l’homme, dont témoigne encore aujourd’hui une grande plaque sur la façade du Café du croissant, le lieu de son assassinat le 31 juillet 1914, la revue communiste Clarté avait lancé, le 1er décembre 1924 : « Vous le voulez ? Prenez-le donc et gardez-le ! » Enfin, Madeleine Rebérioux a aggravé son cas en incluant dans son livre une citation de Léon Trotski, qui, malgré la déstalinisation qui venait juste d’être entamée en URSS comme au PCF, n’était pas en odeur de sainteté. L’anthologie paraîtra tout de même, mais « équilibrée » par la publication simultanée et dans la même collection d’un volume (préfacé par Claude Willard) de Textes choisis de Jules Guesde, auteur considéré alors par ce parti comme plus orthodoxe que Jaurès — bien que Guesde ait soutenu un projet de « colonisation socialiste » du Maroc sur lequel Jaurès avait réussi à faire revenir, en 1912, le groupe des députés socialistes. Cet affrontement entre Jaurès et Guesde sur la question coloniale a été ensuite complètement occulté par les deux forces principales de la gauche au XXe siècle4.
De la même façon, c’est au moment de dénoncer la guerre faite par la France en Algérie que l’historien Pierre Vidal-Naquet s’est référé à Jaurès. Au dos de L’Affaire Audin, paru en 1958, il a reproduit un texte de Jaurès de septembre 1898 où, après avoir dénoncé au Parlement un massacre commis au Maroc par des militaires français, il s’écrie : « C’est nous, Français de France, qui pour notre propre honneur, lorsqu’un attentat a été commis au nom de notre pays, devons chercher la vérité, la dire, la proclamer pour réparer, s’il se peut, les attentats commis contre l’humanité. » Pierre Vidal-Naquet confiera plus tard : « Si j’avais, comme historien, en ce début de la guerre d’Algérie, un modèle, c’était celui de Jean Jaurès. Le Jaurès des Preuves de 1898, ce grand texte dreyfusard5. »
Cette évolution de Jaurès vers des positions de plus en plus hostiles au colonialisme est d’autant plus remarquable que la période où il a vécu se confondait avec celle de l’apogée colonial. Né à Castres en 1859, il a été élu député au lendemain de la Conférence de Berlin, qui a vu les grandes puissances européennes se livrer au partage colonial de l’Afrique. Dans les années 1880 et 1890, l’impérialisme européen était en plein essor et l’idée d’une « mission civilisatrice » de la France aux colonies s’imposait pour la grande majorité des forces politiques, y compris républicaines, comme une donnée de « bon sens ».
Par ailleurs, Jaurès était issu d’une famille comprenant plusieurs militaires, en particulier dans la Marine, à une époque où le ministère de la Marine et des colonies avait en charge les expéditions coloniales. Son oncle paternel, Alphonse Jaurès (1828-1899), dont il était proche, avait été zouave en Algérie, et deux cousins germains de son père, qu’il appelait ses « oncles », Charles et Benjamin, étaient amiraux. Si Charles Jaurès est mort quand il avait 11 ans6, Benjamin Jaurès a joué un rôle déterminant dans sa scolarité et influencé ses premiers engagements politiques7, c’était une personnalité plus forte que le père de Jean, Jules Jaurès, marchand forain puis petit agriculteur de santé fragile. Le jeune frère de Jean, Louis Jaurès (1860-1937), a subi encore plus directement l’influence de leurs « oncles », puisqu’il a fait l’École navale, est devenu officier de marine et terminera lui aussi sa carrière avec le grade d’amiral. En juillet 1885, lorsque Jules Ferry a demandé des crédits à la Chambre pour l’expédition de Madagascar8 et que Jaurès menait sa première campagne électorale, un an après avoir prononcé ses discours de jeunesse sempiternellement cités jusqu’à aujourd’hui, son frère cadet Louis Jaurès, aspirant de Marine âgé de 25 ans, faisait partie de cette expédition à Madagascar et participera à l’occupation de Tamatave et de Diégo-Suarez.
Enfin, il faut tenir compte de ce qu’à ce moment, Jaurès, comme presque tous les Français, ne connaissait des colonies que les discours tenus à leur sujet9. Il ne se forgera un point de vue personnel qu’après être allé en Algérie et s’être personnellement documenté au sujet des colonies. Durant son premier mandat parlementaire, de 1885 à 1889, aucune de ses interventions ne porte sur les questions coloniales et on cherche en vain, dans ces années, un article de lui sur le sujet10.Ce n’est que plus tard, dans la période qui coïncide avec l’affaire Dreyfus, qu’il commencera à évoluer sérieusement sur la question de la colonisation.
Jaurès en Algérie : les socialistes y ont « l’esprit étroit », il faut discuter avec les arabes et apprendre leur langue
Fin avril 1895, Jaurès se rend en Algérie dans la famille de son ami socialiste René Viviani, des colons installés à Sidi-Bel-Abbès, où le père de René est avocat et conseiller municipal. Il visite Alger, où il assiste au congrès des socialistes européens d’Algérie. Il existe en leur sein un fort antisémitisme, qui, au prétexte de refuser l’exploitation financière et capitaliste, prend la forme d’une opposition au décret Crémieux de 1870 qui a accordé aux Juifs d’Algérie la citoyenneté française sans abandon de leur statut civil. Les deux articles que Jaurès écrit sur place et envoie à La Dépêche reprennent leur discours sans distance. Pourtant, il avait critiqué le 5 février 1890 dans ce même journal les « faux socialistes » dont le programme se limitait à « crier simplement : “Sus aux juifs !” ». Mais il y a alors pour Jaurès l’influence de son ami Viviani, et il cède alors à l’idée que c’est aux militants locaux des colonies d’avoir l’initiative de la politique coloniale du parti. Plus tard, il comprendra que c’est aux responsables nationaux d’assumer cette politique, en se fondant sur les principes des droits de l’homme, et en se méfiant de leurs propres militants impliqués dans les sociétés coloniales.
Ce n’est qu’au début de 1898, quand l’affaire Dreyfus éclate publiquement, que le regard de Jaurès change sur la colonisation. L’ouvrage, Jean Jaurès. Vers l’anticolonialisme, du colonialisme à l’universalisme, publié en 2015 par les éditions Les Petits matins, dans le cadre de la collection « Sortir du colonialisme »11, a donné l’occasion de le montrer, en citant notamment des articles inédits de la polémique entre Jean Jaurès et Edouard Dumont, parus respectivement dans les colonnes de La Petite République et de La Libre Parole.
En ce moment où Jaurès prend conscience du poison de l’antisémitisme, il se détache nettement du discours des socialistes algériens de son propre parti, de leur antisémitisme comme de leurs préjugés coloniaux. Reprenant à son compte la dénonciation par Gustave Rouanet du discours des socialistes antisémites d’Algérie, il soutient que non seulement il ne faut pas exclure les Juifs de la citoyenneté politique, mais qu’il faut y inclure aussi les Arabes. Il plaide le 19 février 1898 en faveur de l’« émancipation des Musulmans algériens par la qualité de citoyens français », ce qui provoque un tollé à la Chambre comme en Algérie, et il argumente dans ce sens, notamment dans ses articles de La Petite République des 1er juillet, 29 et 31 décembre 1898 et des 25 et 30 mai 1899. Il comprend qu’il ne faut pas laisser les socialistes des colonies, à « l’esprit étroit », déterminer les politiques de leur parti ; qu’il faut que les responsables socialistes français discutent avec les Arabes d’Algérie et, pour cela, apprennent leur langue. Mais, si Jaurès réussit alors à convaincre les socialistes français de la nécessité de rompre avec les préjugés antisémites qui détournaient le prolétariat de sa lutte pour la justice, provoquant sur ce point un net changement dans l’abandon des clichés antisémites sur les juifs et l’argent dans la presse socialistes en France, il ne réussit pas à convaincre les socialistes de la nécessité d’octroyer la citoyenneté à tous les habitants de l’Algérie, y compris aux Arabes musulmans, et de rechercher le dialogue avec leurs représentants.
Les socialistes, pas plus qu’aucun autre parti politique français, ne reprendront, ni sous la IIIe ni sous la IVe République, cette demande d’une mesure élémentaire au regard des principes des droits de l’homme et de la devise républicaine qu’était le plein accès au statut de citoyens de tous les habitants du territoire national, dont l’Algérie faisait alors partie. Au projet de Jaurès, le leader antisémite et député d’Alger Édouard Drumont répond dans son journal, La Libre Parole, que, s’il se risquait à formuler cette proposition dans une réunion publique en Algérie, il n’y aurait pas pour lui « assez de légumes avariés et d’oranges pourries ». C’est le sort qui sera fait le 6 février 1956 — la « journée des tomates » — au président du Conseil, le socialiste Guy Mollet, pour le dissuader de prendre des mesures qui pouvaient aller, timidement, dans ce sens. Guy Mollet cédera, au contraire de Jaurès, qui avait maintenu sa position et répondu à Drumont : « Les légumes ne sont pas des arguments et les oranges ne sont pas des raisons. » Cette opposition entre Jaurès et Drumont sur la question coloniale en Algérie, qui paraît pourtant importante, est absente de la biographie d’Édouard Drumont par Grégoire Kauffmann qui fait autorité12.
Cette anthologie commentée, Jean Jaurès, Vers l’anti-colonialisme, du colonialisme à l’universalisme, parue en 2015, n’a suscité aucun écho dans la presse française. C’est dans le quotidien algérien El Watan qu’on a pu lire, le 10 mai 2016, un article intitulé « L’anticolonialisme, une vertu républicaine », qui a pour sur-titre : « Le petit livre présenté par Gilles Manceron, Vers l’anti-colonialisme, publié par les éditions Les Petits matins avec l’association Sortir du colonialisme, permet d’actualiser la pensée de Jean Jaurès » Source, dont nous reproduisons le texte en note13.
La prise de conscience de Jaurès
Dans cette période, Jaurès entame une véritable réflexion critique sur la question coloniale. Dans son Histoire socialiste de la Révolution française, qui paraît à partir de 1900, il inclut un développement sur la Révolution et les colonies, question absente de l’ouvrage de Jules Michelet comme des travaux ultérieurs des autres historiens de la Révolution française, pourtant de sensibilité républicaine, socialiste ou communiste, comme Alphonse Aulard, Albert Mathiez ou Albert Soboul14.
Jusqu’en 1907, cependant, la critique que fait Jaurès de la colonisation porte sur l’arbitraire, les massacres et le régime des sociétés concessionnaires15, elles portent davantage sur les « excès » du colonialisme que sur son principe. On cherche d’ailleurs vainement un véritable anticolonialisme en Europe, y compris lorsque le congrès socialiste international d’Amsterdam, en août 1904, demande aux socialistes européens de « s’opposer irréductiblement à toutes les expéditions coloniales » ; ne leur reproche-t-on pas davantage leur coût humain et financier pour le prolétariat européen que leur violation des droits des indigènes ? Quand la guerre russo-japonaise a éclaté, en février 1904, les socialistes d’Europe ont réagi en soutenant, selon les cas, la Russie ou le Japon, mais, alors que le principal enjeu était le contrôle de la Corée, il ne leur est pas venu à l’esprit de prendre la défense du droit des Coréens à n’être colonisés ni par les uns ni par les autres…
La particularité de Jaurès est que son universalisme et son sens de la justice l’ont conduit à jeter progressivement les bases du discours anticolonialiste tel qu’on le verra prendre forme dans le second XXe siècle. Il s’intéresse aux prémices des mouvements anticolonialistes modernes que sont, en Chine, le Kuomintang de Sun Yat-sen, fondé à Canton en 1912 (Jaurès publie une interview de lui dans L’Humanité) ; en Turquie, le mouvement des Jeunes-Turcs ; en Tunisie, celui des Jeunes-Tunisiens, qui débouchera en 1920 sur la fondation du Destour, « parti libéral constitutionnel tunisien ». Et aussi aux penseurs modernes de l’islam comme Mohammed Abdou, mort en 1905, et au nationaliste égyptien Moustafa Kamel, qu’il a très probablement rencontré lorsqu’il séjournait en France.
Quand l’ancien gouverneur de l’Indochine, Paul Doumer, appelle à une lutte de civilisations de l’Europe contre l’Asie, de la « race blanche » contre « la race jaune », Jaurès, dans L’Humanité, le traite de « barbare » et dit que les « pires barbares » sont les partisans européens de « cet impérialisme sauvage ». Revenant, en 1905, sur l’expédition internationale de 1900 à Pékin, que, sur le moment, il n’a pas franchement condamnée, il écrit que « cette expédition fut un grand crime ». La conception réellement universaliste du monde à laquelle il adhère le conduit à proclamer dans son discours du 13 février 1904 à Saint-Étienne : « Pour nous, socialistes, pour nous, hommes, il n’y a ni opposition de races ni opposition de continents ; mais partout, sous des climats divers, avec des nuances diverses, des tempéraments physiques différents, partout la même humanité, à des degrés divers de développement, mais partout la même humanité qui monte, qui grandit et qui a le droit de monter et de grandir. » En février 1906, à la Chambre, quand le ministère veut enterrer le rapport de la mission Brazza qui révèle les horribles abus dont sont victimes les habitants du Congo français, Jaurès se joint à Gustave Rouanet, Edouard Vaillant, Joseph Caillaux et Francis de Pressensé (qui préside alors la Ligue des droits de l’homme) pour exiger sa publication. Elle est refusée, tous les exemplaires seront détruits, sauf un, qui, retrouvé par l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, permettra de le publier, plus d’un siècle plus tard, en… février 201416.
Sa dénonciation des « attentats contre l’humanité » commis dans les guerres coloniales
Le second tournant important de la pensée de Jaurès vers l’anticolonialisme s’opère en 1907, quand il dénonce la violente conquête du Maroc par la France, notamment le bombardement de Casablanca le 5 août. Il déclare : « Il y a des millions d’hommes qui ne veulent pas que l’or et le sang de la France coulent pour ces aventures stériles et coupables. » Il dénonce le massacre, ordonné par le général d’Amade le 15 mars 1908, de la population des douars de la Zaouia de Si-El-Ourimi, dans la Chaouïa marocaine, où on a relevé 1 500 victimes. À deux reprises, à la Chambre le 27 mars 1908 et dans L’Humanité peu après, il le qualifie d’« attentat contre l’humanité ». Il reproche également aux deux anciens dreyfusards que sont Clemenceau, alors président du Conseil, et Picquart, ministre de la Guerre, de recourir aux méthodes de dissimulation qu’ils avaient combattues ensemble lors de l’Affaire. Il veut, pour sa part, rester fidèle au dreyfusisme. Se plaçant du point de vue du droit des peuples colonisés, il déclare en 1907 qu’on ne peut « continuer à déshonorer les Marocains en les traitant de fanatiques », car ce sont de « vrais patriotes ». En avril et mai 1911, il mène une vigoureuse campagne dans L’Humanité contre l’expédition militaire française dans la région de Fès. Au total, entre 1903 et 1913, il consacre au Maroc au moins vingt-cinq longues interventions à la Chambre et des centaines d’articles.
Jaurès se distingue, radicalement cette fois, du discours colonialiste de Ferry qui l’avait influencé dans sa jeunesse et avance pas à pas vers un anticolonialisme de principe, même s’il réagit surtout à des affaires précises, à des massacres coloniaux, à des expropriations scandaleuses ou aux pratiques esclavagistes de certains administrateurs ou sociétés concessionnaires17. Il dénonce l’exploitation des indigènes dans les mines de fer de Ouenza, dans l’est algérien, près de la frontière tunisienne et, en Tunisie, les agissements de l’homme d’affaire colonialiste Basilio Couitéas, qui, avec le soutien du résident général Stephen Pichon, a fait expulser des milliers de paysans pour s’approprier leurs terres et se constituer un domaine de 38 000 hectares. Et quand Couitéas réussit — ce qui en dit long sur les ramifications du « parti colonial » — à obtenir le soutien de la section de Tunis de la Ligue des droits de l’homme, puis de celle-ci au niveau national, Jaurès demande à intervenir devant son comité central, en février 1911, pour lui expliquer l’affaire et obtenir qu’elle modifie sa position.
En 1910, seul à défendre ce point de vue, Jaurès prend position contre l’enrôlement des troupes noires proposé par un certain nombre de généraux ayant servi dans les colonies, en particulier le général Charles Mangin (1886-1925), qui avait participé en 1898 à la fameuse « colonne Marchand », laquelle s’était inclinée devant ses concurrents colonialistes anglais à Fachoda. Il s’y oppose non seulement parce que c’est contraire à sa conception de « l’armée nouvelle », mais aussi en raison du tort qui serait fait aux Africains, soumis, après l’esclavage et la colonisation, à de nouvelles épreuves meurtrières loin de chez eux. Il relève qu’ils ne ressentent pas vis-à-vis de la France de sentiment d’appartenance patriotique, qu’on ne pourra pas leur offrir de permissions, ni faire venir leur famille (ce qui est la règle pour les militaires qui ne peuvent en bénéficier, comme les gendarmes). Des objections de bon sens, mais inaudibles à l’époque vue l’idée dominante qu’on se faisait des indigènes ; et bien oubliée aujourd’hui quand on évoque la participation des soldats coloniaux à la Grande guerre.
Reconnaissance et méconnaissances de l’évolution de Jaurès vers l’anticolonialisme
Jaurès ne condamne pas seulement les injustices ou les brutalités coloniales en Algérie, au Maroc ou en Libye, il prend également la défense de la civilisation musulmane. Une civilisation qui, pour lui, « a tant apporté dans les domaines de la philosophie, de la science, de l’art, et qui renferme en elle tant de possibilités », où se mêlent « toutes les variétés du monde antique : la tradition juive, la tradition chrétienne, la tradition syrienne, la force de l’Iran et toute la force du génie sémitique ». Il met l’accent sur la nécessité pour les Français de connaître le monde musulman et la civilisation arabe, demande la création dans les universités françaises de chaires d’histoire musulmane et de droit musulman. Il est selon lui important d’enseigner la civilisation arabe en France, car c’est par ignorance que se développe le mépris qui rend possibles toutes les violences. L’univers de Jaurès ne se limite pas au monde tel que le perçoivent à l’époque les hommes politiques européens : il prend réellement en compte les autres cultures. Pour lui, les hommes politiques européens sont aveugles face à l’éveil des mondes extérieurs à l’Europe, en particulier de l’Asie et du monde musulman ; ils ne voient pas qu’au XXe siècle les nationalismes en Europe ne sont plus à l’ordre du jour comme ils l’étaient au XIXe siècle. La question principale du siècle est, selon lui, de construire une grande fédération humaine fondée sur la liberté et le droit, à laquelle tournent le dos les politiques coloniales comme les nationalismes en Europe. D’une certaine façon, avant 1914, Jaurès pensait déjà l’après 1945.
Les articles et ses discours de Jaurès sur la question coloniale ont des échos d’une étonnante actualité, qu’il s’agisse de sa dénonciation de la parenté étroite, sous l’égide du racisme colonial, de l’antisémitisme et de l’islamophobie, ou de son refus des préjugés concernant le monde arabe et musulman, qu’il juge important de ne pas réduire aux manifestations de fanatisme qui s’y produisent. Largement incompris en son temps, Jaurès s’inscrit directement dans nombre de nos débats contemporains.
Or, si le travail scientifique des historiens le prend en compte, il n’en est pas de même de l’opinion et de l’univers médiatique. D’un côté, on relève la publication, en 2018, aux Éditions Privat, dans l’ouvrage collectif Jaurès contemporain sous la direction de Vincent Duclert, dont les auteurs sont les meilleurs spécialistes de Jaurès18, d’un texte soulignant cette évolution importante de Jaurès sur la question coloniale19, qui témoigne de la reconnaissance par les historiens de ce fait longtemps négligé.
Mais cela ne fait pas disparaître des esprits les légendes mensongères subrepticement construites depuis la IIIe République. La question de l’évolution de Jaurès vers l’anticolonialisme est pratiquement absente de l’ouvrage publié par la Fondation Jean Jaurès à l’occasion de l’exposition organisée en 2014 par les Archives nationales20. Seul, le Hors-Série de l’Humanité, publié cette même année du centenaire de sa mort, lui consacre 8 pages21. Ailleurs, ce sont toujours les mêmes citations des conférences du jeune Jaurès âgé de 24 ans qu’on trouve reproduites. Le Hors-Série du Monde paru en 2014, « Jean Jaurès. Un prophète socialiste », consacre deux pages et demie au texte de sa conférence édité à Carmaux en avril 1884. Et le numéro spécial de Politis publie un article de Pascal Blanchard, intitulé « Jaurès, la gauche et la question coloniale », qui dit dans son introduction : « Une grande partie de la gauche, Jaurès inclus, a pensé que l’universalisme républicain devait s’exporter et que la France avait vocation à faire le bonheur des peuples, y compris contre eux-mêmes ». Il cite ensuite longuement l’inévitable conférence du jeune Jaurès de 24 ans ; signale que, dix ans plus tard, il commence à douter après avoir voyagé en Algérie ; note qu’il « refuse de soutenir la conquête du Maroc » ; puis revient sur une phrase prononcée, en 1903, soit huit ans avant cette conquête, pleine d’illusions sur le rôle de la colonisation. Rien sur les prises de positions vigoureuses de Jaurès contre le colonialisme européen dans les années 1908 à 1914.
Même dans le livre important qui rend compte d’une conversation extrêmement riche entre Benjamin Stora et Alexis Jenni22, on trouve un passage où l’historien, après avoir évoqué les conceptions colonialistes développées par la gauche républicaine autour de Jules Ferry dans les années 1880 à 1914, ajoute : « Il n’y a pas seulement la position de Jules Ferry sur le devoir de « civiliser les races inférieures », il faut également citer certains discours de Jean Jaurès qui évoque la mission civilisationnelle de la France en termes de « gloire », « de lumière bienfaisante qui resplendit » ». Et, lui aussi, cite longuement le « Discours pour l’Alliance française », publié par Le Réveil du 8 juin 1884, prononcé à Albi par le jeune diplômé de 24 ans. L’auteur a convenu ensuite en privé qu’il s’agissait d’une maladresse donnant une image inexacte de la pensée de Jaurès sur la question coloniale. Mais le fait est symptomatique de la difficulté de rétablir dans les esprits ce qu’a été en réalité l’évolution de Jaurès sur la question coloniale, une évolution vers l’anticolonialisme, nette, courageuse, malheureusement peu suivie de son vivant par ses amis socialistes et vite oubliée par leurs successeurs.
- Gilles Candar a intitulé « Vers l’anticolonialisme. La prise en compte du pluralisme culturel, 1908-1914 » le chapitre XVI de son livre avec Vincent Duclert, Jean Jaurès, Fayard, 2014. C’est aussi le titre du chapitre premier du tome 17 des Œuvres de Jean Jaurès, Le Pluralisme culturel, Fayard, 2014, dont l’édition est établie par Jean-Numa Ducange et Marion Fontaine, qui est l’ouvrage de référence e la matière.
- Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, op. cit., p. 385.
- C’est Madeleine Rebérioux, alors présidente de la SEJ, qui a pris l’initiative, avec les éditions Fayard, de l’édition des Œuvres de Jaurès et dirigé les premiers volumes. A sa mort en 2006, cette édition a été poursuivie, Gilles Candar lui succédant comme président de la SEJ. Douze volumes sont parus à ce jour.
- Les députés guesdistes votaient souvent en faveur des crédits pour les expéditions coloniales et, en 1912, l’hebdomadaire guesdiste Le Socialiste a publié trois articles apologétiques de l’expansion coloniale, affirmant notamment que « le Maroc est à nous » et que ses habitants sont, comme tous les « Arabes, vicieux et cruels ». En mars 1912, Jaurès a dû mener bataille au sein même du groupe parlementaire socialiste pour que ne soit pas déposée une proposition de loi favorable à la colonisation du Maroc, inspirée par Lucien Deslinières et soutenue par Jules Guesde, qui avait d’abord été adoptée, le 16 février, par quarante députés sur les soixante-seize du groupe. La phraséologie marxiste de Jules Guesde (longtemps préférée par le PCF au « socialisme idéaliste et bourgeois » de Jaurès), qui s’accompagnait d’une acceptation du fait colonial, sera la référence idéologique de Guy Mollet, qui supplantera, en 1948, Daniel Mayer à la tête de la SFIO (sur un discours de lutte de classe et d’unité de la gauche). Guy Mollet qui, avec le vote en mars 1956 des « pouvoirs spéciaux » approuvés par le PCF, lancera la France dans la guerre d’Algérie.
- Pierre Vidal-Naquet, Face à la Raison d’État : un historien dans la guerre d’Algérie, La Découverte, 1989.
- L’amiral Charles Jaurès (1808-1870) a participé à la prise d’Alger en juillet 1830, puis à l’attaque de Shanghai en janvier 1885 et à l’expédition militaire franco-anglaise qui a conduit en Chine, en octobre 1860, au Sac du Palais d’été, c’est-à-dire au pillage et l’incendie de la résidence des empereurs de Chine.
- Benjamin Jaurès (1823-1889) est élu député républicain du centre-gauche en 1871. C’est lui qui encourage Jean, après le certificat d’études, à entrer au collège Sainte-Barbe plutôt que de passer le concours des postes, puis à se présenter à l’École normale supérieure ; il l’aide également à obtenir en 1885 l’investiture des républicains aux législatives. Il a participé à la conquête de la Cochinchine sous le Second Empire et occupera en 1889, peu avant sa mort brutale, le poste important de ministre de la Marine et des Colonies de la IIIe République.
- Voir 1885 : le tournant colonial de la République. Jules Ferry contre Clemenceau, et autres affrontements parlementaires sur la conquête coloniale. Introduction de Gilles Manceron, La Découverte/Poche, 2006.
- Tout cela explique que, deux mois après être arrivé à la Chambre, Jaurès a voté, en décembre 1885, en faveur des crédits demandés par le ministère pour la conquête du Tonkin.
- Juste une phrase, le 22 octobre 1887, dans un article de La Dépêche où, parlant des soldats qui ont « assisté [sic] en héros à des batailles illustres », il cite, parmi d’autres, ceux qui ont « escaladé sous les balles les pentes de la Kabylie ». C’est peu. Et c’est l’écho de ce qu’on pouvait lire dans la presse et de ce qu’il pouvait entendre dans sa famille.
- Jean Jaurès. Vers l’anticolonialisme, du colonialisme à l’universalisme, textes réunis et présentés par Gilles Manceron, postface de Patrice Farbiaz, Les Petits matins, 2015, dans la collection « Sortir du colonialisme ».
- Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008.
- En voici le texte :
« Le petit livre présenté par Gilles Manceron, Vers l’anti-colonialisme, publié par les éditions Les Petits matins avec l’association Sortir du colonialisme, permet d’actualiser la pensée de Jean Jaurès.
L’anticolonialisme, une vertu républicaine
Le moins que l’on puisse dire est qu’il était en décalage sur son temps et même, par certains aspects, en avance. Il remet en cause avec la distance du temps ceux qui encensent encore aujourd’hui les bienfaits coloniaux. En 2014, pour le centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès le 31 juillet 1914 (veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale), la production autour de la mémoire de l’homme politique français a été prolifique : téléfilms et films, documentaires, pièces, revues… Le livre de Manceron nous montre, textes à l’appui, que l’anticolonialisme de Jaurès a muri peu à peu, jusqu’à devenir très construit au début du XXe siècle et encore plus dans les dernières années de sa vie, surtout entre 1911 et 1914.
Alors que la France s’enfermait dans une logique coloniale « vertueuse » selon ses défenseurs, Jaurès a peu à peu pris le contrepied, au nom de cette même « vertu républicaine » et de la « grandeur de la France », qui s’accorderait mieux au respect de l’autre. Ainsi clame-t-il à la Chambre des députés le 19 février1898 en parlant de l’Algérie : « Voilà un noble peuple de trois millions d’âmes, héritier après tout d’une civilisation généreuse et exquise, qu’en certaines de ses parties nous avons trop déprimé ou violenté, un peuple d’intelligence évidemment si belle… ».
Et dans le journal La Petite République : « Et pourquoi, je vous prie, demanderions-nous aux Arabes de renoncer à leur statut personnel ? Il est bien clair que pour faire entendre leurs plaintes au Parlement français, ils doivent renoncer à leur conception religieuse, à leur droit civil, mais c’est une duperie…».
Enfin, à la Chambre des députés, le 20 novembre 1903, alors que la France étend son emprise sur le Maroc, il tient ce propos lucide, voire prémonitoire : « Nous ne pourrions pas mener loin cette entreprise militaire sans être conduits peut-être à des opérations cruelles, sanglantes, dont l’effet se prolongerait en rancunes pendant des générations et des générations auprès des hommes même que nous voudrions assimiler à notre nation ». Gilles Manceron révèle que cet aspect clairvoyant des idéaux de Jaurès « a été comme effacé par la suite, y compris par les partis de gauche », nous a-t-il expliqué. Cela rend cette parole d’autant plus forte et nécessaire. »
- La question coloniale ne reviendra dans le champ de l’historiographie que dans les dernières décennies du XXe siècle, grâce d’abord aux travaux de Charles-André Julien (1891-1991) et Charles-Robert Ageron (1923-2008) et, pour ce qui est de la question de la Révolution française et des colonies, ceux d’Yves Benot (pseudonyme d’Édouard Helman, 1920-2005), rédigés en franc-tireur par ce militant anticolonialiste engagé lors de la guerre d’Algérie et auprès des mouvements d’indépendance africaine, non universitaire, en marge des grandes forces politiques de la gauche française.
- En mars 1900, il proteste contre l’utilisation de l’armée en Martinique, qui a ouvert le feu en faisant vingt-trois morts. La même année, il condamne le message de l’empereur d’Allemagne à ses troupes lors de l’expédition des puissances coloniales contre la Chine, qui autorise tous les actes de barbarie. Peu après, il considère comme légitime la lutte des Philippines pour s’affranchir de la colonisation espagnole et leur refus de tomber sous la tutelle de l’impérialisme américain.
- Le rapport Brazza. Mission d’enquête au Congo (1905-1907), préface de Catherine Coquery-Vidrovitch, Le passager clandestin, 2014.
- En 1911 et 1912, un scandale pose le problème des concessionnaires en Afrique équatoriale à travers le cas de la compagnie Ngoko-Sangha. Un haut fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, impliqué en même temps dans cette compagnie, a tenté d’utiliser un accord franco-allemand de février 1909 pour obtenir que l’Etat verse à la Ngoko-Sangha une indemnité de 12 675 000 francs.
- Jaurès contemporain, dirigé par Vincent Duclert, Privat, 2018, avec les contributions de Vincent Duclert, Bruno Antonini, Marie Aynié, Gilles Candar, Frédéric Cépède, Alain Chatriot, Jean-Michel Ducomte, Jean-Numa Ducange, Romain Ducoulombier, Marion Fontaine, Emmanuel Jousse, Benoît Kermoal, Eric Lafon, Jacqueline Lalouette, Gérard Lindeperg, Gilles Manceron, Paul Marcus, Catherine Moulin, Emmanuel Naquet, Jean-Pierre Rioux, Rémy Pech, Christophe Prochasson.
- Gilles Manceron, « Jaurès et la colonisation », in Jaurès contemporain, dirigé par Vincent Duclert, Privat, 2018, p. 243 à 255.
- Jaurès. Une vie pour l’humanité, Beaux Arts éditions, Archives nationales, avec le soutien de la Fondation Jean Jaurès, 2014.
- Pages 70 à 72 et 79 à 80. Article non signé, dû à Charles Silvestre, qui a animé, avec Madeleine Rebérioux, l' »Appel des douze » que l’Humanité a publié en 2001 pour demander que l’Etat français reconnaisse la pratique de la torture durant la guerre d’Algérie.
- Benjamin Stora avec Alexis Jenni, Les mémoires dangereuses, Albin Michel, 2016.