M. Macron se trompe lorsqu’il assimile à une colonisation l’ancienne tutelle ottomane sur l’Algérie
par M’hamed Oualdi, historien, professeur des universités, publié par Le Monde le le 29 octobre 2021.
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M’hamed Oualdi est historien à Sciences Po, où il dirige Voix d’esclaves, projet de recherche sur la fin de l’esclavage au Maghreb du XVIIIe au XXe siècle, soutenu par le Conseil européen de la recherche.
Le président français affirmait récemment que la Turquie était parvenue à faire oublier la « domination » qu’elle a exercée en Algérie entre le XVIe et le XIXe siècle. Faux, rétorque l’historien du Maghreb, qui rappelle que, « à l’inverse des Français », les Ottomans n’ont pas envahi Alger.
Lors d’un échange avec dix-huit jeunes à l’Elysée, le 30 septembre, le chef de l’Etat a affirmé qu’avant l’occupation française de l’Algérie il « y avait de précédentes colonisations ». Selon Le Monde, il ajoutait : « Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée. Et d’expliquer qu’on est les seuls colonisateurs, c’est génial. Les Algériens y croient. »
Le président Emmanuel Macron se trompe au moins pour cinq raisons lorsqu’il assimile à une colonisation la tutelle de l’Empire ottoman sur la province d’Alger du début des années 1520 au début des années 1830.
A l’évidence, la Turquie n’est pas l’Empire ottoman. Ce pays n’est qu’un des nombreux successeurs d’un vaste empire polyglotte et cosmopolite qui s’étendait de la province d’Alger jusqu’à l’Euphrate, et des Balkans jusqu’aux portes du Sahara. Plus important : à l’inverse des Français, les Ottomans n’ont pas envahi Alger. Ce sont les élites de cette ville, des marchands, des savants religieux et des notables qui ont fait appel aux sultans d’Istanbul à partir de 1519. Les Algérois ont recherché l’appui d’une puissance musulmane pour faire face au danger que représentaient les offensives lancées par les Habsbourg chrétiens d’Espagne sur les côtes du Maghreb. Plus révélateur encore : comme dans d’autres provinces ottomanes au Maghreb, ces gouverneurs d’Alger (les deys) disposaient d’une large marge de manœuvre. Ils signaient des traités avec des puissances européennes sans toujours en référer à Istanbul. Ils récoltaient des impôts qu’ils utilisaient au sein de la province et qu’ils n’avaient pas à reverser à Istanbul.
Un million de colons français
Rien à voir avec le fort contrôle de l’Etat français sur les trois départements de l’Algérie. Et pour cause, l’Empire ottoman et l’Etat colonial français ne disposaient pas des mêmes techniques de gouvernement. Le sultanat ottoman est un empire d’Ancien Régime qui gouverne de vastes étendues avec des ressources limitées, par l’usage combiné de la négociation et de la répression. La France coloniale se fonde sur un Etat moderne, militaro-fiscal, fruit des révolutions, de l’Empire et de ses guerres totales, de l’imprimé et du télégraphe…
Autre différence notable : le pouvoir ottoman n’a jamais cherché à encourager des migrations massives pour occuper des terres au Maghreb. Istanbul a certes envoyé de manière régulière quelques milliers de soldats, des janissaires, vers la province d’Alger comme vers les provinces voisines de Tunis et de Tripoli. Ces soldats, venus surtout du centre de l’Empire, d’Anatolie et des Balkans, ont – il est vrai – réprimé dans la violence des soulèvements locaux. Ils se sont emparés de ressources foncières, notamment de terres aux alentours des principales villes. Mais les effectifs de ces soldats n’étaient en rien comparables aux troupes françaises et aux colons européens qui se sont installés en Algérie.
En 1954, au début de la guerre d’Algérie, le nombre de ces colons atteint le million pour 9 millions d’Algériens musulmans. Minoritaires, ces colons se sont emparés au bas mot de 40 % des terres des populations musulmanes. Et lors des quarante-cinq premières années de l’occupation française, entre 1830 et 1875, selon le démographe Kamel Kateb, la « surmortalité, du fait de la guerre de conquête et des opérations de répression », est estimée à 825 000 morts sur une population musulmane qui aurait avoisiné les 3 millions en 1830 !
Dynamiter le rapport Stora ?
Enfin, dans ce climat de très forte violence, après 1830, l’autorité des sultans ottomans continuera à être reconnue par une partie des sujets algériens de l’ancien empire. Certains envoient des pétitions au sultan, encore perçu comme un recours. Des Algériens refusent de devenir des nationaux français de seconde zone, sans droits civiques et politiques. Ils décident de migrer vers les terres ottomanes, entre Tunis et Istanbul, en passant par l’Egypte et la Syrie. En Algérie même, des prêches de mosquée sont introduits au nom des sultans jusqu’à la chute de l’empire, au lendemain de la première guerre mondiale. Bien d’autres faits infirment la thèse d’une colonisation turque de l’Algérie. Le cas de la colonisation française de l’Algérie – il faut toujours le souligner – est spécifique par la violence de la conquête, la violence de l’occupation puis la violence de la décolonisation.
Mais d’où vient cette thèse d’une colonisation turque ? Une précipitation à vouloir concrétiser ou, au contraire, à chercher à dynamiter, dans un contexte de campagne électorale, les recommandations du rapport Stora [sur la réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie remis par l’historien Benjamin Stora à Emmanuel Macron le 20 janvier] ? Il faut aussi chercher du côté des chaînes d’information en continu et de certains journaux. Ces médias reprennent de vieilles antiennes depuis longtemps nuancées ou démenties par les historiens : ainsi l’idée très coloniale que des pays comme l’Algérie ont toujours été colonisés par les « Arabes », puis par les « Turcs » et, enfin, par les Européens. Comme si ces sociétés avaient été apathiques. Comme si elles étaient appelées à toujours être colonisées.
D’autre part, cette déclaration présidentielle nous invite à nous pencher sur l’état de nos connaissances sur l’histoire de l’Algérie et du Maghreb. La recherche française a formé des historiens et des historiennes de renom, créatifs et critiques sur la colonisation de l’Algérie et de l’Afrique du Nord. Dans le même temps, ces historiens ont trop longtemps distingué le Maghreb et l’Empire ottoman, alors qu’à l’exception du sultanat du Maroc, ces deux mondes se sont plus que croisés, ils se sont entremêlés du XVIe au XIXe siècle. De ce point de vue, le chef de l’Etat français est mieux informé lorsque, au cours de ce même déjeuner du 30 septembre, il appelle à une production éditoriale en langues arabe et amazigh : deux des nombreuses langues historiques du Maghreb, avec, entre autres, le judéo-arabe, le français, l’italien, le haoussa, le kanouri, l’espagnol… et le turc ottoman.
Algérie : les propos d’Emmanuel Macron ont été
« une bouée de sauvetage pour le régime algérien »
propos de Ali Bensaad recueillis par Christophe Boisbouvier, publiés par Radio France international, le 1er novembre 2021.
En Algérie, on célèbre ce lundi 1er novembre le 67e anniversaire du déclenchement de la guerre de libération contre la France. Un anniversaire qui tombe en pleine polémique mémorielle entre Alger et Paris, à la suite des interrogations du président Macron sur l’existence ou non d’une nation algérienne avant l’arrivée des colons français. Le régime du président Tebboune peut-il en tirer profit sur la scène intérieure, voire dans son bras de fer avec le Maroc ? Ali Bensaad, professeur à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris 8, est notre invité.
RFI : Est-ce que les propos plutôt provocateurs d’Emmanuel Macron, à l’égard de l’Algérie, en octobre, ne sont pas une aubaine pour un régime algérien en quête de légitimité ?
Ali Bensaad : Oui, je pense que cela a été une saillie provocatrice, mais salvatrice, pour le régime algérien, parce qu’il a semé le doute sur l’historicité de la nation algérienne, pour un pays qui s’est vraiment battu pour cela… Et on dirait qu’il a voulu aider le régime dans sa légitimation, alors que le régime était très isolé à l’intérieur et que la question mémorielle n’a plus aucune efficacité auprès de l’opinion publique. Mais que quelqu’un d’extérieur à l’Algérie non seulement s’en mêle, mais s’en mêle de la façon la plus négative, cela a été une sorte de bouée de sauvetage pour le régime.
le Hirak s’est réapproprié ces éléments mémoriels, mais pour remettre en cause ce régime
Est-ce que cela peut permettre au régime algérien de faire diversion et de mieux résister au mouvement populaire Hirak, qui est né il y a bientôt trois ans ?
Non, cela a pu faire diversion. Mais à un moment donné, cela a seulement nui à l’image de la France auprès de l’opinion publique algérienne. Quant au régime algérien lui-même, je pense qu’il est arrivé à une fin de cycle et tout ce qu’il peut essayer de mobiliser comme éléments de légitimation, non seulement n’est plus efficace, mais se retourne contre lui.
Je rappelle que le Hirak, justement, s’est réapproprié ces éléments mémoriels, mais pour remettre en cause ce régime, pour lui dénier toute filiation et toute tentative de se légitimer par le mouvement de libération national. Et c’est devenu même une sorte de leitmotiv de chanter « Martyrs revenez… Voilà ce qu’est devenu le pouvoir algérien… ». C’est qu’en fait, la force de contestation et la faiblesse du régime sont telles, que tout élément que ce régime cherchera à mobiliser se retournera contre lui, y compris l’élément mémoriel.
Et où en est la lutte d’influence entre l’Algérie et le Maroc sur la scène africaine, au regard justement de cette crise ?
Je pense qu’il y a une réalité. Cette crise de régime a eu ses effets sur le plan international, c’est-à-dire une perte de vitesse. La diplomatie algérienne, les services de sécurité algériens – notamment à l’extérieur – qui étaient connus pour une certaine efficacité, notamment dans la région africaine, où il y avait une véritable influence algérienne, au point que le Maroc avait été contraint à un moment donné de quitter l’Union africaine… Cette crise de régime, l’absence de renouvellement, la corruption montante ont affecté, y compris les appareils diplomatiques et sécuritaires dans leur efficacité. Et le résultat en est, en fait, une perte d’influence indéniable de l’Algérie, une dilution de sa puissance et de son influence dans ces régions-là. Au contraire du Maroc, qui regagne. D’abord, il est revenu à l’Union africaine triomphalement… Puis le Maroc se base aussi sur un travail par le bas, et notamment sur ses acteurs économiques, au contraire de l’Algérie, qui n’est jamais sortie d’une économie administrée.
Je n’exclus pas la possibilité d’une guerre entre l’Algérie et le Maroc
Donc le rapport de force s’est déjà fondamentalement inversé entre l’Algérie et le Maroc, au profit de ce dernier. Cela donne une certaine hubris à la diplomatie marocaine beaucoup de cercles au Maroc, qui pensent que, peut-être avec l’appui des Israéliens, il sera possible de gagner vite une guerre éclair. Et vous savez qu’il y a cet assassinat du responsable de la gendarmerie du Polisario, par un drone… Beaucoup de spécialistes concluent qu’Israël est déjà rentré dans le conflit. On a deux pays aux très fortes potentialités, avec des prétentions à être des puissances régionales pour chacune. Et là effectivement, cette guerre, vue par certains cercles marocains, permettrait d’affirmer définitivement cette suprématie marocaine.
Emmanuel Macron et l’Algérie : révisionnisme néocolonial et ingérence
par Omar Bendera et François Gèze, publié par Algeria Watch le 14 octobre 2021.
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par Caroline Vinet, publié par La Croix le 5 octobre 2021.
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Emmanuel Macron, face à dix-huit « petits-enfants » de la Guerre d’Algérie, a récemment interrogé l’existence même d’« une nation algérienne avant la colonisation française » et fustigé l’« oubli » de la domination turque sur l’Algérie. Une rhétorique « coloniale » dénoncée par les historiens pour qui la comparaison entre la colonisation française et l’occupation ottomane n’est pas pertinente.