Le négationnisme français des crimes coloniaux
La négation des crimes contre l’humanité qui ont accompagné la colonisation française fragilise notre démocratie en faisant le lit des idéologies racistes, suprémacistes et fascistes.
par Edwy Plenel, publié par Mediapart le 13 mars 2025.
Aimé Césaire a déjà tout dit. C’est dans son Discours sur le colonialisme, initialement paru en 1950, puis en 1955 dans une version revue et augmentée.
« Où veux-je en venir ?, écrit-il. À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation mortellement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment. Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation. »
L’aventure coloniale française a commencé en 1635 avec la prise de possession de la Guadeloupe et de la Martinique, deux îles des Caraïbes. Aimé Césaire est né dans le nord de cette dernière, à Basse-Pointe, en 1913. Cet immense poète en fut sans interruption le député durant près d’un demi-siècle (1945-1993) et le maire de sa capitale, Fort-de-France, durant cinquante-six ans (1945-2001). En 2011, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, un hommage national lui a été rendu par la pose d’une plaque à son nom au Panthéon, louant cet « inlassable artisan de la décolonisation ».

© Photomontage Armel Baudet / Mediapart avec AFP et archives
C’est donc depuis le chaudron initial de la colonisation, depuis ces Antilles où un crime contre l’humanité, l’esclavage des Africains déportés, fera la richesse des colons et de la France, que Césaire énonce une vérité historique qui semble devenue aujourd’hui inaudible. Le (re)lire, c’est prendre toute la mesure de l’abaissement de notre débat public où la mémoire de la Shoah est désormais brandie pour interdire d’énoncer d’autres crimes dont l’Europe s’est longtemps rendue coupable, à l’encontre des peuples non européens.
Démesure et inconscience
Cet interdit, dont le journaliste Jean-Michel Aphatie a récemment fait les frais, cherche à empêcher de penser les liens qu’entretiennent le nazisme et son crime de génocide avec la longue durée européenne des conquêtes coloniales et l’idéologie de supériorité civilisationnelle qui y a légitimé destructions, massacres et exterminations. C’est comme si Césaire, l’un de ces « grands hommes » qu’honore la patrie, selon le fronton du Panthéon, devenait soudain un penseur sulfureux, banni de la République, de ses débats et de ses médias.
Hitler, ce châtiment qui fit retour sur l’Europe et contre ses peuples, est né de l’Europe elle-même, de sa démesure et de son inconscience. Il nous faut le redire, haut et fort, après Césaire. Sinon, les fantômes du passé encombreront plus que jamais notre présent : ces idéologies racistes et suprémacistes qui ont légitimé les colonisations, dont se sont ensuite nourris fascisme et nazisme, et qui sont toujours le fonds de commerce des extrêmes droites. « Au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée,écrit Césaire dans son Discours, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. »
Ces mots semblent une prophétie : c’est à la France d’aujourd’hui qu’ils parlent, celle qui s’enferme dans la négation des crimes de la colonisation. Et qui, dès lors, se met en grand danger ; tant nier le passé, c’est risquer son retour. Le retour – Césaire toujours – « aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral ».
Ce passé est largement documenté par les travaux des historiens. Que la colonisation française, d’Haïti en Algérie, d’Afrique en Indochine, de Madagascar en Nouvelle-Calédonie, se soit accompagnée de massacres de civils, de razzias des villages, de destruction des cultures, de viols des femmes, de tortures et d’exterminations, etc., relève tout simplement d’une vérité de fait, documentée, sourcée, vérifiée et recoupée.
La violence coloniale fait toujours retour, gangrenant la politique du pays qui l’autorise et la légitime.
Les pièces à conviction sont innombrables et irréfutables. En accès libre, le site Histoirecoloniale.net les donne à voir, notamment à propos de l’évocation par Jean-Michel Aphatie des « Oradours » commis par la France durant sa conquête de l’Algérie. On doit à l’un de ses animateurs, Alain Ruscio, une somme sur cette Première guerre d’Algérie, qui est déjà un ouvrage de référence.
Loin d’un réquisitoire, c’est le récit factuel d’une guerre longue et dévastatrice, déployée comme une histoire globale, tenant compte de la diversité des acteurs, des contextes et des causalités. On y croise nombre d’horreurs qui en rappellent d’autres, tant cette conquête est menée par des militaires qui ont servi Napoléon.
Au hasard :
- « Il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans » : le général Leclerc, beau-frère de Bonaparte, en 1802, alors qu’il mène l’armée de reconquête de Saint-Domingue, un an avant qu’elle ne soit défaite à Vertières.
- « Des têtes… Apportez des têtes, bouchez les conduites d’eau crevées avec la tête du premier Bédouin que vous rencontrerez » : Savary, duc de Rovigo, en 1832 au début de la conquête de l’Algérie, ordonnant le massacre de toute la tribu d’El Ouffia, en représailles d’un vol.
- « Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe, l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied » : le colonel Montagnac en 1843, expliquant, depuis Philippeville en Algérie, comment il faut « faire la guerre aux Arabes ».
Dans L’Honneur de Saint-Arnaud (Plon, 1993), François Maspero a offert un portrait saisissant de l’un de ces massacreurs, le maréchal Achille Leroy de Saint-Arnaud, qui fut ensuite l’un des bras armés du coup d’État bonapartiste du 2 décembre 1851, quand fut assassinée la Deuxième République. Où l’on retrouve le châtiment évoqué par Césaire : la violence coloniale fait toujours retour, gangrenant la politique du pays qui l’autorise et la légitime.
Ce fut aussi le cas avec la chute de la Quatrième et l’avènement de la Cinquième, en 1958, dans un climat de guerre civile propice à l’extrême droite auquel une guerre coloniale servit de tremplin, dans cette Algérie où la France n’hésita pas à torturer, mais aussi à gazer comme le rappelle un remarquable documentaire déprogrammé par France Télévisions.
Infériorisation
« Cet homme est de chez nous. Cet homme est à nous », écrivait Maspero à propos de Saint-Arnaud. À l’enseigne de la maison d’édition qui portait son nom, fondée en 1959 durant la guerre d’Algérie et devenue depuis 1982 les éditions La Découverte, il fut le principal éditeur de cette prise de conscience de l’actualité française de la question coloniale.
On doit à l’un de ses auteurs, Yves Benot, historien amateur, des livres pionniers dont les historiens professionnels ont largement enrichi les trouvailles. La Démence coloniale sous Napoléon (1992) reste un classique, suivi de Massacres coloniaux (1994), qui documente la mise au pas des colonies françaises dans l’immédiat après-guerre, de 1944 à 1950.
Préfaçant Massacres coloniaux, François Maspero souligne ce « fait majeur » : « La colonisation, contrairement à la manière dont elle a été et reste communément traitée, n’est pas un élément marginal dans l’histoire de France ni dans celle des idées européennes. […] Elle s’inscrit constamment avec virulence au cœur même de cette histoire, au cœur de ses idées, au point souvent de les déterminer de façon décisive. » Sa prétendue « mission civilisatrice » a pour corollaire l’infériorisation d’une partie de l’humanité, et par conséquent la négation de l’égalité des droits, la discrimination selon l’origine, bref le rejet de l’autre.
Quelles que soient les rencontres heureuses, relations prometteuses et échanges fructueux qu’elle a pu susciter, ce qu’aucun historien de sa longue durée ne conteste, la colonisation n’a cessé d’être une violence faite aux populations conquises, dominées et exploitées. Parce qu’en son principe même, elle repose sur une hiérarchie des humanités, des cultures, des peuples, des « races », des civilisations, des religions, des identités ou des origines, des apparences ou des croyances. Autrement dit, sur le socle idéologique des racismes et des fascismes.
Tant que ces vérités historiques n’auront pas été proclamées par la République elle-même, à l’instar du « Discours du Vel’ d’Hiv » prononcé en 1995 par Jacques Chirac pour reconnaître les responsabilités françaises dans la destruction des juifs d’Europe, le racisme, le suprémacisme et le fascisme continueront de prospérer.