En souvenir de Djilali, soldat au 17e RTA.
Paris 25 mai 2006
À Madame Halima K.
Douar Béni-Abdallah
En ce jour anniversaire, Madame Halima, je vous écris pour vous donner les renseignements que vous attendez sur la sépulture de votre père, Djilali Mohamed K., mort le 25 mai 1940 en France, caporal au 17e Régiment de Tirailleurs Algériens.
Vous ne me connaissez pas, mais peut-être vous souvenez-vous que votre fils, Abdelhamid, vous a téléphoné un jour pour vous annoncer qu’il allait rechercher la tombe de son grand-père avec l’aide d’un Français ; vous avez demandé : « Un gaouri ?», Abdelhamid a dit oui, et vous avez ajouté : « C’est bien, Inch’Allah ! ».
Un jour de bonnes rencontres, alors que votre fils s’inscrivait dans une école où il espérait apprendre un métier, et où j’avais à faire, il me demanda de remplir pour lui un formulaire, puis il me dit : « Mon grand-père est mort pour la France, mais je ne sais pas où il est enterré. » « En France, on respecte les soldats morts et leur sépulture est enregistrée ! », j’ai répondu.
En vérité, je n’en savais rien, mais mon patriotisme en était convaincu. Il suffisait de connaître le nom, la date, les circonstances…
Vous le savez, Madame, Abdelhamid est en France depuis une poignée d’années. Comme beaucoup d’autres jeunes Algériens, il est arrivé sans trop savoir pourquoi, et sans papiers.
Un mois après notre rencontre, Abdelhamid revenait me voir avec des photocopies que vous lui aviez envoyées.
Djilali était mort avec de nombreux frères d’armes, le 25 mai 1940 à Camelin dans l’Aisne, il avait 32 ans, et laissait une veuve, plus quatre enfants dont vous Halima qui aviez huit ans à l’époque.
En ce samedi 25 mai 1940, la France entrait dans le 268e jour de la guerre. Les Allemands accentuaient leur pression sur tout le Nord, de la Manche au Luxembourg. Arras résistait. Le sud de Sedan connaissait les combats les plus forts. Entre Rethel et Attigny, les Allemands avaient déclenché de violents tirs d’artillerie sur les bords de l’Aisne. C’était la guerre des chars contre les hommes à pied. La ligne Maginot était prise à revers. Les soldats du 17e Régiment de Tirailleurs Algériens faisaient face aux blindés de Guderian.
Votre père Djilali est mort à Camelin. Le caporal est tombé à Camelin dans l’Aisne le 25 mai 1940, aux ordres de Gamelin le général incapable.
Le ministre Daladier, qui déclara la guerre sans prononcer le mot, avait recommandé d’économiser le sang français. On avait constitué des régiments avec des Sénégalais, des soldats d’Afrique du Nord, et beaucoup de jeunes paysans de l’Hexagone. On envoya en France 123 000 Algériens recrutés, comme dans les campagnes françaises, pour chair à canon. Ils arrivèrent pendant la « drôle de guerre », Djilali parmi eux. Ont-ils fait les vendanges en Champagne cet automne-là pour déjouer l’ennui de l’inaction ? Ont-ils assisté aux galas de Noël-Noël du Théâtre aux armées ? Comment ont-ils vécu cet hiver 39/40, un des plus froids que la France ait connus ?
Au printemps ce fut la débâcle. La débâcle des chefs de guerre, des politiques et des notables.
Depuis une quinzaine de jours, les tirailleurs avaient vu une population en marche vers l’arrière, un peuple d’Européens dépouillés, si proches soudain, frères dans la disgrâce et le malheur. Les soldats traversaient les villages déserts, pénétraient dans les fermes picardes abandonnées. Seigneurs d’un instant, bêtes traquées bientôt.
Coupés des états-majors, perdus dans la nature, harcelés, les bataillons français toutefois ralentirent le déferlement de la Wehrmacht. « Toute troupe qui ne pourrait avancer doit se faire tuer sur place plutôt qu’abandonner la parcelle du sol natal qui lui a été confiée », avait ordonné Gamelin.
Djilali et ses frères de combat n’abandonnèrent pas les bords de l’Aisne. Ils y sont encore.
On dit que les défunts, pour qui le temps n’existe plus, s’adressent parfois aux vivants par le chant d’un oiseau. Lorsque nous sommes arrivés à Camelin ce dimanche de juillet, votre fils et moi, dans le silence de midi, une tourterelle chantait sa plainte sur le faîte de l’église, en haut du vieux cimetière du village. Une âme en peine avait rendez-vous ce jour-là avec son petit-fils Abdelhamid.
Et il était à l’heure pour entendre le chant de l’oiseau et clore le temps du deuil.
La mort chrétienne et ses usages sont étrangers à votre garçon ; il errait dans le désordre des tombes oubliées à la recherche du signe qui lui révélerait la sépulture de Djilali.
Je servais d’interprète, je connaissais la langue des épitaphes et le protocole des regrets éternels. Votre fils a ramassé, détaché d’une stèle, la palme vert-de-grisée d’un poilu de la Grande Guerre 14/18, il a dit : « Il ne doit pas être loin, ils ont mis là une branche de palmier. »
Cette palme de bronze, à quoi d’un mot Abdelhamid avait redonné la fraîcheur de l’arbre, j’aurais aimé qu’il l’emportât, mais au tournant de l’allée une femme avançait. Nous lui avons demandé où se trouvent les autres cimetières. « Oui, dit-elle, qu’est-ce que vous cherchez ? – Nous cherchons la tombe d’un soldat mort pendant la guerre le 25 mai 1940 à Camelin. – Les pauvres !… On était tant pressés que c’est à peine si on les a enterrés. On voyait leurs pieds qui dépassaient de la terre… Puis, à l’armistice, on les a regroupés dans un cimetière militaire. Mais où sont-ils aujourd’hui ? Çà !…»
Camelin est dans l’Aisne. Trois kilomètres plus loin, à Cuts nous sommes dans l’Oise. La nécropole de Cuts abrite beaucoup de croix, des stèles arabes, des étoiles de David… Nous les avons regardées une à une, puis avons cherché à l’ossuaire de Champs, à Crécy-au-Mont, à Condé-Folie, à Chauny…
Les champs de betteraves, les plaines à blé, sont aussi des terres à combat. La croix y pousse d’abondance, et le croissant, et l’étoile, et le gri-gri des Noirs.
Ce dimanche nous n’avons rien trouvé. Mais, dans la semaine, j’ai téléphoné au président du "Comité d’Entente et de Liaison des Anciens Combattants de Chauny". Il a fouillé dans les archives, avec ses vétérans, il a questionné les derniers gardiens des cimetières, et le samedi, nous avions un message nous disant que les morts de Camelin du 25 mai 1940 avaient été regroupés au cimetière de Cambronne-Ribecourt. « Vous excuserez mon écriture, j’ai 78 ans et la vue devient déficiente, ajoutait le président des Anciens Combattants, ce qui importe c’est que le caporal Djilali repose parmi ses frères d’armes dans un cimetière bien entretenu. »
Le cimetière de Cambronne-Ribecourt est bien entretenu. Les soldats du 17e Tirailleurs, morts pour la France, ont chacun une stèle alignée au bord de grandes allées de pelouse verte. Au centre, il y a un drapeau. Une haie de troènes entoure les tombes.
Ce dimanche de juillet, cinquante-quatre ans après la mort du soldat, le petit-fils est venu lire sur la stèle n°10, carré G, le nom de son grand-père.
De loin, je l’ai vu se pencher sur la pierre gravée, « Hâda Kabr el-merhoum, Voici la tombe du défunt. Djilali K. Soldat 17 RTA, mort pour la France le 25 05 1940. Classe 1928 ».
Abdelhamid est resté immobile sous le soleil un long moment, penché sur l’inscription, il écoutait.
Que se sont-ils dit ? Votre fils, Madame, n’est pas très causant, à moi il n’a rien déclaré, mais, quittant le cimetière, je l’ai vu entrer dans une cabine téléphonique et composer un numéro pour l’Algérie ; c’est à vous qu’il souhaitait parler.
Alors, des plaines Picardes, quelque chose de mystérieux et de grave s’est élevé dans l’air et a rejoint la terre algérienne où on l’attendait. Du grand-père à sa fille restée au douar, le petit-fils servait d’ange messager.
Peut-être, Madame, à l’autre bout du fil, avez-vous murmuré la prière des morts pour le repos éternel.
De Djilali, rien n’était revenu au douar avant ce jour. Aucun objet ne fut remis à la famille. Il n’avait pas écrit. Vivant, il aurait raconté à ses enfants sa guerre en terre de France. Mort il disparut totalement. Sa femme et ses quatre enfants attendirent des nouvelles. On leur envoya l’acte de décès. Puis sa veuve mourut. Les quatre orphelins furent recueillis par les proches.
Vous Halima, l’aînée, vous aviez quatorze ans, vous avez épousé Abdelkader votre cousin, ce qui permit à l’administration française de vous refuser la pension d’orpheline de guerre à laquelle vous auriez pu prétendre, au motif qu’à la date où vous avez entamé les démarches auprès du Ministère des Anciens Combattants, en 1950, vous étiez mariée. La procédure dura quarante-trois ans.
Ce ne fut que le 5 novembre 1993 que le Conseil d’Etat rendit enfin son verdict et débouta définitivement les enfants de Djilali.
Entre-temps, Abdelhamid le petit-fils était né, avait grandi, et, à vingt ans passés, était venu chercher sa vie dans le pays où son grand-père avait perdu la sienne. Tout cela, sans cris, doucement, au fil des jours, des décennies, une génération suivant l’autre avec l’oubli des êtres.
Le grand-père est mort français, le petit-fils arrive étranger sans que ni l’un ni l’autre ne l’aient voulu, sans que ni l’un ni l’autre ne l’aient compris.
C’est ce que je devais vous écrire, Madame Halima, tout simplement, parce que votre fils, comme son grand-père, n’est pas très causant.
Ecrit par Jean-Marie Lamblard, le 18 août 2006