Spectacles de Dieudonné : «L’interdiction préalable crée un effet pervers»
Agnès Tricoire, avocate de la Ligue des droits de l’Homme, redoute la décision du tribunal administratif de Nantes quant à l’interdiction du spectacle de «l’humoriste». «S’il gagne son référé, ça sera calamiteux», dit-elle.
Le Zénith de Saint-Herblain, à côté de Nantes, accueillera-t-il ce jeudi soir la première représentation de la tournée 2014 de Dieudonné, pour son spectacle «Le Mur» ? Le tribunal administratif de Nantes examine à partir de 10h30 le «référé-liberté» déposé par les avocats de l’humoriste-polémiste, condamné à de multiples reprises pour antisémitisme. Objectif : obtenir le maintien du spectacle, qui a fait mardi l’objet d’un arrêté d’interdiction par la préfecture de Loire-Atlantique. Cette décision sera le premier test pour Manuel Valls, qui a décidé de lancer une guérilla contre Dieudonné. Mais pour Agnès Tricoire, de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), la stratégie du ministre de l’Intérieur est très risquée.
- Ce premier rendez-vous judiciaire vous inquiète-t-il ?
La décision d’interdiction préalable crée un effet pervers en donnant une tribune énorme à Dieudonné. Cela a décuplé l’intérêt et la sympathie à son égard, ce qui est contradictoire avec l’objectif de lutte contre les discriminations et les idées antisémites. La position de la Ligue des droits de l’homme est parfois compliquée à soutenir, puisque nous défendons des principes – respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales – qui peuvent être contradictoires.
Notre organisation a été créée lors de l’affaire Dreyfus afin de lutter contre l’antisémitisme. Mais très rapidement, dès 1901, nous avons été amenés à refuser les interdictions préalables de réunion au nom de la liberté d’expression. De la même façon, on n’a jamais demandé l’interdiction d’un livre, même antisémite. Nous préférons qu’il soit publié, mais avec l’insertion d’un avertissement.
- Sur le cas Dieudonné, estimez-vous qu’il sera gagnant, quelle que soit la décision du tribunal administratif de Nantes ?
Evidemment. On en arrive à une situation absurde, puisqu’on tente d’interdire des spectacles où se retrouvent quelques milliers de personnes, alors que les vidéos antisémites de Dieudonné, elles, restent visionnées par des millions de gens. De plus, on n’est pas certain que les tribunaux donneront raison aux pouvoirs publics. Si Dieudonné gagne ses référés-liberté, ça sera calamiteux. D’autant qu’au plan pénal, on gagne à chaque fois lorsqu’on l’attaque sur ses propos antisémites. Au final, on a deux problèmes : l’atteinte aux principes fondamentaux et l’efficacité.
- Le pari de Manuel Valls vous paraît trop risqué ?
Cela ressemble surtout à un coup politique. Dieudonné joue «Le Mur» depuis juin 2013 à la Main d’or. S’il tient des propos antisémites à chaque fois, pourquoi ne s’est-on pas énervé plus tôt ? Le ministre de l’Intérieur aurait pu avertir les associations antiracistes. Aujourd’hui, Valls fait l’unanimité contre lui. Les gens n’aiment pas qu’on touche à la liberté d’expression. Et l’interdiction a priori, c’est très grave, indéfendable.
Pour la LDH, je lutte contre les censeurs de tous poils, notamment les cathos intégristes. On avait notamment défendu le théâtre du Rond-Point au moment de la pièce Golgota Picnic de Rodrigo Garcia. On avait obtenu le maintien des spectacles par la force publique. Si Dieudonné est interdit de spectacle, que va-t-on répondre à ces gens-là ? Ils vont dénoncer le deux poids, deux mesures.
- Comment lutter, alors, contre les idées antisémites de Dieudonné ?
Il faut d’abord faire en sorte que les décisions de justice soient décourageantes et effectives. Dieudonné a fait de la haine son fonds de commerce, il faut donc l’attaquer au porte-monnaie. Mais si on avait trouvé la solution miracle contre l’antisémitisme, ça fait longtemps qu’on l’appliquerait.
Ce travail passe aussi par des explications, de la pédagogie. Il faut lutter contre le clivage des communautés et la concurrence des souffrances. L’enjeu, c’est d’abord les souffrances sociales qui se terminent souvent dans la haine de l’autre. Quant à ceux qui suivent les vieux de tradition maurassienne ou pétaniste, type Faurisson ou Soral, il faut leur expliquer ce que représente le message de ces gens.
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Une interview d’Agnès Tricoire (France 24, le 7 janvier 2014)
La porte-parole de la Ligue des droits de l’Homme regrette l’interdiction préalable qui pose à la fois un problème de droit et un problème de fond : « Oui, c’est une régression ».