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Édition du 1er au 15 novembre 2024

Des réactions à deux documentaires
sur la colonisation
diffusés par Arte et par France 2

Un débat s'est instauré au sujet des documentaires sur la colonisation diffusés récemment à la télévision par les chaines Arte et France 2. Les films « Décolonisations. Le bouleversement mondial », réalisés par Karim Miské et Marc Ball, accompagnés dans l’écriture par l’historien Pierre Singaravélou, diffusé le 7 janvier 2020 sur Arte. Et ceux de David Korn-Brzoza et Pascal Blanchard, respectivement auteur réalisateur et co-auteur et conseiller historique, « Décolonisations. Du sang et des larmes », diffusée par France 2 le 6 octobre 2020. Nous publions ci-dessous l’article de Nedjib Sidi Moussa publié par le site Middle East Eye, « Du sang et des larmes pour mémoire ? Pourquoi la série “Décolonisations” pose problème ». Ainsi que la chronique d’Anaïs Kien dans « Le journal de l’Histoire » sur France culture : « Comment raconter l’histoire des décolonisations aujourd’hui ? Le débat est ouvert ! ».

Les films « Décolonisations. Le bouleversement mondial », réalisés par Karim Miské et Marc Ball, accompagnés dans l’écriture par l’historien Pierre Singaravélou — qui comprend trois volets sont visibles sur le site d’Arte : 1. L’apprentissage ; 2. La Libération ; 3. Le monde est à nous. Et les films « Décolonisations. Du sang et des larmes », de David Korn-Brzoza et Pascal Blanchard, respectivement auteur réalisateur et co-auteur et conseiller historique, diffusés par France 2 le 6 octobre 2020 sont visibles ici.

Du sang et des larmes pour mémoire ?
Pourquoi la série « Décolonisations » pose problème

par Nedjib Sidi Moussa, publié par Middle East Eye le 16 octobre 2020. Source

Nedjib Sidi Moussa
Docteur en science politique, Nedjib Sidi Moussa est l’auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017). Son site personnel : sinedjib.com

nedjib.pngEn faisant la part belle aux témoins et « descendants » au détriment des historiens, la série documentaire « Décolonisations » diffusée par France 2 le 6 octobre 2020 pose problème en proposant un récit focalisé sur les violences physiques et des mémoires inconciliables.

Promue à grand renfort de publicité, la série documentaire « Décolonisations, du sang et des larmes » était présentée comme l’événement télévisuel de cet automne par de nombreux médias français.

Sa diffusion, le 6 octobre sur France 2, s’est traduite par un « beau succès d’audience » (11,8 % du public), ce qui place toutefois le projet de David Korn-Brzoza, auteur et réalisateur, et de Pascal Blanchard, co-auteur et conseiller historique, derrière « Good Doctor » sur TF1 (19,3 %) et « Maison à vendre » sur M6 (13 %).

Ce film ambitionne de retracer l’histoire de la décolonisation française, du Sénégal à l’Indochine en passant par Madagascar ou encore l’Algérie, en soulignant « que désormais, le dernier grand tabou de l’histoire de France doit se raconter à plusieurs voix », comme l’indique son synopsis.

À cet effet, les auteurs précisent qu’une quarantaine de personnes « ont accepté de [leur] livrer leurs témoignages. Tous sont porteurs d’une mémoire meurtrie. Mis en écho avec des archives en grande partie inédites mises en couleurs, cette somme de récits personnels constitue une grande histoire collective, une histoire commune que chacun peut désormais s’approprier pour comprendre ce traumatisme indélébile qui n’en finit pas de nous façonner. »

Cette proposition qui, disons-le d’emblée, n’est pas sans poser problème, est d’ailleurs réaffirmée dans la dernière séquence du film, au cours de laquelle défilent les visages des intervenants, tandis que le comédien Lucien Jean-Baptiste énonce avec gravité :

« La décolonisation reste un héritage encombrant qui déchire toujours notre société. Les guerres d’indépendance, les crimes trop longtemps occultés, les massacres dissimulés ont marqué de leur fer tous les acteurs de cette tragédie et leurs héritiers. Ils sont aujourd’hui des millions des deux côtés du miroir colonial. […] Pour panser leurs blessures, tous ces récits doivent désormais s’inscrire dans une histoire commune. »

« Décolonisation. Du sang et des larmes » (capture d’écran/France TV)
« Décolonisation. Du sang et des larmes » (capture d’écran/France TV)

Le statut de la parole des témoins

Par conséquent, une des lignes directrices du programme consiste à réduire la décolonisation à une somme de souffrances individuelles sans suffisamment souligner les espérances collectives suscitées par les mouvements de libération, consacrant une vision doloriste de cette séquence historique qui recouvre des situations fort disparates d’un bout à l’autre de l’empire français.

C’est ainsi que les images nous montrent un déferlement de violence très peu contextualisé : massacres, lynchages, exécutions, bombardements, explosions… laissant peu de place à la résistance anticoloniale qui ne s’est pas résumée à la lutte armée — et encore moins aux attentats aveugles —, de même que la domination coloniale n’aurait pu s’exercer pendant aussi longtemps si elle ne se manifestait qu’à travers la force physique et si elle ne reposait pas sur le consentement de certains colonisés.

Une autre idée phare de « Décolonisations » repose sur le statut accordé à la parole des témoins et « descendants », du moins ceux considérés ou sélectionnés comme tels.

Dans un entretien, Pascal Blanchard explique la démarche adoptée : « Pas d’expert, pas d’historien, pas de spécialiste. On voudrait que ce soit ceux qui ont vécu l’histoire des deux côtés du miroir, leurs descendants aussi, enfants ou petits-enfants, qui nous racontent leur histoire : la mémoire d’un côté, l’histoire de l’autre ! […] Pourquoi ? Parce que ce n’est pas la parole officielle. »

Là encore, une telle proposition doit être interrogée à plus d’un titre. Dans ce film, l’éviction de l’expertise historienne – qui n’est jamais exempte de critiques – empêche de questionner la parole des témoins et « descendants », qui n’est donc ni contredite ni mise en perspective, au risque d’être sacralisée ou mal interprétée par les téléspectateurs non avertis.

Ce qui pose encore le problème de la présentation des intervenants, dont les qualités ne sont pas explicitées à l’écran. C’est par exemple le cas d’Achille Mbembé, tout juste associé à son pays d’origine, le Cameroun — alors qu’il est un théoricien du post-colonialisme —, ou encore de Françoise Vergès, à qui sont associées les mentions « Île de la Réunion » puis « père indépendantiste réunionnais » en référence à Paul Vergès, sans que l’on ne précise ses activités de politologue ou de militante à l’initiative du collectif Décoloniser les arts.

Une volonté de reconnaissance publique d’enjeux mémoriels

Si l’on écarte les anciens combattants, la plupart des intervenants – en particulier les « descendants » – ont une activité liée aux champs artistique ou médiatique sans que celle-ci ne soit toutefois mentionnée.

C’est le cas de la comédienne Anaïs Pinay, militante afroféministe et signataire de la « tribune des 343 racisé.e.s », mais aussi de l’acteur et metteur en scène Samuel Légitimus, fondateur du collectif James Baldwin, sans parler de personnalités plus connues du grand public comme Audrey Pulvar ou Lilian Thuram.

Le rôle de Pascal Blanchard au sein de l’ACHAC (collectif de chercheurs) permet de comprendre ces choix qui privilégient une élite postcoloniale porteuse d’une parole consacrée par le champ politico-médiatique.

Si l’ACHAC, cofondé par le conseiller historique de Décolonisations, déclare travailler « sur plusieurs champs liés à la question coloniale et postcoloniale […] mais aussi à l’histoire des immigrations des Suds », ce groupe de recherche — auquel se sont associés Achille Mbembé et Françoise Vergès — a fait l’objet de plusieurs critiques dans le champ scientifique.

L’historien Vincent Chambarlhac y voyait une « approche ‘’présentiste’’ du passé dont l’un des usages publics réclame que la recherche arme les revendications dans l’horizon des politiques de reconnaissance », tandis que Laurence De Cock expliquait les raisons du succès de l’ACHAC, « un conglomérat pénétré de la culture entrepreneuriale, militante et académique ».

On comprend donc que le discours consistant à opposer le vécu des témoins et « descendants » à la « parole officielle » ne repose pas sur des fondements solides sur le plan de la connaissance historique mais s’articule plutôt à une volonté de reconnaissance publique d’enjeux mémoriels.

De plus, on pourrait se demander dans quelle mesure les témoignages de Djoudi Attoumi — président de l’Assemblée populaire wilayale de Béjaïa (Algérie) jusqu’en 1990 — ou de Zohra Drif — vice-présidente du Conseil de la nation sous Abdelaziz Bouteflika — contredisent la « parole officielle » de leur pays en la matière…

Écrire une « histoire commune » au nom du « vivre ensemble »

À moins qu’il ne s’agisse, en raison de la nécessité d’écrire une « histoire commune » au nom du « vivre ensemble », de mettre sur le même plan la mémoire de celle qui a perpétré l’attentat du Milk-Bar d’Alger — l’ancienne membre du « réseau bombes » du Front de libération nationale (FLN) tente, sans convaincre, de justifier son acte — et celle de l’une de ses victimes, Danièle Michel-Chich, qui a perdu sa jambe ce 30 septembre 1956.

L’explication avancée face caméra par Djoudi Attoumi, ancien officier de l’Armée de libération nationale (ALN), ne permet pas de comprendre la montée aux extrêmes qui a caractérisé cette période ou les divergences ayant traversé le mouvement indépendantiste algérien :

« Les attentats qui sont commis à Alger, ce sont des victimes innocentes, certes, c’est vrai. Mais elles sont minimes par rapport au gros des bombardements que faisait l’armée coloniale à l’aide de l’aviation et de l’artillerie, du napalm… Des villages ont été détruits au napalm. C’était un cycle infernal. Chacun essayait de se venger sur l’autre. Voilà. Par tous les moyens. »

Malgré de nombreuses imprécisions, l’importance de la question algérienne pour le dispositif impérial français a été restituée dans ce film ; l’année 1954, durant laquelle débute la guerre d’Algérie, marque d’ailleurs la césure entre les deux parties de la série documentaire.

Sans doute est-on en droit d’attendre pour le conflit algérien un projet aussi ambitieux que la série documentaire The Vietnam War… Car 1954 ne se limite pas au déclenchement de la lutte armée par les nationalistes algériens. C’est aussi l’année de la victoire du Viêt Minh à Diên Biên Phu.

S’il apparaît inconcevable d’appréhender la décolonisation sans intégrer les sources produites par ses divers protagonistes (colonisés, colons, anticolonialistes, etc.), l’étude des processus d’émancipation ne saurait se réduire à l’addition de récits portés par des représentants autorisés.

Quant à l’actualité de la question coloniale pour la France, elle s’écrit surtout du côté de la Kanaky ou de ses départements et régions d’outre-mer.

Pour finir, et sans oublier les combats des militants indépendantistes vietnamiens Ta Thu Thâu et Ngô Van, cédons la parole à un autre d’entre eux, Truong Thanh Hy, qui déclare dans le documentaire : « Est-ce que j’ai de la haine contre les Français ? Non. Je n’éprouve aucune haine contre les Français mais j’étais contre leur régime de domination. On se battait contre un ennemi, contre l’impérialisme. On ne se battait pas contre le peuple français. »


« Comment raconter l’histoire des décolonisations aujourd’hui ?
Le débat est ouvert ! »

par Anaïs Kien, diffusé le 16 octobre 2020 dans « Le journal de l’Histoire » sur France culture. Source



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