
Exposition « Le Vietnam oublié », Musée historique de la guerre de Rovereto
Vietnam oublié : des légionnaires italiens en Indochine (1946-1956), par Olivier Favier
Jusqu’au 31 août 2026, le musée de la guerre de Rovereto, dans la région autonome du Trentin-Haut-Adige, présente une exposition consacrée aux Italiens engagés dans la Légion étrangère après la seconde guerre mondiale. Fait très peu connu, quoique moins nombreux que les Allemands, ils furent des milliers à combattre pour la France coloniale en Indochine. L’exposition suit notamment quelques parcours personnels, patiemment reconstitués par le journaliste Luca Fregona. Avec des témoignages accablants sur les exactions commises.
Comme le rappelle le directeur du musée Francesco Frizzera, « on sait très peu de choses ici des processus de décolonisation du Sud-Est asiatique, lesquels n’ont pas impliqué directement l’Italie en tant qu’État ». Deux fonds cependant sont présents dans les archives du musée, autour de deux anciens légionnaires vétérans d’Indochine, l’un du Piémont, l’autre du Trentin-Haut-Adige. Le journaliste Luca Fregona a rassemblé de nombreux autres témoignages. La région du Trentin-Haut-Adige a fourni de nombreux légionnaires dans l’immédiat après-guerre, en particulier parmi les « optants », ces Italiens qui en 1939 avaient choisi la nationalité allemande et se trouvaient donc en 1945 étrangers dans leur propre pays.
Les engagements dans l’immédiat après-guerre concernent environ 10 000 Italiens. Il s’agit du second contingent de soldats étrangers dans la Légion, loin toutefois derrière les Allemands, qui à cette époque, même s’il reste difficile à ce jour d’obtenir des chiffres exacts et définitifs, constituent bien plus de la moitié des effectifs totaux. Parmi ces derniers, on trouve environ 10 % d’anciens SS, soit une proportion comparable à ce qu’ils représentaient par rapport à la Wehrmacht dans l’Allemagne nazie. Ils occupent cependant les postes d’encadrement de base des soldats, ceux des sous-officiers. Les officiers sont français.
Giorgio Cargioli, un ancien légionnaire italien, né à la Spezia en 1935, témoigne dans une interview de 2021 : « Si tu es un type rebelle, quelqu’un qui ne supporte pas les abus, ça se passe très mal pour toi : à la première réaction, tu te fais tabasser. […] Les sergents et caporaux, tous des anciens SS, sont de vrais salauds. […] Un climat de Gestapo. Le but, c’est l’obéissance absolue. Dans la Légion, une seule chose domine : la violence. C’est le seul ciment qui permet d’agglomérer cette masse de gens de toutes les races et de toutes les langues. […] Tu te remplis de colère et d’humiliation. Une cocotte minute prête à exploser. Que tu feras exploser, c’est certain. Tu le feras, mais pas ici. Ce sera sur un champ de bataille, contre un ennemi dont tu ne sais à peu près rien. »
Des engagements massifs
Certains ont d’abord émigré en France clandestinement, et ont été enrôlés soit par des recruteurs de la Légion, soit à la suite d’une interpellation policière. Entrer dans cette institution devient alors une alternative à la prison et offre pour tous la garantie d’acquisition de la citoyenneté française à l’issue d’un contrat de cinq ans. D’autres, même si leur nombre tend à baisser drastiquement dès le début des années 1950, sont d’anciens prisonniers de guerre, d’anciens nazi-fascistes[1] ayant rejoint la République sociale italienne, d’anciens partisans ou d’anciens soldats de l’Armée royale ayant combattu avec les Alliés à partir de la fin 1943. Il reste, explique Luca Fregona, que « l’écrasante majorité des Italiens étaient des migrants économiques qui n’ont pas de vision particulière du monde ou de motivations idéologiques ». Quoi qu’il en soit, jamais comme à cette période la Légion n’a joué aussi massivement son rôle de refuge pour quiconque a un passé à faire oublier, que ce soit pour des raisons de droit commun ou d’activité politique.
Parmi les Italiens, le cas le plus célèbre est celui de Giuseppe Bottai, ardito[2] durant la première guerre mondiale, squadriste[3] convaincu pendant la montée du fascisme, éphémère gouverneur de l’Éthiopie et ministre de l’éducation nationale de 1936 à 1943. Fervent partisan des lois raciales en 1938, il défend pourtant en 1943 la motion Grandi qui conduit à l’arrestation de Mussolini. Il n’en est pas moins arrêté à son tour sur ordre du nouveau chef de gouvernement, le Maréchal Badoglio, tout en étant condamné à mort par contumace par la République sociale italienne. Rejeté de tous, il s’engage dans la Légion en mentant sur son âge en 1944 sous le nom d’Andrea Battaglia. Il en sort avec celui d’André Georges Jacquier, le grade de sergent et la nationalité suisse en 1948, après avoir combattu en France, en Allemagne et terminé son contrat en Afrique du Nord. Il a alors 53 ans. L’amnistie du communiste Palmiro Togliatti, alors ministre de la justice, est passée par là. À son retour en Italie en 1951, il n’est pas poursuivi.
La Guerre d’Indochine est celle où la Légion étrangère a payé le plus lourd tribut, 10 000 morts, dont 2 600 Allemands et 525 Italiens, si l’on s’en tient aux listes officielles de l’institution, largement lacunaires. Pour les Français, rappelle Francesco Frizzera, « tout se passait comme s’il fallait mener un conflit dont on ne voulait pas et ne devait pas parler ». Paradoxalement, dès lors, les témoignages rapportés par ces engagés venus d’ailleurs nous éclairent sur une histoire encore largement mythifiée par les films de Pierre Schoendoerffer, à commencer par La 317e section (1965).

La compagnie d’Emil Stocker pendant l’opération du Canal des Rapides dans le Delta du Fleuve Rouge (1952). Archives du Musée de la guerre de Rovereto.
Les morts et les disparus
Antonio Cocco est un adolescent vénitien remuant. À 18 ans, il décide de quitter l’Italie pour la France pour une énième mauvaise note au lycée. Les gendarmes l’arrêtent et lui proposent d’entrer dans la Légion. Il est envoyé en Algérie pour sa préparation militaire puis en service en Indochine. Nous sommes en 1952. Il écrit à son père qui cherchera en vain à le tirer de ce mauvais pas : « Très cher papa, excuse-moi si je t’écris cela, mais ce soir j’ai bu […]. Je me suis couché sur le lit et je me suis mis à pleurer. Dans quel pétrin je me suis fourré papa […] je dois porter ces habits, je dois mettre ce képi, je dois partager ma journée avec des criminels qui ne parlent que de choses répugnantes et se vantent de leurs crimes […] pour un stupide coup de tête combien de souffrances je vous ai et je me suis procuré. » Il meurt à Dien Bien Phu, le 30 mars 1954. Sa correspondance a été publiée en Italie en 2018[4].
Dans les années 1950, rappelle Luca Fregona, « les journaux regorgeaient d’appels de familles qui voulaient savoir où avaient fini leurs fils, ou qui protestaient parce qu’on n’avait pas été assez vigilants avec des recruteurs agissant en toute illégalité en Italie à la recherche d’« éléments » à enrôler dans les zones les plus défavorisées : du Piémont au Frioul, des Abruzzes à la Sicile. » Il cite le courrier d’une mère publiée dans l’hebdomadaire communiste Pattuglia. Son fils, parti chercher du travail en Belgique a été recruté par la Légion. Elle est sans nouvelles de lui depuis six mois, et pour cause. Il est mort au combat au Tonkin. Personne ne l’a prévenue de son décès. Dans d’autres cas, on ne retrouve aucune trace des disparus.
Le gouvernement démocrate-chrétien d’Alcide de Gasperi ferme les yeux, voire pense se servir du sacrifice de ses jeunes pour faire pression sur Paris, qui justifie par son engagement en Indochine son refus de ratifier la Communauté européenne de défense. Les journaux, y compris ceux d’obédience libérale comme La Stampa ou Il Corriere della sera, publient de nombreuses lettres de déserteurs ayant rejoint la résistance vietnamienne et dénonçant une « guerre impérialiste » dont ils ont été les acteurs et les témoins.
Les parcours des déserteurs
Dans leurs témoignages, les déserteurs parlent d’eux-mêmes comme des ralliés. Leur parcours est parfois sinueux, guidé par les hasards du destin. Ainsi Beniamino Leoni, né dans le Trentin, est d’abord fait prisonnier par les Allemands après l’armistice du 8 septembre 1943. Il accepte de passer au service de la République sociale italienne et s’engage dans la SS italienne. Deux mois plus tard, il déserte et rejoint les partisans. Blessé grièvement en avril 1945, il trouve du travail dans les mines en France. « On travaillait à 1200 mètres de profondeur et les deux tiers du salaire passaient dans le logement et la nourriture. » Rentrer en Italie la tête basse n’est pas une option. Il s’enfuit de nouveau. Désormais clandestin, il sait qu’en cas de contrôle, il se retrouvera en prison. Il rejoint la Légion en 1946.
Envoyé en Indochine en 1947, il est fait prisonnier en 1949. Dans les rangs vietminh, il y a un ancien légionnaire allemand qu’il connaît, un déserteur qui lui conseille de suivre son exemple. Il accepte. Il est affecté comme d’autres à la propagande, le Vietminh se méfiant des « ralliés ». Excellent armurier, il finit par passer dans les unités combattantes et participe à la bataille de Dien Bien Phu comme artilleur. La guerre finie, il doit se rendre aux autorités françaises. Il est condamné et purge sa peine à la prison des Baumettes à Marseille. Il rentre en Italie en 1956, après dix ans d’absence. Interviewé à la fin de sa vie par Luca Fregoni, il donne de lui l’image d’un homme aux convictions sincères, et désormais solidement établies. « Chez le Vietminh, se souvient-il alors, les femmes ont la même dignité que les hommes. Elles peuvent commander, combattre, faire de la politique. J’ai une grande admiration pour ces femmes. Ce respect qui avant, dans la Légion, n’existait pas. »
« La brutalité et la terreur renforçaient le moral et l’obstination à combattre de la population. Mais c’était quelque chose que seul un ancien partisan pouvait comprendre. » écrit dans ses mémoires[5] Derino Zecchini, ancien résistant communiste engagé dans la Légion en 1949 avec le désir secret de passer à l’ennemi une fois arrivé en Indochine. Il déserte en 1951 et rejoint l’état-major vietminh après trois jours de marche. Il explique alors qu’« il a l’idéal de la liberté des peuples ». Il ne rentre en Italie qu’en 1957. Son itinéraire reste malgré tout peu représentatif.

Soldats vietnamiens des troupes auxiliaires. Photo Emil Stocker (Tonkin 1952). Archives du Musée de la guerre de Rovereto
Les souvenirs de vétérans
Parmi ceux qui sont demeurés jusqu’au bout dans la Légion, les récits ne sont pas moins durs. Giuseppe Bensi s’engage en 1948, il prend part aux conflits en Indochine et en Algérie jusqu’en 1958. Ses notes sont conservées dans les archives du musée de Rovereto : « Nous étions juste en train d’ouvrir une boîte de conserve lorsque trois autres soldats sont entrés dans la maison de paille. Au bout d’un moment, j’ai entendu des cris provenant de l’intérieur : ils avaient trouvé une petite fille d’environ 5 ou 6 ans qui avait eu peur de nous et qui, voyant son père et sa mère morts, s’était cachée dans la maison. Ils l’ont sortie de force à coups de pied et de gifles. Voyant la scène, nous avons laissé la nourriture et sommes allés aider la pauvre petite, mais en vain. Nous n’avions pas fait trois pas que l’un d’eux lui a planté son couteau dans le dos, entre le cou et l’épaule droite, et qu’un autre l’a achevée avec une rafale de mitraillette. Le geste et la rapidité de l’action nous ont pétrifiés tous les deux pendant quelques secondes, puis, réalisant ce qui s’était passé, nous nous sommes jetés sur les trois hommes qui ont pris la fuite. J’ai prévenu le capitaine une demi-heure plus tard quand je l’ai vu. Les trois coupables sont réapparus. Pour leur défense, ils ont dit qu’ils l’avaient tuée parce qu’elle pleurait. »
Emil Stocker témoigne auprès de Luca Fregona en 2019 : « Quand on entrait dans un village, la meute, toujours les mêmes, se rassemblait et allait les prendre. Les jeunes, les vieilles, celles qui étaient presque encore des enfants, ça ne faisait pas de différence. Ils les prenaient même quand elles suppliaient en larmes de les laisser tranquilles, même quand ils les trouvaient recouvertes de merde et de boue, un expédient inutile et naïf, mis en œuvre comme dernière barrière de défense. Deux les tenaient, le troisième, le quatrième, le cinquième, le sixième.. leur montaient dessus. Celles qui se révoltaient étaient frappées jusqu’au sang. » Formé par la Hitlerjugend en Alsace, Emil Stocker n’a que 16 ans en 1945 et le sentiment d’avoir été dressé pour la guerre. Incapable de se réinsérer, il s’engage en 1946. « À la fin des cinq ans, en 1951, il m’ont ramené en Algérie, il m’ont demandé si je voulais renouveler mon engagement, j’ai dit non. Débarqué en France, ils m’ont demandé si je voulais devenir citoyen français, j’ai dit non. Je leur ai dit de me raccompagner à la frontière. (…) De cinq années de Légion, ne me sont restés que 18 000 lires et un éclat de grenade près du cœur. »
Au terme de cette exposition, se dessine un paysage d’une noirceur absolue. Ceux qui l’ont reconstitué sont les témoins directs de ces violences, ils en sont aussi les acteurs. L’écrasante majorité est peu suspecte de parti pris idéologique, et ceux qui ont fini par changer de camp l’ont fait en parfaite connaissance de cette « sale guerre » voulue par la France, mais menée en grande partie par des ressortissants étrangers malmenés par la vie. Est-ce à eux pour autant qu’il revient de donner le dernier mot de cette histoire ? Pour le directeur du musée Francesco Frizzera, « cette fois encore, nous nous sommes retrouvés paradoxalement avec beaucoup plus de matériels provenant des légionnaires que des Vietnamiens, qui ont vécu cette guerre et qui l’ont gagnée. Ce déséquilibre de perception montre combien les occidentaux n’en ont pas fini avec le processus de décolonisation. En effet nous racontons une histoire d’Italiens en Indochine et non de Vietnamiens libérateurs de leur propre pays. »
Exposition « Vietnam dimenticato. Legionari italiani in Indocina 1946-1954 » à voir jusqu’au 31 août 2026, au Mitag, à Rovereto (Italie).
Bibliographie :
Luca Fregona, Soldati di sventura, nella Legione straniera il Vietnam dimenticato dei giovani italiani. L’inferno a 10 mila chilometri da casa, Athesia-Tappeiner, Bolzano, 2021. L’ouvrage existe aussi en langue allemande auprès du même éditeur.
Luca Fregona, Laggiù dove si muore, Il Vietnam dei giovani italiani con la Legione straniera, Athesia-Tappeiner, Bolzano, 2023.
Mariella Terzoli, Patrie internationale de la deuxième chance ? Italiani nella legione straneria francese durante la guerra di decolonizzazione in Indocina (1946-1956), thèse de doctorat d’histoire contemporain soutenue en 2023 à l’Université de Milan.
Pierre Thoumelin, L’ennemi utile, 1946-1954 : Des vétérans de la Wehrmacht et de la Waffen-SS dans les rangs de la Légion étrangère en Indochine, Schneider Média, 2020.
[1]Après l’armistice du 8 septembre 1943, une partie des fascistes refusent de changer de camp. Après la libération de Mussolini par un commando de parachutistes allemands, ces irréductibles fondent dans le nord du pays la République sociale italienne. Dans les faits, c’est un État fantoche, à la solde de l’Allemagne qui, de facto, occupe les territoires qu’elle est censée contrôler. Militairement et idéologiquement, les défenseurs de la RSI sont donc des nazi-fascistes.
[2]Membre des troupes de choc, privilégiant les attaques surprises à l’arme de poing, à la grenade et au couteau. De nombreux arditi se retrouvent dès 1919 parmi les soutiens du fascisme, dont ils renforcent le bras armé.
[3]Membre des groupes armés fascistes qui sèment la terreur sur une large partie du territoire italien à partir de 1919.
[4] Antonio Cocco, Ridotta Isabelle. Nella Legione straniera senza ritorno da Dien Bien Phu, Lettere 1952-54, Milan, Terre di mezzo, 2018.
[5] Derino Zecchini, Dietro la cortina di bambù. Dalla resistenza ai vietminh, diario 1946/1958, Istituto regionale per la storia del movimento di liberazione del Friuli Venezia Giulia, Trieste 2005.