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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

des historiens dénoncent un projet de loi visant à limiter l’accès aux archives

Un texte de Vincent Duclert, historien, professeur agrégé à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, suivi d'un communiqué du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (Cvuh).
[Mise en ligne le 16 avril 2008,
l'article de Birnbaum et Herzberg a été ajouté le 20 avril]

La nuit des archives

par Vincent Duclert

article paru dans Le Monde daté du 17 avril 2008

Une inquiétude très vive a saisi la communauté des historiens après l’adoption par le Sénat, le 8 janvier 2008, d’un projet de loi sur les archives qui sera soumis au vote des députés le 29 avril. Au-delà d’une discussion qui semble ne concerner que les spécialistes, une telle loi menacerait la recherche en histoire et la liberté des citoyens. Loin d’être seulement de vieux papiers d’Etat, les archives publiques demeurent au centre de la cité et participent pleinement de la démocratie.

Dans une Adresse aux parlementaires, l’Association des usagers des Archives nationales a relevé cinq dispositions inquiétantes, susceptibles de paralyser la recherche historique contemporaine et de restreindre « de façon arbitraire le droit d’accès des citoyens aux archives publiques contemporaines » : la création d’une catégorie d’archives incommunicables, au nom de la sécurité nationale ou de la sécurité des personnes, mais qui contredit le principe rendant les archives publiques communicables de plein droit ; l’instauration d’un nouveau délai de non-communicabilité d’archives pendant soixante-quinze ans, ce qui allonge de quinze ans le délai interdisant (sauf dérogation) l’accès à toute une série d’archives sensibles dont certaines sont aujourd’hui librement communicables ; une aggravation des conditions permettant aux chercheurs d’utiliser des documents obtenus par dérogation.

L’accélération du processus de privatisation des archives publiques émanant des chefs d’Etat, des ministres et de leurs collaborateurs, ceux-ci obtenant une forme de droit sur des documents qui ont été produits dans l’exercice de leurs fonctions ; enfin, un culte du secret visible jusque dans la rhétorique du projet et qui apparaît de fait comme une justification d’un projet résolument obscurantiste.

L’obscurité risque de tomber sur la recherche scientifique, les chercheurs se voyant entraver dans leur accès aux sources politiques (même si certains délais de communicabilité seraient réduits) et menacer si leurs travaux portent « une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger ». Cet étouffement serait d’autant plus dramatique que les historiens ont prouvé que la recherche était le moyen essentiel de la sortie par le haut, dans l’honneur et la connaissance, des crises de mémoire. Un tel projet conforte le rejet de l’histoire critique sous la dénonciation par Nicolas Sarkozy de la « repentance ». Pour faire cesser cette « mode exécrable » (9 mars 2007), le plus simple est donc de fermer les sources de la critique !

Au coeur des critères de démocratie

L’obscurité recouvrira aussi l’Etat tenté de s’abstraire de sa mission de servir l’intérêt général et les libertés publiques. Ce projet de loi, défendu par le précédent ministre de la culture, traduit un processus de renforcement des logiques administratives visant au contrôle des archives par les institutions qui les ont produites. Cette forme de privatisation du bien commun a affecté jusqu’au Conseil constitutionnel décidant pour ses propres archives de sortir du cadre de la loi (27 juin 2001). L’administration des archives a laissé faire, encouragée en cela par les différents gouvernements à l’exception de celui de Lionel Jospin, qui a réaffirmé à trois reprises le devoir de l’Etat de verser aux fins de communiquer, en conformité avec la loi de 1979 aujourd’hui vidée de son esprit libéral.

L’obscurité touche enfin les droits fondamentaux. Guy Braibant, dans son rapport sur les archives en France remis au premier ministre en 1996, soulignait que la loi de 1979 s’est fondée sur l’article 34 de la Constitution, qui réserve à la loi le pouvoir de fixer « les droits civiques et les garanties fondamentales accordées au citoyen pour l’exercice des libertés publiques ». Les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 avaient pour leur part anticipé la dimension fondamentale des archives : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » (art. 15).

La question des archives figure désormais au nombre des critères de démocratie, comme l’indépendance de la justice ou la liberté de la presse. Le Conseil de l’Europe ou les institutions fédérales américaines reconnaissent ce principe, qui est aujourd’hui nié par le projet de loi, synonyme de régression nationale : la France n’a-t-elle pas été dans le passé une nation de référence pour les politiques publiques d’archives et l’existence d’une administration scientifique, juridique et technique (laquelle sera supprimée prochainement) ?

Soucieux de bien agir, l’ancien directeur des archives Philippe Bélaval avait proposé en 1998 que les archives soient « au centre de la cité ». Le projet de loi les place au dehors. Citoyens, historiens, archivistes, juristes doivent se mobiliser pour construire un pouvoir des archives, indépendant et exemplaire, au service de la démocratie.

Vincent Duclert

Communiqué du CVUH concernant le projet de loi qui sera soumis au vote de l’Assemblée Nationale le 29 avril prochain

Mis en ligne le 16 avril 2008

Les lois qui régissent l’accès aux archives publiques constituent l’un des indicateurs les plus fiables du degré de démocratie qui règne dans un pays. Rappelant que la loi du 7 messidor an 2 (1794) avait fait des archives un bien public et ouvert leur consultation à tous les citoyens, le CVUH constate :

De même que la loi du 3 janvier 1979 avait, sous couvert de raccourcir les délais de communication, retardé de 10 ans l’accès aux archives de la période de Vichy, aujourd’hui le projet de loi repousse de 15 ans encore l’accès aux archives de la guerre d’Algérie. Cette catégorie d’archives sera en effet soumise à un délai de 75 ans, alors que le délai actuel est de 60 ans. Ainsi, pour avoir un libre accès à tous les documents publics concernant la guerre d’Algérie, il faudra attendre 20371. Qui plus est, l’article L 213-2-II crée une nouvelle catégorie d’archives incommunicables au nom de la « sécurité nationale » ou de la « sécurité des personnes ».

On s’interroge alors sur les points suivants :

  1. Qu’entend le législateur par des « archives publiques dont la communication porterait atteinte à la « sécurité des personnes » ? Pourquoi ne pas avoir suivi les recommandations du conseiller d’Etat, Guy Braibant, émises dans son rapport au Premier ministre en 1996, afin d’éviter l’utilisation abusive de la notion de vie privée étendue aux actes commis dans l’exercice des fonctions ou sous l’uniforme ?
  2. Pourquoi perpétuer le système de dérogations, pratique dont Guy Braibant soulignait le risque d’écriture d’une histoire échappant au contrôle des sources par des personnes travaillant sur le même sujet de recherche ?

Par ailleurs, le CVUH s’inquiète sur les moyens qui seront alloués aux Archives nationales afin qu’elles puissent collecter, traiter et rendre accessibles les documents publics, alors qu’on annonce le remplacement d’un seul départ à la retraite sur deux dans la fonction publique.

Du rapport de Guy Braibant n’aura finalement été retenu que le délai de 25 ans, substitué au délai trentenaire précédent, dont sont exclus de facto les documents permettant aujourd’hui de répondre au besoin de connaissance du passé national émanant de la société, qu’il s’agisse des pages sombres ou non de l’histoire. En conséquence, le CVUH estime que ce projet de loi aggrave les conditions actuelles d’accès aux archives et porte atteinte aux droits des citoyens.

Des historiens dénoncent un projet de loi visant à limiter l’accès aux archives

par Jean Birnbaum et Nathaniel Herzberg, Le Monde du 17 avril 2008

La colère est montée vite et fort. Adopté dans l’indifférence par le Sénat, le 8 janvier, le projet de loi relatif aux archives, qui sera examiné par les députés à partir du 29 avril, suscite une vague de protestation. Ainsi, initiée le 12 avril par l’Association des usagers du service public des archives nationales (Auspan), une pétition visant à dénoncer le projet de loi a recueilli, en trois jours, 500 signatures d’historiens et chercheurs.

La fronde excède largement les seuls milieux académiques : tandis que le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) dénonce un projet qui « aggrave les conditions actuelles d’accès aux archives et porte atteinte aux droits des citoyens », la Ligue des droits de l’Homme s’inquiète de la menace qui pèserait sur « l’instrument de connaissance et de mémoire partagée que représentent les archives publiques dans une démocratie ».

La révolte paraît à la mesure des attentes déçues. A l’origine, le projet du ministère de la culture se présentait comme un texte d’ouverture, visant à libéraliser la grande loi du 3 janvier 1979 en permettant aux citoyens d’« accéder avec plus de facilité aux sources de leur histoire ». Ainsi, le délai de trente ans, jusqu’ici préalable à toute consultation d’archive publique, était remplacé par le principe de la « libre communicabilité ».

Quant aux cinq régimes d’exception, qui s’échelonnaient de soixante à cent cinquante ans, suivant qu’ils mettaient en cause la vie privée, la sûreté de l’Etat, les affaires judiciaires, les données médicales ou patrimoniales, ils n’étaient plus que trois : vingt-cinq, cinquante et cent ans. Dans toutes les catégories, les délais se trouvaient raccourcis. Certes, une nouvelle catégorie d’archives « incommunicables » était créée, portant sur les armes de destruction massive et la protection des agents secrets. Mais l’équilibre général représentait un réel progrès aux yeux des chercheurs.

LA PRESSION DES NOTAIRES

Or le Sénat, contre l’avis du gouvernement, a transformé le texte de façon très significative. Il a d’abord réduit la portée de certaines mesures (sur les actes notariés, les archives des juridictions et les registres de mariage), notamment sous la pression des notaires.

Bien plus : il a durci quelques aspects du régime existant. Ainsi, au nom de l’allongement de l’espérance de vie, le texte voté par les sénateurs fait passer de soixante à soixante-quinze ans le délai de consultation pour les « documents dont la communication porte atteinte à la vie privée ». Une exigence fondamentale des citoyens, insiste René Garrec, rapporteur (UMP) du texte au Sénat.

Un prétexte fallacieux, rétorque Sonia Combe, membre du CVUH et auteur d’un livre intitulé Archives interdites (Albin Michel, 1994) : « En 1996, le rapport du conseiller d’Etat Guy Braibant avait souligné cette utilisation abusive de la notion de « vie privée », dès lors qu’elle est étendue aux agissements des fonctionnaires d’Etat. En France, on maintient fermées les archives des camps d’internement qui existaient sous l’Occupation au nom de la protection de la vie privée des gardiens… La législation allemande est beaucoup plus claire : pour elle, la vie privée ne peut pas concerner les actes commis sous l’uniforme ou dans l’exercice de telle ou telle fonction. »

A l’instar de Sonia Combe, nombreux sont les historiens qui considèrent le texte du Sénat comme une immense régression : « Avec une telle loi, Benjamin Stora n’aurait pas pu réaliser ses travaux sur la guerre d’Algérie, déplore Denis Peschanski. Idem pour nous, historiens de la seconde guerre mondiale. On ne peut pas nous faire la leçon sur le devoir de mémoire et empêcher le citoyen d’avoir accès aux archives. Par exemple, les politiques souhaitent qu’on rende compte de ce qu’ont vécu les harkis. Si on recule les limites d’accès aux documents, comment faire cette histoire-là ? »

« ON EST DES GENS BIEN »

Si le texte du Sénat devait être voté en l’état par les députés, notent les détracteurs du projet, certaines archives concernant la guerre d’Algérie ne seraient disponibles que soixante-quinze ans après la fin du conflit, soit en 2037. Surtout, ces restrictions refléteraient la suspicion que l’Etat français continue de faire peser sur les chercheurs : « On est des gens bien, quand on nous connaît, ironise l’historienne Anne Simonin. En France, il y a une vision très fantasmatique du secret d’Etat, comme si on allait aux archives pour attenter à la mémoire officielle. Mais en dix ans, il n’y a pas eu une seule action intentée par le ministère de la justice pour usage abusif. Qu’on en finisse avec cette vision négative du citoyen ! Il faut espérer que l’Assemblée nationale réagisse… »

Il se pourrait qu’Anne Simonin et ses amis aient été entendus : la commission des lois de l’Assemblée a adopté une série d’amendements qui, s’ils étaient confirmés en séance, reviendraient sur certains des éléments les plus controversés votés par les sénateurs. Pour les documents relatifs à la « vie privée », le délai de communication serait de nouveau ramené à cinquante ans. Parmi les arguments utilisés par la commission, on lit celui-ci : « Le maintien du secret pendant une trop longue période, loin de protéger l’action de l’Etat, paraît plutôt de nature à favoriser les fantasmes de toutes sortes sur l’histoire récente et les théories du complot. »

Jean Birnbaum et Nathaniel Herzberg

500 signataires contre « le culte du secret »

Les 500 signataires – historiens, sociologues, philosophes, généalogistes ou simples usagers, français mais aussi américains, anglais ou canadiens – de la pétition contre le projet de loi sur les archives, adressée à « Mesdames et messieurs les députés et sénateurs », affirment que ce projet « renoue avec le culte du secret » et « va à l’encontre des recommandations du Conseil de l’Europe et des pratiques et législations en vigueur dans les grandes démocraties occidentales ». Parmi les signataires : Alya Aglan, Jean-Pierre Azéma, Philippe Artières, Christine Bard, Alain Blum, Raphaëlle Branche, Herrick Chapman, Emmanuel Faye, Marc Lazar, Gérard Macé, Marie-Anne Matard-Bonucci, Claude Mazauric, Gérard Noiriel, Todd Shepard, Patrick Weil, Annette Wieviorka…

  1. 75 ans à partir de la date du document le plus récent, soit 1962, fin de la guerre d’Algérie.
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