Honneur aux sauveteurs des familles de harkis. Un film fait débat
par Gilles Manceron, publié par Mediapart le 26 septembre 2022.
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Ce dimanche 25 mars 2022, comme les années précédentes, une cérémonie a eu lieu dans la cour d’honneur des Invalides dans le cadre de la « Journée nationale d’hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives lors de la guerre d’Algérie ». Mais ni le décret du 31 mars 2003 qui a instauré cette journée – après la réélection de Jacques Chirac en 2002 à la Présidence de la République –, ni le message qui a été lu cette année par la secrétaire d’Etat auprès du ministre des Armées, Patricia Mirallès, chargée des Anciens combattants et de la Mémoire, ne dit la réalité historique sur l’enrôlement des harkis. De ces civils autochtones enrôlés par l’armée française durant la guerre d’Algérie dans diverses formations supplétives qu’elle a utilisées pour renforcer son contrôle du territoire algérien.
La France est embarrassée par l’emploi massif de paysans autochtones comme supplétifs durant cette guerre. Un enrôlement d’Algériens pour faire la guerre à des Algériens. Un enrôlement dont plusieurs témoins ont rapporté que le général de Gaulle l’avait désapprouvé. Comme la France est embarrassée par le sort qu’elle a réservé, dans une logique toujours coloniale, aux familles de ces supplétifs qui s’y sont réfugiées à la fin du conflit. A été inventé par les partisans du maintien jusqu’au bout de l’Algérie française un récit fictif sur « le choix de ces hommes en faveur de la colonisation ». Mais la réalité historique a été différente et les propos de la secrétaire d’Etat aux Armées ne s’en sont pas nettement distingués.
Un abandon programmé
Dès les lendemains du Premier novembre 1954, ce mythe d’un engagement spontané des harkis a été répandu. Ils étaient présentés comme animés par un attachement patriotique à la France, voire par le souvenir de leur participation – ou de celle de leurs pères ou grand-pères – aux armées françaises lors des deux guerres mondiales. Il est vrai qu’à plusieurs reprises, les autorités françaises ont fait appel à un grand nombre d’Algériens « indigènes » comme tirailleurs au sein de l’armée. Leur contribution a été importante dans les deux conflits mondiaux et a laissé un souvenir durable dans leurs familles. Mais l’armée française, en dehors des périodes où elle avait besoin d’hommes pour les guerres en Europe (1914-18, 1939-40 et 1943-45), bien que la loi en vigueur depuis 1912 soumettait en principe les autochtones algériens au même service militaire que les Européens d’Algérie et que les hommes de métropole, ne voulait pas d’une généralisation à la masse des autochtones – qui constituaient, rappelons-le, 90% de la population – d’un apprentissage des armes qui mettrait en danger la domination coloniale.
Plusieurs des initiateurs de l’insurrection lancée par le FLN (Front de libération nationale) et l’ALN (Armée de libération nationale), comme Mostefa Ben Boulaïd, Krim Belkacem ou Ahmed Ben Bella, étaient d’anciens soldats algériens de 1943-45. Nombre de maquisards durant la guerre étaient des anciens combattants, parfois décorés, de l’armée française. L’armée n’a voulu incorporer comme appelés parmi les autochtones qu’une petite partie des classes d’âge concernées. En 1957, par exemple, n’ont été incorporés que 19% des autochtones convoqués au conseil de révision, écartant y compris une partie de ceux déclarés « bons pour le service », et ce pourcentage n’a que peu progressé ensuite. Les chefs de l’armée ont préféré inventer un statut de supplétifs qui restaient des civils et qu’ils pourraient utiliser ou abandonner à leur guise. S’ils avaient été incorporés comme appelés, ils auraient suivi en 1962 le repli vers la métropole de tous les militaires français, appelés comme engagés. La question de leur transfert en France ou de leur abandon sur place ne se serait pas posée. Ce sont les responsables de l’armée qui ont inventé pour eux, dans la période de 1954 à 1958, le statut de supplétifs, instrumentalisables et « jetables » à volonté.
Raoul Salan, commandant en chef des armées en Algérie de novembre 1956 à décembre 1958 et futur chef de l’organisation terroriste de l’OAS (Organisation Armée Secrète), écrit dans ses Mémoires : « Je suis décidé, au-delà des unités régulières, à utiliser les musulmans sous les formes les plus diverses […] harkis jumelés à nos bataillons, moghaznis qui protègent les SAS ». Il a créé un statut de supplétif qui permettait leur contrôle et leur surveillance et ne créait aucune obligation à leur égard. En juillet 1957, Salan a écarté formellement l’idée d’unités algériennes autonomes dans lesquelles il redoutait l’embryon d’une armée algérienne qui pourrait se retourner contre l’armée française. Il a rattaché des unités de harkis et moghaznis aux unités régulières commandées par des « Français de souche » (FSE), chargées de les contrôler étroitement et de les désarmer en dehors des opérations.
C’est ce statut qui est l’origine des drames qui se sont produits à l’indépendance. Les supplétifs restaient des civils et faisaient la plupart du temps l’objet d’un contrat journalier uniquement verbal. Les raisons qui ont conduit ces paysans souvent illettrés à être enrôlés dans les casernes étaient extrêmement diverses, parmi elles, le besoin de survie économique pour eux-mêmes et pour la protection de leur famille.
Les sauveteurs
Le film de Philippe Faucon, Les Harkis, qui a été présenté en mai 2022 à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes et va sortir sur les écrans le 12 octobre, donne une idée assez précise de la situation dans laquelle ces hommes ont été placés à la fin du conflit. Le commandement de l’armée française a tout fait pour dissimuler aux harkis l’indépendance qui se préparait avec l’accord des institutions de la République française et le soutien de l’opinion de la Métropole. Il les a abreuvés de mensonges sur le fait que « la France ne partira jamais » et qu’elle « ne les abandonnerai pas ». Leur désarmement qu’elle a ordonné en 1962 était dans le prolongement du désarmement récurent auquel ils étaient soumis à la fin des opérations, puisque les consignes données à leur encadrement composé de militaires « FSE » étaient de récupérer systématiquement les armes qu’on leur avait confiées. Ce film montre bien le trouble de ces hommes et la prise de conscience par beaucoup d’entre eux du rôle qu’on leur faisait jouer.
C’est dans ces conditions que certains de leurs officiers ont refusé l’abandon auquel leur hiérarchie leur demandait de procéder et ont enfreint les ordres en aidant d’anciens supplétifs menacés et leurs familles à gagner le territoire français. Ces sauveteurs – en dehors de quelques jusqu’au-boutistes de l’Algérie française qui espéraient instrumentaliser ces familles en France au profit du terrorisme de l’OAS – étaient souvent ceux qui avaient désapprouvé auparavant la pratique de la torture par l’armée française, comme le lieutenant courageux que montre le film de Philippe Faucon. Ils ont agi en conscience dans un acte de solidarité humaine qui est à leur honneur.
Ces gestes d’humanité et d’assistance à des personnes en détresse méritent le respect. Le livre de Fatima Besnaci-Lancou et Houria Delourme-Bentayeb, Ils ont dit Non à l’abandon des harkis. Désobéir pour sauver1, présente plusieurs de ces hommes qui ont contribué à la survie de familles de harkis menacées par des violences extrajudiciaires.
Ainsi, le sous-préfet d’Akbou de 1959 à 1962, Jean-Marie Robert, chrétien convaincu et favorable à la politique du général de Gaulle à partir de 1960 pour une indépendance de l’Algérie négociée avec le FLN, en est un exemple. On peut lire dans ce livre : « gaulliste et partisan de l’Algérie algérienne, Jean-Marie Robert n’a jamais cru à l’Algérie française qu’il jugeait “intellectuellement et historiquement un non-sens”. Pour lui, “malgré des succès militaires considérables, il n’y avait pas d’autre issue que l’indépendance totale” ». Dès mai 1962, quand les consignes prescrivaient de ne pas secourir les harkis menacés, il s’est opposé à ce qu’il considérait comme un trahison de ces hommes et une injustice flagrante. Lorsque, en octobre 1962, il est rentré en France et est devenu sous-préfet de Sarlat, en Dordogne, il a su faire jouer ses relations avec certains Algériens qui faisaient partie des nouvelles autorités de l’Algérie indépendante pour faire venir en France quelque 70 harkis et leur famille.
Ou encore Alexandre Parodi, ancien résistant qui avait participé à l’organisation de l’insurrection qui a libéré Paris, partisan ensuite de l’émancipation des peuples coloniaux et soutien de la politique algérienne du général de Gaulle vers les Accords d’Evian, a œuvré, à la tête du Comité national des musulmans français (CNMF), à l’amélioration des conditions d’accueil de ces familles enfermées dans les camps et dans les hameaux de forestage.
Un débat au sein du « groupe social harki »
Parmi les enfants issus des familles de supplétifs réfugiés en France au moment de l’indépendance de l’Algérie, tous rendent hommage aux sauveteurs courageux qui ont contribué à épargner la vie de leurs parents.
A Ongles, un village des Alpes de Haute-Provence où, en septembre 1962, 25 familles, soit 133 personnes, sont venues augmenter la population locale forte de 237 habitants, et où une Maison d’Histoire et de Mémoire a été inaugurée en 2008, une journée d’étude a été organisée le 24 septembre intitulée « Il y a 60 ans, les hameaux de forestage… ». Une table ronde a été animée par Fatima Besnaci-Lancou, historienne reconnue de cette histoire, dont les travaux ont contribué à une approche rigoureuse en rupture avec les mythes et les mensonges. Des témoignages ont été apportés par des femmes et des hommes qui on grandi dans ces baraquements à l’écart des villages. En particulier, sur le hameau de forestage de Rosan, non loin de Gap, celui d’Amar Assas, issu d’une famille originaire du massif des Aurès qui y a grandi, et qui a expliqué tous les préjugés qu’ils ont dû endurer, et la vie difficile de leurs parents, auxquels il a rendu hommage.
Par ailleurs, plusieurs projections en avant-première du film Harkis de Philippe Faucon ont été aussi l’occasion de riches débats. A Marseille, à l’initiative d’un collectif « Algérie au cœur » qui organise une série de rencontres pour célébrer l’indépendance de l’Algérie, une séance a eu lieu avec l’auteur du film, le 22 septembre, au cinéma Le Gyptis, suivie d’un débat avec Samia Chabani, directrice de l’association Ancrages, Saïd Merabti, président du Centre d’études et de documentation sur les harkis, et Jacques Pradel, président de l’association nationale des Pied-noirs progressistes et leurs amis2.
Le 24 septembre au Clap Ciné de Canet-en-Roussillon, dans les Pyrénées-Orientales, en présence du réalisateur et en collaboration avec le Mémorial de Rivesaltes, un débat serein a eu lieu où, en particulier, un fils de harki, Abdelkader Mokhtari, dont la famille est originaire de la région de Cherchell et qui a grandi à Amiens, a expliqué que ce film contribue à une meilleure compréhension de l’enrôlement de tous ces supplétifs aux côtés de l’armée française : « Tous ces hommes ont été instrumentalisés dans une guerre fratricide voulue par la France. C’est la France qui les a trahis une première fois en Algérie au moment de leur désarmement, comme c’est bien expliqué dans le film, et une seconde fois sur le sol métropolitain en continuant à les considérer comme des sous-citoyens. »
Avec d’autres enfants de harkis, Amar Assas et Abdelkader Mokhtari désignent clairement la colonisation française de l’Algérie comme l’origine de tous les malheurs de leurs familles. Il refusent le discours mensonger qui prétend que leurs pères se sont engagés parce qu’ils étaient favorables à son maintien. Ils souhaitent que la France rende hommage aux personnalités qui ont combattu le colonialisme et ils soutiennent en particulier la panthéonisation de Gisèle Halimi, demandée dans toute la France par de nombreuses citoyennes et citoyens. Il est temps que les plus hautes autorités de la République entendent leurs voix.
- Fatima Besnaci-Lancou et Houria Delourme-Bentayeb, Ils ont dit Non à l’abandon des harkis. Désobéir pour sauver, préface de Jacques Frémeaux, postface de Benoît Falaize, éditions Loubatières, 2022.
- Prochaine diffusion de ce film à Marseille par ces associations le 8 novembre 2022 au cinéma Les Variétés.