L’Argentine juge pour la première fois les crimes de l’opération « Condor »
Un procès historique s’ouvre, mardi 5 mars à Buenos Aires, pour juger 25 responsables du plan « Condor », le réseau de collaboration entre les dictatures du cône sud de l’Amérique latine pour éliminer des opposants, dans les années 1970 et 1980. La chasse à l’homme a fait des milliers de disparus en Argentine, en Bolivie, au Brésil, au Chili, en Uruguay et au Paraguay.
Ce procès, qui pourrait durer deux ans, avec les témoignages de quelque 450 personnes, est le premier focalisé sur l’opération Condor en Amérique latine. Il recueille des plaintes déposées entre 2008 et 2012 par 106 victimes, une majorité d’Uruguayens, des Argentins, mais également des Paraguayens et des Chiliens arrêtés et torturés en Argentine.
Parmi les accusés figurent 24 Argentins et un Uruguayen, Manuel Cordero, tortionnaire du centre clandestin de détention Automotores Orletti, à Buenos Aires. L’ancien dictateur argentin Jorge Rafael Videla (1976-1981), âgé de 87 ans, est actuellement détenu dans une prison de la province de Buenos Aires, où il purge une peine de cinquante ans de prison pour le vol de bébés de disparus.
PARMI LES ACCUSÉS, LE GÉNÉRAL MENENDEZ, ALIAS « LA HYÈNE »
Le général Videla avait été mis en examen en 2001, pour « association illicite aggravée » dans le cadre de l’enquête sur l’opération Condor. Il aura à ses côtés, sur le banc des accusés, le général Luciano Benjamin Menendez, surnommé « la Hyène », car il avait la réputation de rire quand il dirigeait des séances de tortures. Ce dernier a déjà été condamné à sept reprises à la prison à perpétuité pour tortures, homicides et disparitions.
Parmi les victimes, se trouvent deux ministres de l’ancien président socialiste chilien Salvador Allende : Orlando Letelier, assassiné en 1976 à Washington, et le général Carlos Prats, ancien commandant en chef de l’armée chilienne, tué avec son épouse dans un attentat à la bombe, en 1974, à Buenos Aires, où le couple vivait en exil. Figure également l’ancien président bolivien Juan José Torres, assassiné en 1976 à Buenos Aires.
Pendant l’instruction, qui a duré quatorze ans, la justice avait demandé en vain l’extradition de deux anciens présidents, le Paraguayen Alfredo Stroessner (1954-1989) et le Chilien Augusto Pinochet (1973-1990), décédés depuis.
« UN TERRORISME D’ETAT SANS FRONTIÈRES »
D’après Emma Cibotti, historienne de l’université de Buenos Aires, l’opération Condor a mis en œuvre « un terrorisme d’Etat sans frontières ». L’avocate de victimes argentines et uruguayennes, Carolina Varsky, espère que le tribunal pourra mettre en évidence « le soutien des Etats-Unis » au plan Condor. « Pour le prouver, nous avons des témoignages de survivants et des documents déclassifiés qui compromettent Washington », affirme l’avocate. Des juges argentins et chiliens avaient demandé vainement de pouvoir interroger l’ancien secrétaire d’Etat Henry Kissinger.
Des documents révélant l’existence du plan concerté entre les six dictatures du cône sud de l’Amérique latine avaient été découverts, en 1992, dans un commissariat désaffecté d’Asunción, par l’avocat paraguayen Martin Almada. Celui-ci avait été lui-même arrêté et torturé pendant trois ans sous la dictature de Stroessner.
Le juge chilien Juan Guzman – qui avait condamné Augusto Pinochet – et le magistrat espagnol Baltasar Garzon – qui avait demandé, en 1998, l’extradition du général Pinochet, détenu en Grande-Bretagne – ont désigné le dictateur chilien comme le principal cerveau de l’opération Condor. Un plan qui aurait été conçu lors d’une réunion des services secrets de la région, en 1973, sous la houlette du général Manuel Contreras, chef de la DINA, la police secrète de Pinochet.
DES DISPARUS FRANÇAIS, ESPAGNOLS, BRITANNIQUES OU AMÉRICAINS
Des juges ont enquêté dans plusieurs pays, car si la majorité des victimes étaient des Latino-Américains, il y a eu également des disparus français, espagnols, britanniques ou américains.
En Argentine, les hauts responsables de la dictature militaire ont longtemps bénéficié de lois d’amnistie. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir du président péroniste Nestor Kirchner (2003-2007), qui les a abrogées, permettant l’ouverture de centaines de procès et la mise en examen de plus d’un millier de militaires et de policiers.
Au cours de ces procès, la plupart des hauts gradés argentins ont reconnu les faits qui leur étaient reprochés, tout en arguant avoir agi au nom de la défense de la démocratie face à des organisations « terroristes ».
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Les escadrons de la mort, l’école francaise
Sont interrogés dans le film : le général français Marcel Bigeard ; le général argentin Ramon Diaz Bessone ; le bras droit de Pinochet Manuel Contreras, à la tête de l’Opération Condor ; le général français Aussaresses.
L’« École française » de torture
En 2003, la journaliste française Marie-Monique Robin a réalisé un documentaire intitulé Escadrons de la mort : l’École française. Il comporte des entretiens avec des vétérans de la guerre d’Algérie, notamment avec le général Paul Aussaresses, qui discute ouvertement du recours aux disparitions forcées et à la torture, ainsi que des opérations des escadrons de la mort commanditées par les plus hautes sphères du gouvernement français en Algérie dans les années cinquante et soixante. À l’instar de l’École des Amériques, l’« École française » a par la suite formé de nombreux dictateurs et chefs militaires latino-américains. En effet, le film Escadrons de la mort démontre l’existence d’une concurrence féroce entre les Américains et les Français – les deux camps enseignant
les techniques de contre-insurrection – alors qu’ils rivalisent pour exercer leur influence sur les régimes répressifs d’Amérique latine. Le rôle des États-Unis dans l’« opération Condor », au cours de laquelle l’opposition de gauche fut impitoyablement écrasée par les juntes latino-américaines qui employèrent les disparitions forcées et la torture dans les années soixante-dix, fut plus important que celui joué par la France. Cependant, certaines des pires atrocités ont été perpétrées par des élèves de l’« École française ».
Environ 300 000 Algériens furent tués et des centaines de milliers furent torturés durant la guerre d’Algérie. Le film primé de 1966 de Gillo Pontecorvo La bataille d’Alger montre l’utilisation, voulue par les autorités françaises, de la torture de l’eau, de la suspension des personnes au plafond, de brûlures infligées avec des chalumeaux et de l’administration de chocs électriques aux oreilles. Le Pentagone américain a effectué une projection de ce long métrage en 2003 pour se préparer à la guerre en Irak. Ainsi, il n’est pas surprenant que certaines techniques de torture décrites dans le film soient plus tard utilisées sur des prisonniers détenus par les États-Unis au cours de la « guerre mondiale
contre le terrorisme » lancée par George W. Bush.
Dans ses mémoires de 2001, Services spéciaux : Algérie 1955-1957, Paul Aussaresses admet avoir procédé à des « exécutions sommaires ». Il reconnaît que des personnes ont été torturées puis exécutées. « Les méthodes que j’employais étaient toujours les mêmes : passages à tabac, chocs électriques et plus particulièrement la torture de l’eau qui était la technique la plus dangereuse pour le prisonnier. » Il ajoute : « Dans de rares cas seulement, les prisonniers que nous avions interrogés pendant la nuit étaient vivants le lendemain matin ». Il écrit que les meurtres étaient autorisés par des ordres en provenance directe du gouvernement français. Les méthodes d’assassinat de Paul Aussaresses et de ses collègues ont été apprises et utilisées par les États-Unis dans le cadre de leur programme secret de renseignements, l’« opération Phoenix », au Vietnam.
Le livre qui a été publié peu avant les attaques terroristes du 11 Septembre a provoqué un intense débat en France sur l’emploi de la torture – la gangrène. Il se dégageait du consensus général que la torture était le signe désastreux d’une corruption profonde de l’État et causait de graves préjudices aussi bien aux victimes qu’aux auteurs.
Paul Aussaresses fut jugé2 en France, mais pas pour ses crimes contre l’humanité, pour lesquels il était protégé par une loi d’amnistie promulguée par Charles de Gaulle. Il fut accusé d’« apologie de crimes de guerre ». Il dut payer une amende de 7500 euros et fut déchu de sa Légion d’honneur.
Un mois après le procès, Mike Wallace lui demanda lors de l’émission Sixty Minutes sur la chaîne de télévision CBS si « ce serait une bonne idée de torturer pour obtenir des informations » de la part d’une personne suspectée d’être un pirate de l’air membre d’al-Qaïda. Paul Aussaresses répondit : « Cela serait certainement le seul moyen de le faire parler ». En réalité, les interrogateurs américains ont recueilli bien plus de renseignements utiles quand ils ont utilisé des méthodes d’interrogation humaines3.
- Association des chrétiens pour l’abolition de la torture, Analyse du phénomène tortionnaire : http://www.acatfrance.fr/medias/files/pages_dynamiques/Rapport%20ACAT2013-Un%20monde%20tortionnaire.pdf, pages 248-249.
- L’ACAT était partie civile à son procès, de même que la Ligue des droits de l’homme (LDH) et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP).
- COHN, Marjorie. “Torture is Never Legal and Didn’t Lead Us to Bin Laden” (« La torture n’est jamais légale et ne nous a pas conduit à Ben Laden »), 13 mai 2011, http://www.marjoriecohn.com/2011/05/torture-is-never-legal-and-didnt-lead.html.