Non à une police de la pensée dans les universités
Par 2000 chercheurs et chercheuses, publié dans Le Monde du 4 novembre 2020.
Nous avons lu le texte désolant intitulé « manifeste des cent ». Nous savons bien que nous ne convaincrons pas ses signataires : nous pourrions donc les laisser dire et les laisser faire. Cependant, leur appel à la police de la pensée dans les universités ne saurait rester sans réaction. Pas davantage que leur vocabulaire emprunté à l’extrême droite, après Jean-Michel Blanquer et son recours au registre de la « gangrène ».
« Islamo-gauchisme », puisque telle est l’insulte agitée pour tout argument, nous rappelle d’autres injures, à l’instar de « judéo-bolchevisme » : des temps sombres et des anathèmes auxquels nous refusons de céder.
« Une haine des “Blancs” et de la France »
Les universitaires auteurs de ce texte devraient le savoir : il ne suffit pas de brandir des mots disqualifiants, comme « doxa » ou « prêchi-prêcha », à la place d’un argumentaire. Parce que ces mots risquent fort, alors, de se retourner contre leurs signataires. Mieux vaut donc utiliser avec prudence les accusations de « conformisme intellectuel », de « peur » et de « politiquement correct » : elles pourraient bien s’appliquer à ceux et celles qui les émettent.
Au fond, une seule « thèse » est ici avancée : un courant d’étude et de pensée se développerait dans les universités, qui nourrirait « une haine des “Blancs” et de la France ». Une telle affirmation est sidérante. En quoi l’étude des identités multiples et croisées, des oppressions et des combats pour l’émancipation conduirait-elle à de tels sentiments ?
Nous connaissons l’histoire de France dans toute sa diversité. On y trouve des engagements pour l’émancipation, l’égalité et le droit ; on y trouve aussi des horreurs, violence coloniale, violence sociale et formes terribles de répression. Mais rien qui en fasse une « essence ».
Une autre accusation grave vient du mot « racialiste » censé définir l’« idéologie » prétendument diffusée dans les universités. L’approche ici visée, parce qu’elle examine entre autres le poids des oppressions sociales, sexistes, et racistes, serait « racialiste ». L’épithète est infâme : elle désigne des pensées et régimes racistes qui se fondent sur une supposée hiérarchie des races. Les signataires le savent pourtant très bien : l’approche sociologique et critique des questions raciales, tout comme les approches intersectionnelles si souvent attaquées, en mettant au jour ces oppressions, entend au contraire les combattre.
Propositions contradictoires
Il est encore un stigmate distillé dans ce texte : cette approche viendrait des « campus nord-américains ». Cette « accusation » prêterait à sourire si elle ne sous-entendait pas que toute forme de réflexion s’inspirant et se nourrissant d’ailleurs serait par principe suspecte. De surcroît, cette manière d’étudier les sociétés émane de tous les continents – et tout autant d’ailleurs de l’ensemble du continent américain et des Caraïbes. C’est réjouissant.
Le « manifeste des cent » propose deux choses : fustiger tout un courant d’analyse des sociétés qui devrait être combattu et traqué ; exiger une instance de contrôle pour la défense des libertés académiques. Ses signataires ne paraissent pas percevoir à quel point ces propositions sont contradictoires : combien les libertés sont précisément foulées aux pieds lorsqu’on en appelle à la dénonciation d’études et de pensée. Chercher à censurer l’expression de ce travail est non seulement inacceptable, mais cela avilit aussi les principes mêmes que dit défendre le « manifeste des cent » : la République et la liberté.
Il est consternant qu’à l’heure du deuil face à des attentats terroristes, à l’heure des rappels sur la liberté d’expression, des universitaires s’emparent d’assassinats abjects pour régler leurs comptes et accuser leurs collègues de complicité. C’est indigne de la situation.
Nous continuerons de défendre la place d’une approche ouverte, critique et tolérante, une transmission des savoirs fondée sur l’émancipation et la dignité, comme une contribution salutaire face à la violence et la haine.
Une tribune de chercheurs et chercheuses étrangers s’élève contre la menace de l’autoritarisme académique en France
publié dans Mediapart le 7 novembre 2020.
À l’heure où monte une vague de racisme, de suprématisme blanc, d’antisémitisme avec une radicalité violente d’extrême droite, les libertés académiques sont attaquées. La liberté d’enseigner et de mener des recherches sur les racines de la race et du racisme et sur leurs transformations historiques est accusée d’être à l’origine des phénomènes mêmes qu’elle permet de mieux comprendre. Tel est le raisonnement pervers du manifeste de 100 universitaires français, publié dans Le Monde daté du 2 novembre 2020. Ses signataires y déclarent leur accord avec le ministre français de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, selon lequel les idéologies « indigénistes, racistes et décoloniales », importées d’Amérique du Nord, seraient responsables du « conditionnement » de l’extrémiste violent qui a assassiné un enseignant, Samuel Paty, le 16 octobre 2020.
Cette affirmation est d’une grande mauvaise foi, et dans un contexte où les universitaires liés aux recherches décoloniales et aux travaux critiques sur la race ont récemment reçu des menaces de mort, elle est également profondément dangereuse. Les signataires ont délibérément sacrifié leur crédibilité en vue d’alimenter une confusion, à l’évidence fallacieuse, entre l’étude du racisme en France et une politique « islamiste » de « haine anti-Blancs ». Leur manifeste intervient dans un contexte où les libertés académiques en France subissent une ingérence politique patente, à la suite d’un amendement du Sénat qui en redéfinit les limites « dans le respect des valeurs de la République ».
Le manifeste ne propose rien moins qu’une forme de maccarthysme, sous l’égide du Ministère français de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Pour éliminer des « courants islamistes » au sein des universités, il est question de prendre clairement position contre les « idéologies qui les sous-tendent » et d’« engager les universités dans une lutte pour la laïcité et la République » ; cela passe par la création d’une instance chargée des cas d’opposition aux « principes républicains et à la liberté académique ». L’étiquette « islamogauchiste » est désormais largement utilisée par les membres du gouvernement, par une grande partie des médias et par des universitaires hostiles. Elle rappelle l’accusation antisémite de « judéo-bolchevisme » des années 1930, qui imputait aux Juifs la responsabilité de la propagation du communisme. La notion d’« islamogauchisme » est particulièrement pernicieuse car elle confond volontairement l’islam (et les musulmans) avec les islamistes djihadistes. En d’autres termes, les universitaires qui dénoncent le racisme à l’encontre de la minorité musulmane en France sont considérés comme des alliés des terroristes islamistes, et donc comme des ennemis de la nation.
Ce n’est pas la seule contradiction qui travaille ce manifeste. Les signataires semblent ignorer que son ton fébrile rappelle la chasse aux sorcières antisémites contre les prétendus « marxistes culturels », terme qui désignait les intellectuels juifs comme des ennemis de l’État. Les ennemis d’aujourd’hui sont les musulmans, les antiracistes politiques et les penseurs décoloniaux, ainsi que toute personne qui se tient à leurs côtés pour lutter contre l’islamophobie et le racisme institutionnels.
En outre, dans un contexte mondial, il convient de se demander qui « importe » effectivement des idées d’Amérique du Nord. Le manifeste emboîte le pas à Donald Trump qui, dans un décret « sur la lutte contre les stéréotypes raciaux et sexuels », interdit en pratique à quiconque bénéficie de financements fédéraux de s’associer à des idéologies qui dépeindraient les États-Unis comme « fondamentalement racistes ou sexistes ». Dans la foulée du président des États-Unis, le Parti conservateur britannique a décidé de disqualifier la Critical Race Theory (théorie critique de la race) en la présentant comme une idéologie séparatiste qui, si elle était enseignée dans les écoles, « enfreindrait la loi ».
Nous sommes préoccupé∙es par le fait que, dans ces attaques contre les recherches sur la race et contre la pensée décoloniale, il y a clairement deux poids, deux mesures. En opposition avec les véritables principes de la liberté académique, elles brossent un tableau où tout enseignement et toute recherche sur l’histoire et la sociologie du colonialisme français et du racisme institutionnel serait une attaque contre les libertés académiques. En revanche, lier ces travaux universitaires à l’extrémisme islamiste de manière aussi fallacieuse que dangereuse et tenir des universitaires pour responsables d’actes de meurtre brutaux, comme le font les signataires du Manifeste, est jugé conforme aux libertés académiques.
Ceci s’inscrit dans une tendance mondiale où le racisme est protégé en tant que liberté d’expression, alors que faire entendre un point de vue antiraciste en serait une violation. Pour les signataires du manifeste — comme pour Donald Trump —, seuls les récits aseptisés d’histoires nationales qui omettent la vérité sur le colonialisme, l’esclavage et le génocide peuvent être antiracistes. Dans ce renversement pervers de l’histoire, s’engager dans la recherche et l’enseignement critiques dans le but de tirer les leçons des injustices passées participe d’un « racisme anti-blanc ». Or une telle vision réduit le racisme à la pensée des individus, en le déconnectant des actions, des lois et des politiques des États et des institutions dans des sociétés où l’inégalité socio-économique raciale reste très présente.
Dans un tel climat, le débat intellectuel devient impossible, car toute remise en cause critique du rôle joué par la France dans le colonialisme ou dans la géopolitique actuelle du Moyen-Orient ou de l’Afrique, sans parler, sur la scène intérieure, du racisme institutionnel, est rejetée comme une légitimation de la violence et du « séparatisme » islamistes. Dans ces conditions, il devient impossible de mettre en cause le rôle des élites politiques et économiques dans la perpétuation du racisme tant à l’échelle locale que mondiale, tandis que celles et ceux qui souffrent de ces attaques sont des enseignant∙es et des militant∙es qui tentent d’améliorer les conditions de vie des gens au quotidien.
Dans l’intérêt d’une réelle liberté de parole et de conscience, nous sommes aux côtés des éducatrices et des éducateurs français menacés par cette attaque idéologique portée par des politiques, des éditorialistes et même des universitaires. Elle est fondée sur le « blanchiment » (whitewashing) de l’histoire de la race et du colonialisme et sur une vision du monde islamophobe qui associe tous les musulmans à la violence et tous leurs défenseurs à ce qui est qualifié d’« islamo-gauchisme ». La véritable liberté académique doit inclure le droit de critiquer le passé national afin d’assurer un avenir commun. Dans un moment de profonde polarisation, qu’exacerbent des élites asservies à la suprématie blanche, la défense de cette liberté est plus vitale que jamais.
Liste des signataires (au 7 novembre 2020) :
Associate Professor Alana Lentin, Western Sydney University
Dr Gavan Titley, Maynooth University
Professor Gayatri Chakravorty Spivak, Columbia University
Professor Michael Rothberg, 1939 Society Samuel Goetz Chair in Holocaust Studies, UCLA
Professor David Scott, Ruth and William Lubic, Professor, Chair, Department of Anthropology, Columbia University
Professor Gurminder Bhambra, University of Sussex
Professor Rashid Khalidi, Edward Said, Professor of Arab Studies, Columbia University
Professor Laleh Khalili, Queen Mary University of London
Professor David Theo Goldberg, Director, University of California Humanities Research
Professor Emeritus Talal Asad, CUNY Graduate Center
Professor Anne Phoenix, University College London
Professor Achille Mbembe, Wits Institute for Social and Economic Research, University of Witwatersrand
Professor David Roediger, University of Kansas
Professor Lewis R. Gordon, University of Connecticut
Professor Dilip M Menon, Mellon, Chair in Indian Studies, Director Centre for Indian Studies in Africa, University of Witwatersrand
Professor Lisa Duggan, New York University
Professor Johnny E. Williams, Trinity College, Connecticut
Professor Ramón Grosfoguel, University of California Berkeley
Distinguished Emerita Professor, Genevieve Rail, Concordia University
Professor Claudia Breger, Villard Professor of German and Comparative Literature, Columbia University
Professor Karim Murji, University of West London
Professor Joan Scott, Institute for Advanced Study, Princeton University
Professor Gil Anidjar, Columbia University
Professor Ariella Aïsha Azoulay, Brown University
Professor David Palumbo-Liu, Louise Hewlett Nixon, Professor, Stanford University
Professor Ghassan Hage, University of Melbourne
Professor Jean Beaman, University of California, Santa Barbara
Professor Philippe Marlière, University College London
Professor Michael Cronin, Trinity College Dublin
Professor Andrew Ross, New York University
Professor Ann Whitney, Chair, Women’s, Gender, & Sexuality Studies, Barnard College
Professor Priyamvada b, University of Cambridge
Dr Adrián Groglopo, University of Gothenburg
Professor Ann L. Stoler, The New School for Social Research
Professor Umut Erel, The Open University
Dr Yiva Habel, Södertörn University
Associate Professor Ravinder Kaur, University of Copenhagen
Dr Zahra Bayati, University of Gothenburg
Dr Scott Burnett, University of Gothenburg
Associate Professor Aylwyn Walsh, University of Leeds
Professor Mahmood Mamdani, Columbia University
Distinguished Professor Sarah Schulman, City University of New York College of Staten Island
Professor Nicholas Mirzoeff, New York University
Professor James Schamus, Columbia University
Professor Michael Harris, Columbia University
Professor Diana Mulinari, University of Lund
Professor Anders Neergaard, Director of REMESO, Linköping University
Dr Nicholas Smith, Södertörn University
Professor Sindre Bangstad, KIFO (Institute For Church, Religion And Worldview Research) Norway
Professor Stephen Sheehi, Sultan Qaboos Professor of Middle East Studies, William and Mary
Dr Jason Toynbee, Open University
Dr Max Ajl, Wageningen University
Dr Hamza Hamouchene, Transnational Institute
Associate Professor Hanna Wikström, University of Gothenburg
Dr Getahun Yacob Abraham, Karlstad University
Professor Emeritus John Holmwood, University of Nottingham
Professor Miriam Ticktin, The New School for Social Research
Professor Karen Seeley, Barnard College
Professor Brinkley Messick, Columbia University
Professor Richard Peña, Columbia University
Associate Professor, Barzoo Eliassi, Linnaeus University
Ben Ratskoff, UCLA
Associate Professor (retired) Ronit Lentin, Trinity College Dublin
Dr Aurelien Mondon, University of Bath
Dr Nicholas Guyatt, Reader in History, University of Cambridge
Dr Simon Dawes, University of Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Professor Emeritus, Jordi Marsal, University of Barcelona
Professor Francisco Marquès, Polytechnic University of Barcelona
Associate Professor Pamila Gupta, University of Witwatersrand
Dr Justine Feyereisen, Wolfson College, Oxford University
Dr Jamila Mascat, Utrecht University
Professor J. Blake Turner, Columbia University
Dr Sarah Demart, Research Fellow, Centre de recherches et d’interventions sociologiques, Belgium
« La théorie décoloniale ne constitue pas
un repaire d’islamo-gauchistes »
Professeur du Cnam, Jean-Louis Laville
est titulaire de la Chaire « Economie solidaire ».
Loin de manifester un rejet de la connaissance occidentale, les recherches dites décoloniales nourrissent la réflexion sur l’interculturalité et la prédation des ressources naturelles, affirme Jean-Louis Laville, professeur du CNAM.