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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Le militant anticolonialiste Henri Martin

Résistant, communiste, anticolonialiste, Henri Martin a passé plus de trois ans en prison pour son engagement contre la guerre d'Indochine, avant d'être libéré puis gracié à l'issu d'une grande campagne pour sa libération. Henri Martin est décédé dans la nuit du 16 au 17 février 2015. Il était né en 1927 à Lunery, dans le Cher.

Henri Martin par Alain Ruscio

En 1945, lorsque le territoire métropolitain est à peine libéré, Henri Matin, jeune communiste dès seize ans, maquisard FTP à dix-sept, s’engage dans la marine. Appelé en Indochine, il est persuadé qu’il va affronter l’armée japonaise, alliée des nazis. Mais, lorsqu’il arrive sur place, les Japonais sont déjà désarmés, et il est témoin, à son corps défendant, des premiers combats contre le Viêt-minh. C’est à ce moment seulement qu’il entend parler, pour la première fois, d’un certain Ho Chi Minh et de l’indépendance, nouvellement proclamée, du Vietnam. De retour en France, il est affecté à l’arsenal de Toulon. Pour lui, il reste, sous l’uniforme, un citoyen. Il commence donc un travail d’intense propagande au sein de l’armée : distributions de tracts, de la presse anti-guerre, inscriptions à la peinture, etc. Ce qui devait arriver arrive : Henri est arrêté par la gendarmerie militaire le 14 mars 1950. En plus des motifs classiques, atteinte au moral de la nation, agitation politique illégale au sein de bâtiments militaires, l’accusation veut lui mettre sur le dos un acte de sabotage. Lors du procès, l’édifice s’écroulera, et Henri sera définitivement lavé de cette indignité par le jury, pourtant militaire. Restera, donc, un procès politique, et seulement politique. Pour cette seule activité, certes interdite, le jeune marin va être condamné à cinq années de prison ! Il en fera finalement plus de trois, avant d’être gracié (de mauvaise… grâce) par le président Auriol, en août 1953.

Alain Ruscio

En 1950, l’affaire Henri Martin, par Anne Mathieu

Dans le seizième arrondissement de Paris, l’avenue Henri-Martin porte son nom, mais célèbre un homonyme moins dérangeant. Car lui, un peu oublié, a marqué l’histoire des mobilisations anticolonialistes. Jeune marin, il incita ses camarades à refuser de combattre en Indochine. Communiste, il fut condamné à la dégradation militaire pour avoir « encouragé à la démoralisation de l’armée ».


Anne Mathieu est maîtresse de conférences en littérature et journalisme à l’université de Lorraine, directrice de la revue Aden. Paul Nizan et les années trente.


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Fernand Léger. – « Portrait d’Henri Martin », 1952
© ADAGP, Paris, 2022 – Photographie : Gérard Blot – RMN-Grand Palais (musée Fernand Léger)

« Entendez-vous ? / Entendez-vous gens du Vietnam / Entendez-vous dans vos campagnes / Dans vos rizières dans vos montagnes (1) ? » Dans les dernières années de la guerre d’Indochine (1946-1954), une affaire de justice militaire s’empare de la vie politique hexagonale et contribue à jeter la lumière sur la réalité du colonialisme. Avec d’autres intellectuels, Jacques Prévert va prendre la défense d’un inconnu, Henri Martin (1927-2015).

Les faits. Début 1945, un jeune homme de 18 ans, ancien résistant des Francs-tireurs et partisans (FTP), membre du Parti communiste français (PCF) depuis 1944, s’engage dans la marine pour continuer, contre le Japon, le combat antifasciste. En octobre, l’aviso Chevreuil quitte Marseille ; il arrive à Saïgon en Indochine en décembre. Là, les idéaux d’Henri Martin se heurtent aux exactions du colonialisme. Après trois demandes de résiliation de son contrat demeurées sans réponse, il revient en France en octobre 1947, où il est affecté à l’arsenal de Toulon. À l’été 1949, aidé d’autres engagés, il distribue des tracts, souvent écrits par lui, imprimés à la fédération locale du PCF, qui dénoncent la « sale guerre » en Indochine. Début 1950, à bord du porte-avions Dixmude, ces tracts incitent « les marins de Toulon à refuser de partir ». Le 14 mars 1950, le quartier-maître Henri Martin est arrêté à Toulon pour « entreprise de démoralisation de l’armée » et inculpé, avec son condisciple Charles Heimburger, de sabotage du Dixmude.

De l’arrestation aux procès de 1950 et 1951, une campagne intense menée par le Parti communiste déferle dans tous les coins de France. L’agit-prop est totale : pétitions, banderoles, courses cyclistes, inscriptions et graffitis sur les murs, sur les sols… Même les bancs de sable de la Loire accueillent un temps le slogan démultiplié sur le territoire « Libérez Henri Martin ! ». Une pièce de théâtre de Claude Martin, Drame à Toulon, est jouée. Le Secours populaire édite une carte postale « Libérez Henri Martin ! », comme une autre l’est aussi pour Raymonde Dien, militante communiste qui fut emprisonnée de février à décembre 1950 pour s’être couchée sur les voies de chemin de fer devant un train transportant du matériel de guerre. Le 2 octobre 1950, L’Humanité publie un appel demandant l’acquittement et la libération du jeune marin, dont les derniers mots sont pressants : « Il faut que les juges de Toulon sachent que notre peuple a les regards tournés vers eux. » Les signataires sont compagnons de la Libération (Yves Farge) ou chevaliers de la Légion d’honneur (Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Lucie Aubrac, Charles Tillon…).

Dans le numéro de septembre 1951 de Démocratie nouvelle, la journaliste communiste et écrivaine Dominique Desanti trouve des accents lyriques appuyés : « En ce moment, à travers toute la France, à la sortie des usines, dans les jardins publics, un homme ou une femme monte sur une chaise, un rebord de fenêtre, une caisse. Il ou elle se met à parler. Les dents et les poings des autres se serrent ; les yeux des femmes deviennent vagues. L’émotion, l’indignation, la révolte courent dans les yeux de tous. L’histoire d’Henri Martin, l’histoire de l’innocence condamnée, l’histoire de la liberté d’expression enfermée derrière des barreaux, coule à travers la France comme un torrent. » Fernand Léger, Jean Lurçat, Louis Mitelberg, Pablo Picasso, Boris Taslitzky… peignent le portrait du jeune marin.

« Mettre fin à la guerre d’Indochine »

Le premier procès s’est ouvert à Toulon, le 17 octobre 1950. Henri Martin a deux avocats, fournis par le Parti communiste, maîtres Paul Vienney et Dominique Scarbonchi. Les envoyés spéciaux s’y pressent. Ceux des périodiques communistes, bien sûr, louangent la mobilisation pour soutenir le marin, dont ils plantent le décor. Tel René Lelu, dans le quotidien Ce soir : « De hardis partisans de la paix réussirent à fixer, en plein jour, au sommet du vaste édifice, une banderole portant l’inscription : “Libérez Henri Martin” ». On insiste sur sa qualité, hier, de « résistant », sur le fait qu’il représente, aujourd’hui, l’« honneur de la France ». Le même reporter de Ce soir affirme qu’il « symbolise () la volonté de tout un peuple de mettre fin à la guerre d’Indochine ».

Quant aux envoyés spéciaux de la presse de droite, ils sont bien décidés à en découdre, à s’occuper du cas de « cet Henri Martin » — ainsi dénommé dans une rubrique du journal L’Aurore le 17 octobre 1950. Ils usent d’une plume acérée aux motifs accusateurs, dont celui de la mainmise communiste sur ce procès. On remarque, par exemple, cet argument dans Le Figaro, sous la plume de l’ancien compagnon de route du PCF d’avant-guerre, Pierre Scize : « Ses tracts, on les lit, et il semble qu’on les connaissait bien avant qu’on en fît la lecture. C’est ce même vocabulaire provocant, mensonger, qu’il est loisible aux gens de Moscou d’étaler chez nous sur les murs, de faire retentir dans les assemblées parlementaires ou d’imprimer dans leur presse. » Le 20 octobre, le verdict tombe : cinq années de réclusion. Si Henri Martin est accusé d’entreprise de démoralisation de l’armée, il est acquitté du chef de sabotage. Le 21 mai 1951, le jugement est cassé pour vice de forme.

Le second procès se déroule à Brest, en juillet 1951. Cette fois, « personne n’ignore plus que l’affaire Martin déborde le cadre de la justice militaire », précise l’envoyée spéciale du quotidien communiste L’Humanité, Hélène Parmelin (2). Le bal des envoyés spéciaux et autres chroniqueurs judiciaires reprend avec les mêmes antiennes, de part et d’autre. « Henri Martin poursuit son discours de propagande devant ses juges », titre L’Aube du 18 juillet 1951. La veille, le journal catholique s’est préoccupé des possibles « troubles » pouvant être organisés sur la ville bretonne, s’est confié inquiet « des colonnes de “supporters” () acheminées, de Paris, vers le port ». Pour de suite rassurer son lectorat : « Mais elles se heurteront à des forces résolues. » Quant à l’envoyé spécial de L’Aurore, Jean Bernard-Derosne — qui avait déjà suivi le procès de Toulon —, il affiche sa condescendance pour ce simple matelot « rabâcheur des slogans du Parti ». Et il feint de s’interroger : « Pourquoi ? Parce qu’il est assez beau garçon, pas bête, d’attitude fière, avec cependant un certain primarisme mal nourri pour la récitation du catéchisme. » Le lendemain, le chroniqueur judiciaire du Monde, Jean-Marc Théolleyre, semble faire écho à son confrère : « Cette défense débitée d’une voix calme, et qui n’est au fond qu’un acte de foi, se veut convaincante. Pour cela elle affecte un souci de raisonnement logique, qui se veut limpide et qui se révèle primaire. »

Le verdict de Brest confirme le jugement de Toulon, et Henri Martin est condamné à la dégradation militaire. Quelques jours après, il est transféré à la prison de Melun. Le chroniqueur de L’Aurore, Henry Bénazet, exulte que les juges soient « demeur[és] insensibles à la gigantesque pression des staliniens ». Quelques mois plus tard, Jean-Paul Sartre raillera la « démoralisation » dont est accusé Henri Martin : « Supposez qu’on nous ait payés pour démoraliser un parachutiste. Comment allons-nous faire ? Lui dirons-nous que l’honneur de l’armée est en jeu, que les Vietnamiens sont nos semblables, que les fils d’ouvriers n’ont pas d’intérêt à se battre pour le capitalisme international ? (…) Alors ? Qu’est-ce qu’il faut lui dire ? Eh bien, il faut inventer des mensonges et forger de fausses nouvelles pour attaquer sa décision dans ses sources vives : le cours de la piastre va baisser, (…) les Chinois et les Russes vont se jeter sur l’armée française et l’anéantir, les Vietnamiens ont l’habitude de châtrer les parachutistes. Avec cela, je ne suis pas du tout sûr de le convaincre, mais, du moins, nous aurons fait ce que nous pouvions (3).  » Depuis début 1952, Sartre s’est lancé dans la défense d’Henri Martin : avec d’autres personnalités, il a signé une demande de grâce, et il a été reçu par le président de la République Vincent Auriol pour la lui présenter. Grâce à l’intervention d’Auriol, Henri Martin est placé en libération conditionnelle le 2 août 1953.

Deux mois après, l’ouvrage de Sartre L’Affaire Henri Martin arrive en librairie. La publication en est justifiée par un « Avertissement » en ouverture, non signé par Sartre mais rédigé par lui : « Hier, ce livre avait un but : demander la grâce de Martin. À présent, il en a un autre : reprendre les faits un à un et recommencer le procès. » L’ouvrage rassemble des lettres d’Henri Martin à sa famille, divers documents et des témoignages et textes signés par des personnalités aux opinions politiques diverses.

Dans L’Affaire Henri Martin, Sartre fustige l’anticommunisme des journaux, qui sera plus tard au cœur de sa pièce Nekrassov : « Suivant les besoins du moment, la grande presse nous montrera tantôt Henri Martin comme un grand coupable que ses vertus même et son intelligence rendent d’autant plus criminel, et tantôt comme un pauvre type, endoctriné et manœuvré par le Parti communiste. » Pour des raisons de stratégie politique, l’appartenance du marin au PCF ne sera rendue publique que fin août 1953 (4). Les reporters et autres commentateurs de la presse de droite ou hostile au PCF ne sont pas dupes de la manœuvre — ou n’ont cure des dénégations — et brandissent sans cesse le spectre du communisme pour occulter le sujet principal, celui de la raison de cette guerre : le colonialisme.

Une conscience anticolonialiste

Comme l’indique l’un des auteurs du livre éponyme, l’affaire Henri Martin pose « la question de la responsabilité de l’homme en uniforme ». Ancien FTP et ancien membre de la division Leclerc, professeur de philosophie au lycée, critique aux Temps modernes, Jean-Henri Roy en témoigne dans un texte intitulé « Un abus de confiance » : « Aucun de ceux qui, comme moi, se sont embarqués en octobre 1945 pour Saïgon n’avait signé d’engagement colonial. Nous avions simplement signé, pour la durée des hostilités, un engagement contre l’Allemagne et contre le Japon. C’est au nom de cet engagement qu’on a décidé, après la cessation des hostilités, de nous envoyer en Indochine, et non au Japon. En termes de droit, un contrat engage les deux parties. Légalement parlant, nous n’étions pas engagés. »

L’arrivée d’Henri Martin en Indochine s’est transformée en désillusion. À partir des lettres à sa famille, le cinéaste Jean Painlevé consigne : « Henri Martin voit tout l’idéal pour lequel il avait engagé sa vie s’écrouler dans la plus affreuse et sanglante mascarade. » Le vécu de la Résistance française à l’occupant se rejoue en Indochine. Mais la liberté pour laquelle, jeune résistant, il s’est battu, il la ressent chez ceux auxquels la France fait désormais la guerre. « Il a l’occasion de constater alors que le combat que nous menons là-bas n’est pas un combat pour la liberté des peuples, mais un combat contre cette liberté », estime l’historien Jacques Madaule, intellectuel catholique et collaborateur à la revue Esprit. « Ce résistant est opposé à d’autres résistants, dont il ne lui paraît pas que les droits soient moins sacrés que ceux du peuple français lui-même. » Secrétaire de rédaction de la revue Esprit, Jean-Marie Domenach certifie la clairvoyance de jugement du jeune soldat, en avance sur celle du personnel politique : « Il a vu dans le regard des Vietnamiens que leur lutte était sœur de celle qu’il avait menée, deux ans auparavant, et qu’ils ne plieraient pas. »

Dans une lettre à ses parents datée du 18 mai 1946, le soldat Henri Martin avait tracé les mots de sa colère : « En Indochine, l’armée française se conduit comme les boches le faisaient chez nous. Je suis complètement dégoûté de voir ça. Pourquoi nos avions mitraillent-ils (tous les jours) des pêcheurs sans défense ? Pourquoi nos soldats pillent, brûlent et tuent ? Pour civiliser ? » L’écrivain et ethnologue Michel Leiris commente : « Première révolte d’un homme à qui l’on avait appris comme à tous les Français que coloniser veut dire civiliser : à partir du moment où tant d’horreurs se commettent sur des colonisés, plus la peine de parler de civilisation. »

Les « horreurs » dont le soldat fut témoin hâtèrent sa prise de conscience anticolonialiste. Compagnon de route du parti présent aux deux procès, le lieutenant de vaisseau Louis de Villefosse use du procédé rhétorique de l’anaphore pour accentuer une comparaison historique : « Henri Martin a vu jeter dans la mer du sang innocent. Il a vu saigner les entrailles des gamins mitraillés sur des sampans pacifiques, il a vu les villages brûlés, il a entendu les râles des agonisants et des torturés. Et nous savons, nous, que ce ne fut pas l’exception, mais la méthode de la guerre nouvelle, nous savons les innombrables Saint-Barthélemy commises au Vietnam et qui s’appellent maintenant des Oradour, nous savons que désormais le napalm remplace les grenades incendiaires pour carboniser combattants et non-combattants, les paillotes avec les vieillards, les buffles avec les enfants (5).  »

Dans une de ses lettres, Henri Martin ironise : « D’ailleurs, il paraît que nous avons conquis nos colonies pour les émanciper. Eh bien ! C’est le moment. » La guerre d’Indochine se termina à Dien Bien Phu en mai 1954. Au fil de son commentaire, Sartre précisait que « c’est en notre nom qu’on garde Martin en prison et cette Justice coupable prétend être notre Justice ». Le 1er novembre de la même année débuta la guerre d’Algérie. Des voix allaient bientôt s’élever sur ce qu’on y ferait, « en notre nom ». En janvier 1955, Claude Bourdet titrera un de ses articles de France-Observateur « Votre Gestapo d’Algérie ».

Henri Martin allait retourner à l’anonymat, puis être recouvert d’un oubli que nombre de militants anticolonialistes connurent. Pour les intellectuels qui participèrent à son « affaire », il demeura toutefois, pour reprendre les mots de Jean-Marie Domenach, ce « maquisard volontaire contre les nazis bien avant l’âge de la mobilisation, puis marin volontaire contre les Japonais », qui, un jour en Indochine, se « retrouv[a] soldat malgré lui du colonialisme » (6). Refuser ce déterminisme, c’était, pour lui, lutter pour sa liberté et celle des autres.

Notes

(1« Prévert pose une question », dans L’Affaire Henri Martin, Gallimard, Paris, 1953.

(2Hélène Parmelin, Matricule 2078 (l’affaire Henri Martin), Les éditeurs réunis, Paris, 1953.

(3Cf. L’Affaire Henri Martin, op. cit.

(4Alain Ruscio, « L’affaire Henri Martin. Genèses et grandes étapes », dans L’Affaire Henri Martin et la lutte contre la guerre en Indochine, Le Temps des cerises, Montreuil, 2005.

(5L’Affaire Henri Martin, op. cit.

(6Ibid.

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