Avec ses raccourcis, ses excès et ses erreurs historiques, l' »appel des indigènes de la République » a le grand mérite de rappeler, fût-ce sur un mode provocateur, que la « culture coloniale » est toujours à l’œuvre en France aujourd’hui. Une évidence que beaucoup se refusent à reconnaître. En témoignent les réactions : silence gêné ou diabolisation de ses auteurs (qualifiés d' »islamo-gauchistes » ou de « fossoyeurs de la République »), voire amalgame choquant avec les sorties antisémites d’un Dieudonné.
Comme la violence verbale des débats autour de la « question du voile », ces réactions sont un symptôme de notre incapacité collective à assumer l’héritage colonial de la République. Un (petit) pas dans ce sens a été fait avec la reconnaissance du 17 octobre 1961 ou, encore, de la torture pratiquée à grande échelle par des militaires français pendant la guerre d’indépendance algérienne. Mais depuis le couvercle semble s’être refermé. Et dans certaines rédactions parisiennes, il n’est plus rare d’entendre, off the record, qu' »on a assez parlé de tout ça », qu’il faut « cesser de dénigrer la France et son histoire » ou que l’important est de « protéger la République des excès de mémoire ».
Il faut en finir avec cette politique de l’autruche. Elle ne peut qu’accélérer la spirale infernale des faux débats, du type la « République universelle » contre le « communautarisme ». Au-delà des outrances verbales et des impasses de leur texte, notamment en reprenant la posture coloniale de l' »indigène », il faut entendre ce que veulent nous dire d’essentiel ces « indigènes de la République » : la société française, encore aujourd’hui, est traversée de part en part par les effets de la colonisation, d’autant plus pernicieux et puissants qu’ils sont niés.
Sans retour historique sur la situation coloniale, on ne peut comprendre l’échec de l’antiracisme, pourtant le plus souvent sincère et généreux. Comprendre, malgré les campagnes de sensibilisation, la persistance flagrante des discriminations raciales, ni les ratés de la politique d’intégration et ce que plusieurs enquêtes sociologiques pointent comme une inquiétante « ethnicisation des rapports sociaux », au point que nombre de jeunes des « quartiers », Français de naissance (nommés significativement « d’origine immigrée »), se disent « arabes », « noirs » ou « indigènes ».
Il ne s’agit pas d’en appeler à la « repentance », à un « fardeau » que la génération actuelle devrait porter, ni de céder au piège de la « concurrence des victimes ». Mais de reconnaître que, sans un regard critique et serein, partagé par tous, sur l’histoire coloniale de la France, nous sommes condamnés à entretenir le mythe du « choc des civilisations », né avec l’entreprise coloniale.
Pour sortir de cette infernale fracture, il faut prendre le temps, calmement et sans anathèmes, de se retourner sur un « passé qui ne passe pas ». Un passé colonial au cours duquel s’est construit un univers mental fondé sur la différence, et plus souvent encore la discrimination, entre « eux », les colonisés, et « nous », les colonisateurs.
Pour toutes ces raisons, la négation de la fracture coloniale ne peut qu’accroître la révolte, le sentiment de relégation et, finalement, la « haine » des représentants de la troisième génération sur le sol français. Privés de leurs origines, niés dans leur histoire, ils se retrouvent aux marges d’une société qui ne veut pas se retourner sur les raisons pour lesquelles ces immigrés sont ici : les liens coloniaux et postcoloniaux que la France a entretenus avec une partie du monde.
En 1962, la France n’avait pas imaginé la société « exotisée » de 2005. Pas pensé que les « indésirables » reviendraient et resteraient après les indépendances. Puis on a pensé que le « creuset français » ferait son œuvre, comme pour ceux venus d’Italie, de Pologne ou du Portugal. Mais ceux-là n’ont jamais été des « indigènes », des « sujets », des « tirailleurs », des « y’a bon ». Ils n’ont jamais été exhibés dans des zoos humains ni mis en scène, comme à l’Exposition coloniale de 1931. Ils n’ont pas combattu pour la France ni été figurants du « bougnoul’mich » ou de la Revue nègre.
Bien sûr, il ne s’agit pas de tout expliquer par le poids de l’héritage colonial. La crise économique, la fragilisation du tissu social, le « réveil » des religions, la brutalisation du monde du travail jouent un rôle essentiel. Mais, en France, ces évolutions, communes à bien des pays, s’inscrivent dans une histoire singulière et mal assumée, qui conduit à faire des immigrés postcoloniaux de commodes boucs émissaires. Hier « sauvages », ensuite « sidis », « Viêts » ou « fellaghas », aujourd’hui « ramadano-antisémites », ils sont, avec les juifs, de toutes les « bonnes explications » des crises françaises depuis plus d’un siècle.
Y a-t-il un autre chemin, permettant le dialogue critique et la réflexion partagée ? Nous parions que oui, même si ce chemin est long. Cela passe par la reconnaissance de la période coloniale dans sa complexité et ses effets, non seulement dans les pays ex-colonisés, mais aussi dans l’ex-« métropole ». Les causes de cette occultation, qui ne relèvent évidemment d’aucun « complot », sont multiples, complexes et anciennes.
Depuis quelques années, des institutions entrouvrent cette page. Mais le fait est indiscutable : l’histoire coloniale et, par contrecoup, postcoloniale ne fait toujours pas partie de notre « histoire nationale ». Elle n’a pas voix au chapitre, ne peut être incorporée aux représentations collectives positives d’une France tournée vers les droits de l’homme et les valeurs de la République, puisque la colonisation a été la négation de ces valeurs.
Nous devons tenter de dépasser cette contradiction, de comprendre comment la France a été, aussi, une « République coloniale ».