Académie des sciences coloniales / Académie des sciences d’outre-mer :
un centenaire
par Alain Ruscio, pour histoirecoloniale.net
L’idée de faire se rencontrer en un seul lieu chercheurs, politiques, administrateurs civils, officiers, colons… afin d’étudier les colonies françaises était assez ancienne. C’est le journaliste-écrivain Paul Bourdarie, considéré comme « indigénophile », directeur de la Revue indigène, qui le premier la mit en pratique. À sa demande, en février 1922, Albert Lebrun, ancien ministre des Colonies et personnalité politique de premier plan, le reçut, accompagné de deux personnalités éminentes du monde de la recherche en « sciences coloniales » – c’était le terme à l’époque –, Maurice Delafosse, gouverneur des colonies et professeur à l’École Coloniale, et Alfred Martineau, professeur au Collège de France et président de la Société d’Histoire des Colonies. Pour conclure : « Il n’y a pas de forme qui convienne mieux que celle qui est bien connue sous le nom d’Institut ou d’Académie ». L’idée ne devait plus s’arrêter.
La note d’intention qu’ils lui remirent était un plaidoyer pour la fondation d’une Académie : « L’empire colonial n’a pas été constitué au simple hasard des découvertes géographiques. La science proprement dite y a eu sa grande part en servant de but, de guide ou de moyen, qu’il s’agît de géographie pure, de science anthropologique ou de sciences naturelles (…). Plus s’est étendu le domaine, plus s’est développée la connaissance ou la pratique des peuples différents qui la constituent, plus nécessaire est devenue la bonne et pleine utilisation des richesses et des forces naturelles que cette France extérieure possède ou recèle encore. Et plus il est manifeste que toutes ces sciences particulières distinctes et disséminées veulent être réunies, concentrées en un organisme qui soit, par sa constitution et son fonctionnement, doté de la plus haute autorité morale ». En conséquence, ils appelaient à la constitution d’un organisme constitué « de personnalités douées de science et d’expérience personnelles et fortement unies par une même foi coloniale », organisme « d’emblée reconnu par les autorités gouvernementales et coloniales ».
Le 18 mai 1923, en Sorbonne, eut lieu une cérémonie solennelle de présentation au Tout-Paris, sous la présidence d’Albert Sarraut, ministre des Colonies. Le premier Secrétaire perpétuel, et longtemps pilier, de l’Académie, de nouveau Paul Bourdarie, prononça un discours rappelant la genèse et les objectifs de l’Académie : « Trois idées directives. L’idée coloniale française étant fortement battue en brèche tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, malgré les hautes preuves de son excellence qu’elle a données pendant et depuis la guerre, il y a lieu de la défendre en se plaçant aux points de vue les plus élevés (…). Il convient de montrer et de prouver le rôle important que jouent dans notre colonisation l’intellectualité française et le sentiment français de moralité humaine et internationale (…). Par ce temps de “mandats coloniaux“, il convient qu’une institution de haute influence, représentative de la science coloniale française, apporte son garant au gouvernement de la France devant les autres nations »1 .
La liste des fondateurs recouvrait toute l’intelligentsia pro-coloniale et de nombreux hommes politiques marquants de l’époque : Augustin Bernard, Maurice Delafosse, Paul Doumer, le maréchal Lyautey, le général Mangin, Alfred Martineau, Pierre Mille… et des spécialistes venues des institutions les plus prestigieuses : Académie française, Académie des Sciences, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Académie des Sciences morales et politiques, Académie de Médecine, Institut Pasteur, Muséum, Sorbonne, Collège de France, École des Sciences politiques, Écoles des Langues orientales, École Coloniale…
De nombreux noms, venus d’horizons différents, mais tous attachés à « l’œuvre coloniale de la France », ont illustré au fil des décennies la vie de l’Académie : outre les fondateurs, citons Jules Brévié, Gratien Candace, Robert Delavignette, Edgar Faure, Léo Hamon, le docteur Jamot, le maréchal Joffre, le maréchal Juin, Henri Lemery, le maréchal Lyautey, Marcel-Edmond Naegelen, Louis Marin, Auguste Pavie, le maréchal Weygand, le docteur Yersin…2
Défense et illustration de l’Empire colonial
De ce fait, l’Académie remplit – et assuma – son rôle de « défense et illustration de l’Empire colonial », avançant des arguments économiques (les ressources et les débouchés), « humanistes » (la mission civilisatrice) et géostratégiques (la grandeur de la France). Elle fut continûment un laboratoire d’idées, que des journalistes et écrivains se chargeaient par la suite de vulgariser. À l’apogée du système, les membres du Parti colonial eux-mêmes avaient renoncé à compter le nombre de titres spécifiques : « De toutes les puissances coloniales, la France est peut être celle qui possède la presse coloniale la plus importante, par le nombre des organes ». Pour la seule métropole, il y en avait plus d’une centaine, toutes périodicités confondues (Camille Fidel, « Rapport au Congrès de la Presse Coloniale », 27 octobre 1931)3.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’essor du mouvement d’émancipation nationale et l’accès à l’indépendance de nombreux pays disqualifia progressivement l’adjectif « colonial ». En 1946, le ministère des Colonies devint le ministère de la France d’outre-mer. C’est finalement 11 années plus tard, en 1957 (trois ans après Dien Bien Phu, un an après l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, et donc en pleine guerre d’Algérie), que l’Académie devint elle-même d’Outre-Mer.
Ses locaux sont situés au même endroit que ceux de l’ancienne Académie, 15 rue La Pérouse, dans le XVIème arrondissement de Paris. C’est, aujourd’hui encore, une des bibliothèques spécialisées en ce domaine les plus fournies de France. Des chercheurs et étudiants venus de France mais également des anciennes colonies ou de l’outre-mer s’y croisent, accueillis avec amabilité et compétence.
Cette nouvelle Académie n’a jamais renié ce passé. Les documents dans lesquels elle se présente revendiquent clairement cette filiation. L’esprit qui prévaut est en général un sentiment d’attachement à « l’œuvre de la France » dans ses anciennes colonies : « L’Académie des Sciences d’Outre-mer, d’après l’article 1 de ses statuts, est un établissement public qui a pour vocation d’étudier sous leurs aspects variés et notamment leurs aspects scientifiques, politiques, économiques, techniques, historiques, sociaux et culturels, les questions relatives aux pays situés au-delà des mers et d’associer à cet effet des personnalités françaises et étrangères compétentes, dans un esprit de complète objectivité et entier désintéressement ».
Elle comprend actuellement 275 membres, dont 120 titulaires. L’Académie tient des séances de connaissance du monde deux fois par mois, publie une revue, Mondes et Cultures, dont la partie bibliographique est à juste titre réputée. Elle a en outre été à l’origine de la publication d’une somme biographique monumentale, sous la direction de Robert Cornevin, Hommes et Destins (dix volumes parus, plusieurs centaines de notices). Elle décerne chaque année des prix récompensant des ouvrages jugés majeurs.
Les sciences coloniales :
un moyen de légitimer l’œuvre coloniale (XIXe-XXe siècles)
par Pierre Singaravélou, publié dans l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe.
Source
Les grandes puissances coloniales européennes ont, à partir de la fin du XVIIIème siècle, fondé des institutions de recherches dans leur colonie asiatique. Les Hollandais inaugurent en 1778 à Batavia la Société des arts et des sciences qui promeut l’étude de l’histoire et de l’archéologie des Indes néerlandaises. Les Britanniques créent en 1784 l’Asiatic Society of Calcutta qui, selon son fondateur William Jones, doit s’intéresser à l’ensemble des sociétés et des pays d’Asie. Les Français fondent l’École française d’Extrême-Orient à Hanoi en 1900 afin de développer les recherches philologiques et archéologiques sur l’Indochine et plus largement sur l’ensemble des civilisations asiatiques. Ces institutions savantes s’appuient d’emblée sur les travaux des lettrés autochtones et conseillent les administrations coloniales en participant à la conception de certaines politiques publiques.
De la fin du xixe siècle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, accompagnant le renouveau de l’expansion ultramarine, de nouveaux savoirs sur les colonies et les populations colonisées sont produits et enseignés dans les métropoles européennes. Ils prennent la forme de nouvelles disciplines : les « sciences coloniales », c’est-à-dire la « géographie coloniale », l’« histoire coloniale », le « droit colonial », l’« économie coloniale », la « sociologie coloniale ». Dans les capitales européennes et les ports coloniaux, des universitaires, hauts fonctionnaires et hommes d’affaires se mobilisent afin de fonder de nouvelles chaires et institutions d’enseignement et de recherche, des revues spécialisées et des sociétés savantes. Les « sciences coloniales » hésitent entre trois objectifs différents, voire contradictoires : construire une science désintéressée et autonome, contribuer au bon fonctionnement administratif et à la prospérité économique des colonies en fournissant outils et répertoire de bonnes pratiques et, enfin, légitimer l’œuvre coloniale de chaque nation en étayant la dimension « humanitaire » et « civilisatrice » de la colonisation.
Si quelques travaux monographiques ont permis de mesurer précisément l’importance des « sciences coloniales » dans certains pays (France, Belgique, Allemagne), nous ne disposons pas encore d’études synthétiques sur l’ensemble de l’Europe. Dans les grandes puissances coloniales, comme la Grande-Bretagne, la France et les Pays-Bas, les « sciences coloniales » sont présentes dans les principaux établissements d’enseignement supérieur. En France, l’enseignement supérieur, en plein essor sous la IIIe République, propose une offre foisonnante de cours sur les colonies. Le Collège de France et les facultés des lettres de Paris, Bordeaux et Aix accueillent des enseignements de géographie et d’histoire coloniales, tandis que les facultés de droit enseignent la « législation et l’économie coloniales ». L’École coloniale, inaugurée à Paris en 1889, a pour mission de former les hauts fonctionnaires coloniaux et, à partir de 1905, les magistrats des colonies.
L’École normale Jules Ferry, fondée en 1902, prépare les futurs instituteurs des colonies. Ces enseignements sont généralement financés par les gouvernements coloniaux et le ministère des Colonies. Les milieux économiques ouvrent des « sections coloniales » dans les écoles supérieures de commerce afin de dispenser une formation pratique aux futurs négociants et colons. Les universités créées dans les colonies à Alger (1909) et Hanoi (1917) se spécialisent dans l’enseignement des « sciences coloniales ». Les universitaires, militaires, administrateurs et hommes politiques spécialistes de l’empire français se rassemblent au sein de l’Académie des sciences coloniales fondée à Paris en 1923. Au Royaume-Uni, l’université d’Oxford puis la London School of Economics et la School of Oriental and African Studies dispensent des cours coloniaux. Dans le cadre du système des collèges universitaires, les élites bénéficient d’une formation généraliste, à même de façonner des gentlemen coloniaux. La formation coloniale doit s’acquérir sur le terrain. Des écoles pratiques coloniales préparent les jeunes issus des couches populaires à l’émigration dans l’Empire britannique. Aux Pays-Bas, un enseignement colonial est dispensé dans les universités de Leyde, d’Amsterdam et d’Utrecht puis à l’Institut royal colonial fondé à Amsterdam en 1910. L’Institut royal, dont la devise est « la lumière brille partout », véhicule le discours réformiste des coloniaux néerlandais dans l’entre-deux-guerres.
Les petites nations coloniales ont tenté très tôt de structurer leur enseignement supérieur colonial. La Belgique s’inspire du modèle français en créant des chaires, des sections et des écoles dédiées aux études coloniales. Dès 1889, l’université de Louvain organise un cours libre de colonisation et la Société d’études coloniales de Bruxelles fonde en 1895 les « Cours du Congo » qui offrent un enseignement pratique aux colons, administrateurs et officiers. Les universités de Bruxelles, de Liège et de Gand proposent leur propre cours de législation, de géographie et d’hygiène coloniales. L’Institut commercial d’Anvers ouvre une section coloniale en 1901 et les autres écoles supérieures de commerce (Liège, Louvain, Mons) lui emboîtent le pas rapidement. Cette dynamique culmine au début du xxe siècle avec l’ouverture de l’École coloniale supérieure d’Anvers, dénommée l’Université coloniale à partir de 1923 et chargée de former les fonctionnaires coloniaux sur le modèle de l’École coloniale de Paris. Les spécialistes de la colonisation se réunissent à partir de 1928 dans l’Institut royal colonial belge, décalque de l’Académie des sciences coloniales françaises. En Allemagne, des cours coloniaux sont donnés à l’Institut des études orientales de Berlin fondé en 1887 et à l’université de Berlin. L’Institut colonial de Hambourg, inauguré en 1908, propose une formation coloniale très complète. En Italie, la Società Geografica Italiana, créée en 1867, rassemble une partie des élites autour des projets coloniaux et organisent des missions d’exploration, notamment en Afrique orientale. L’Institut colonial de Rome est fondé en 1908, rebaptisé en 1936 Institut fasciste de l’Afrique italienne et entretient des relations suivies avec l’Institut colonial français. Sous Mussolini, l’Institut colonial fasciste prospère grâce à un système de cotisations obligatoires payées par les collectivités et les entreprises. La Suisse, pays sans colonie, connaît également un essor des savoirs coloniaux qui affirment le bien-fondé de la « colonisation européenne » en Afrique, notamment au sein des sociétés géographiques.
Les savoirs et savants coloniaux circulent non seulement entre colonies et métropoles mais également entre les différents pays européens. En effet, les spécialistes – notamment français (Paul Leroy-Beaulieu, Louis Vignon) – de la colonisation développent à partir des années 1880 une nouvelle discipline, la « colonisation comparée », qui, en mobilisant les savoirs et les méthodes des sciences historique, géographique, économique et juridique, vise à confronter les différentes expériences coloniales européennes, présentes et passées. Inspiré par ce projet intellectuel, Pieter van der Lith, professeur de droit colonial à l’université de Leyde, fonde en 1885 la Revue coloniale internationale à Amsterdam. L’essor de la « colonisation comparée » est rapidement consacré par la fondation en 1894 à Bruxelles de l’Institut colonial international par l’économiste et publiciste français Joseph Chailley-Bert qui s’est associé avec le Britannique Lord Reay, sous-secrétaire d’État pour les Indes, le Néerlandais Isaäc Fransen van de Putte, ancien ministre des Colonies, le major belge Albert Thys, directeur des Sociétés belges au Congo et Camille Janssen, ancien gouverneur général de l’État du Congo.
En dépit du caractère raciste et stéréotypé de nombreux travaux, les « sciences coloniales » ont eu le mérite d’élargir l’horizon des sciences humaines focalisées jusque-là sur la « civilisation européenne ». Les savoirs coloniaux ont pu en outre conforter les cultures autochtones en voie de nationalisation et participer par là même à la construction de nouvelles identités nationales en Asie comme en Afrique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces disciplines sont balayées par les décolonisations et en partie remplacées par les études par aires culturelles.
Lire également
par Emmanuelle Sibeud,
« Des “sciences coloniales” au questionnement postcolonial : la décolonisation invisible ? »
dans la Revue d’Histoire des Sciences Humaines 2011/1 (n° 24).