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Assassinat de Farhat Hached : vers la reconnaissance de la responsabilité de la France

Une place portant le nom de Fahrat Hached, leader du syndicat et du mouvement national tunisien a été inaugurée à Paris par Bertrand Delanoë, le 30 avril dernier. Il y a 60 ans, le fondateur de l'UGTT était tué par le Service action du SDECE, comme le rappelle ci-dessous l’historien Gilles Manceron, spécialiste du colonialisme français. Mais les autorités françaises n’ont toujours pas reconnu la vérité sur ce crime, comme sur d’autres commis contre des personnalités anticolonialistes.

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Farhat Hached: la France réfléchit à ouvrir les archives

par Lénaïg Bredoux, Mediapart, le 1er mai 2013

C’est l’un des visages les plus connus de Tunisie. Son portrait a une nouvelle fois été brandi lors des manifestations organisées après la mort du militant de gauche Chokri Belaïd, début février. Mardi, une place Farhat Hached, fondateur de la puissante Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), assassiné en 1952, a été inaugurée à Paris. Un premier geste de reconnaissance en France, où les circonstances de sa mort sont encore taboues. La Tunisie demande l’ouverture des archives.

François Hollande, qui a déjà fait plusieurs gestes mémoriels, dont l’ouverture des archives sur la mort en Algérie du militant communiste Maurice Audin, pourrait donner son feu vert. Le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius y a semblé favorable lors d’entretiens récents. Mais plusieurs ministères, tout particulièrement la Défense, sont également concernés. Le dossier sera évoqué lors de la visite à Tunis de Laurent Fabius, probablement courant mai, en préparation de celle du président de la République, prévue mi-juillet.

En attendant, c’est Bertrand Delanoë, le maire de Paris, qui a présidé mardi la cérémonie dans le XIIIe arrondissement, en présence des dirigeants actuels de la centrale syndicale tunisienne et de la famille de Farhat Hached. « Un moment émouvant », selon Pouria Amirshahi, député socialiste des Français de l’étranger, dont la circonscription couvre la Tunisie. « Cette initiative me touche énormément en tant que petite-fille de ce grand homme, car elle signifie que la France d’aujourd’hui n’est plus la France d’hier », s’est également réjouie Farah Hached.

Mais, a aussitôt ajouté la petite-fille du leader syndical, « il s’agit d’une initiative de la mairie de Paris, totalement indépendante du gouvernement français ». « J’espère un autre geste de l’État français, concernant les archives sur l’assassinat de Farhat Hached. On nous les a promises. »

C’est une bataille que mènent depuis des années la famille Hached, l’Association Vérité et Justice pour Farhat Hached ainsi que les militants syndicaux et des droits de l’homme tunisiens. En vain. Comme pour les crimes commis pendant la période coloniale ou pendant la guerre d’Algérie, la France a toujours refusé. Or les circonstances de la mort de Farhat Hached sont plus que troubles : son assassinat, en 1952 en Tunisie, a été revendiqué par une organisation terroriste favorable au protectorat français, « La Main rouge ». Mais de nombreux travaux et plusieurs témoignages pointent la responsabilité directe de la France. […]

Dès la fondation du syndicat, Hached, élu premier secrétaire général de l’UGTT en 1946, choisit d’inscrire son combat social dans la lutte pour l’indépendance tant les intérêts des travailleurs tunisiens lui semblent dépendants de l’emprise de la France sur l’économie. En 1952, les négociations avec le gouvernement français échouent et une violente répression s’abat sur le mouvement national tunisien – Habib Bourguiba, le futur président de la République, est arrêté, le couvre-feu instauré. Mais l’UGTT continue d’être tout particulièrement active et Farhat Hached devient l’une des cibles prioritaires des services français. C’est dans ce contexte qu’il est assassiné à Radès, le 5 décembre.

L’enquête menée à l’indépendance de la Tunisie n’a jamais pu établir avec certitude les commanditaires. Mais déjà à l’époque, de nombreux indices pointaient la responsabilité de Paris. Depuis, de nouveaux témoignages ont confirmé l’hypothèse. C’est notamment le cas d’Antoine Méléro, qui se présente comme un ancien du SDECE et affirme, dans un documentaire diffusé en 2009 par la chaîne Al Jazira, que l’assassinat était « légitime ». « Si c’était à refaire, je le referais », affirme-t-il (voir la vidéo ci-dessous).

Sauf que la France n’a jamais reconnu avoir donné l’ordre d’assassiner Farhat Hached. Elle n’a pas davantage laissé les historiens accéder aux archives. Dans l’Hexagone, seules quelques voix isolées le réclamaient – elles ont été rejointes par le député PS Pouria Amirshahi, qui a écrit début décembre une lettre à François Hollande, et par Bertrand Delanoë. Le maire de Paris, qui fut souvent critiqué par le passé pour son silence sous la dictature de Ben Ali, l’a réclamé pour la première fois mardi. « Enfin, je ne suis plus tout seul ! applaudit Amirshahi. Ouvrir les archives, c’est un effort de vérité – ce qui est en soi un acte noble. C’est aussi faire la démonstration que les nouvelles générations peuvent avancer sans être tributaires du poids du passé. »

Lors de sa visite prochaine en Tunisie, plusieurs fois reportée, François Hollande devra également aborder le sujet, tout aussi épineux, de la dette contractée par l’ancien protectorat auprès de la France. Mardi, le ministre tunisien du budget Elyès Fakhfakh a demandé à Paris de convertir une part de ses créances à la Tunisie en investissements communs destinés au développement. Un dispositif que l’Allemagne a déjà mis en œuvre. La France n’a pas encore répondu. « Rien n’est arrêté. Il y a des échanges sur le sujet », dit-on à Paris.

Lenaïg Bredoux

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La vérité sur l’assassinat de Farhat Hached

par Gilles Manceron, historien

Le 12 janvier à l’Assemblée nationale s’est tenu un colloque à l’occasion du triste anniversaire de l’assassinat, le 5 décembre 1952, du secrétaire général de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), Fahrat Hached1. Cet assassinat a eu des échos importants dans l’ensemble du Maghreb, en particulier au Maroc où il a suscité de grandes manifestations. Sa revendication par une organisation terroriste baptisée « la Main rouge » n’était qu’une couverture, un écran de fumée. Hached a été tué par le Service action du SDECE, un service officiel français, qui, depuis sa création en 1946, dépendait directement du président du Conseil, celui-ci étant alors, depuis le 6 mars 1952, Antoine Pinay, c’est lui qui était chargé de valider ses actions homicides.

Héritier du BCRA, le service de renseignement et d’action militaire de la France Libre, le SDECE avait été créé en janvier 1946, juste avant la démission, le 20 janvier, du général de Gaulle de la présidence du Conseil et il s’est mis en place après son départ du gouvernement. En janvier 1951, à sa tête avait succédé à l’ancien résistant socialiste Henri Ribière, qui l’avait dirigé depuis 1946, Pierre Boursicot, qui restera son directeur jusqu’en septembre 1957, pendant ces années si importantes pour les mouvements nationaux du Maghreb, marquées par l’accession de la Tunisie et du Maroc à l’indépendance et l’essor de la lutte nationale des Algériens. Avant l’assassinat de Chokri Belaïd, l’attention avait déjà été attirée de nouveau sur ce crime, en décembre 2009, par les déclarations à la chaîne de télévision Al Jazira d’un Français, Antoine Méléro, qui revendiquait avoir appartenu à ce service, a dit qu’il trouvait l’assassinat de Farhat Hached « légitime » et déclaré « si c’était à refaire, je referais ». Dans un livre intitulé La Main rouge, l’armée secrète de la République2, en 1997, il se présentait, par le truchement d’un pseudonyme, comme le chef du Service action du SDECE à Tunis à ce moment, tout en faisant un récit très précis du déroulement de l’attentat. Une plainte a été déposée en 2010 par la famille Hached, la LDH et la FIDH, pour apologie de crime de guerre, elle n’a malheureusement pas pu aboutir à l’ouverture d’une procédure. Ces déclarations à Al Jazira ont suscité une vague d’indignation en Tunisie et dans le monde, mais, même si sa participation personnelle au crime était démontrée, des poursuites pour crimes de guerre sont impossibles en France pour des faits remontant à cette date.

Une décision d’Antoine Pinay et de Jean de Hauteclocque

L’identité des exécutants n’est d’ailleurs pas la question essentielle. A partir de 1951, le poste du SDECE à Tunis était commandé par le capitaine puis lieutenant-colonel Jean Germain, de son vrai nom Jean Allemand, ancien professeur d’histoire venant d’Algérie, qui recrutait des militaires français et des activistes partisans du maintien du statut colonial. Il était assisté de Paul Conty, et tout indique que ce sont eux qui ont été chargés d’organiser l’assassinat de Farhat Hached. Une fois la Tunisie devenue indépendante, des membres du Service action du SDECE impliqués dans un mitraillage d’un siège du parti Néo-Destour dans la banlieue de Tunis, Gilbert Rouffignac, Ruisi et Aouizerat, ont été mis en cause par la justice tunisienne, et, bien que Roger Seydoux, le premier ambassadeur de France en Tunisie indépendante, a écrit que « les agissements reprochés aux intéressés constituent des séquelles de méthodes détestables utilisées dans le passé » et qu’il n’avait pas l’intention de couvrir leurs activités, ils ont été libérés sans qu’on sache s’ils avaient fait aussi partie des tueurs de Farhat Hached. Ce service local du SDECE était aux mains d’activistes hostiles à toute recherche d’une solution négociée et à tout contact politique avec des nationalistes tunisiens qui réclamaient alors l’indépendance, mais si les autorités françaises doivent aujourd’hui reconnaître ce crime, c’est parce que la décision a été prise par le président du Conseil de l’époque avec l’approbation du résident général de France en Tunisie qui y représentait le gouvernement français.

Ce dernier, Jean de Hauteclocque, nommé le 24 décembre 1951, était un partisan de la manière forte. Il était à Paris au moment du meurtre, mais, lors de son voyage de retour à Tunis, il a déclaré à l’envoyé spécial du Figaro, Eric Ollivier, qu’il était au courant de l’assassinat en préparation3. L’historien Charles-André Julien a précisé, sur la base du témoignage de Roger Seydoux qui a assisté, aussitôt après l’assassinat, à une réunion au Quai d’Orsay à laquelle participait Jean de Hauteclocque, que « non seulement il était au courant, mais qu’“il avait donné sa bénédiction” »4. Le président de la République lui-même, Vincent Auriol, a écrit dans son Journal avoir appris aussitôt d’Antoine Pinay l’assassinat5. Il semble que Hautecloque et Pinay lui aient fait croire à la fable de l’existence de l’organisation terroriste la « Main rouge ». Auriol a écrit le lendemain, 6 décembre, une lettre à Pinay : « On sait donc, en haut lieu, en Tunisie, qui est à la tête de ces commandos »6 ; « Il y aurait lieu de faire procéder à une enquête sur cette organisation et sur les membres qui la composent. J’ai l’impression que la police la connaît. » Et il demande de les rechercher et de les punir avec rigueur7.

Soixante ans après ce crime, il faut que les autorités françaises reconnaissent les faits et qu’elles ouvrent les archives. Les auteurs de l’Histoire politique des Services secrets français de la Seconde guerre mondiale à nos jours (La Découverte), Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer, écrivent qu’un membre de la famille du directeur du SDECE de l’époque, Pierre Boursicot (nommé préfet hors cadre, puis président du conseil d’administration des Aéroports de Paris, de 1960 à sa retraite en 1964, et mort à Paris en 1986), leur a déclaré qu’il n’avait pas gardé d’archives concernant le SDECE. Mais là n’est pas la question : des archives officielles de l’époque conservent forcément des traces de cet événement et de la chaîne de décision. Soixante ans plus tard, la France doit reconnaître les faits, que le président du Conseil et le résident général de France à l’époque ont été les responsables d’un meurtre qui a nuit gravement à l’avenir national de la Tunisie en la privant d’un leader qui aurait pu jouer un rôle important dans son histoire. La lettre du 6 décembre 1952 du président de la République Vincent Auriol au président du Conseil Antoine Pinay doit être rendue publique. On doit déclassifier les archives concernant cet assassinat qui fait partie de l’histoire des deux pays. Et les plus hautes autorités françaises doivent reconnaître le tort qui a été fait par la France à l’UGTT et au pays.

Soixante ans après ce crime, il faut que les autorités françaises reconnaissent les faits et qu’elles ouvrent les archives. Les auteurs de l’Histoire politique des Services secrets français de la Seconde guerre mondiale à nos jours (La Découverte), Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer, écrivent qu’un membre de la famille du directeur du SDECE de l’époque, Pierre Boursicot (nommé préfet hors cadre, puis président du conseil d’administration des Aéroports de Paris, de 1960 à sa retraite en 1964, et mort à Paris en 1986), leur a déclaré qu’il n’avait pas gardé d’archives concernant le SDECE. Mais là n’est pas la question : des archives officielles de l’époque conservent forcément des traces de cet événement et de la chaîne de décision. Soixante ans plus tard, la France doit reconnaître les faits, que le président du Conseil et le résident général de France à l’époque ont été les responsables d’un meurtre qui a nuit gravement à l’avenir national de la Tunisie en la privant d’un leader qui aurait pu jouer un rôle important dans son histoire. La lettre du 6 décembre 1952 du président de la République Vincent Auriol au président du Conseil Antoine Pinay doit être rendue publique. On doit déclassifier les archives concernant cet assassinat qui fait partie de l’histoire des deux pays. Et les plus hautes autorités françaises doivent reconnaître le tort qui a été fait par la France à l’UGTT et au pays.

Gilles Manceron

  1. Voir 5259.
  2. Antoine Méléro, La Main rouge, l’armée secrète de la République, préface de Jacques Derogy, éditions du Rocher, 1997. L’auteur s’y met en scène sous le pseudonyme de « Jean-Pierre ».
  3. Georgette Elgey, Histoire de la IVe République (1951-1954). La République des Contradictions, Fayard, 1968, édition augmentée 1993, p. 431-432.
  4. Charles-André Julien, Et la Tunisie devint indépendante… (1951-1957), éd. Jeune Afrique, 1985, p. 89.
  5. Vincent Auriol, Mon septennat 1947-1954, Notes de journal présentées par Pierre Nora et Jacques Ozouf, coll. Témoins/Gallimard, Gallimard, 1970, p. 481.
  6. Vincent Auriol, Journal du septennat, 1947-1954, 7 tomes, Armand Colin, 1970-1971, tome VI, p. 776-777.
  7. Vincent Auriol, Mon septennat…, op. cit., p. 483.
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