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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Armelle Mabon : “Thiaroye, un passé à reconstituer”

Il y a 68 ans, le 1er décembre 1944, l'armée française a commis un massacre sanglant dans la caserne de Thiaroye (Sénégal). Plusieurs dizaines de « soldats africains qui s'étaient pourtant battus pour la France», selon les mots récents de François Hollande1, furent tués. Combien de ces tirailleurs trouvèrent la mort ce jour-là ? Et pourquoi ? L'historienne Armelle Mabon, auteure de Prisonniers de guerre « indigènes ». Visages oubliés de la France occupée, a fouillé les archives2.

Thiaroye, un passé à reconstituer

Travaillant depuis plusieurs années sur les prisonniers de guerre « indigènes » de la Seconde Guerre mondiale internés en France, et non en Allemagne, je m’intéresse forcément à Thiaroye, sortie de guerre problématique comme l’a rappelé le Président de la République lors de son discours à Dakar, le 12 octobre 2012 : « La part d’ombre de notre histoire, c’est aussi la répression sanglante qui en 1944 au camp de Thiaroye provoqua la mort de 35 soldats africains qui s’étaient pourtant battus pour la France. J’ai donc décidé de donner au Sénégal toutes les archives dont la France dispose sur ce drame afin qu’elles puissent être exposées au musée du mémorial ».

Les combattants coloniaux faits prisonniers par les Allemands en juin 1940 subirent quatre longues années de captivité. À la Libération, ils sont regroupés dans des centres de transition avant le retour dans leur terre natale. Le 3 novembre 1944, à Morlaix, 2 000 tirailleurs sénégalais doivent embarquer pour le Sénégal mais 300 d’entre eux refusent de monter à bord du Circassia tant qu’ils n’ont pas perçu leur rappel de solde et sont envoyés à Trévé, dans les Côtes d’Armor, où ils seront gardés par des gendarmes et des FFI, provoquant un grand désarroi – d’autant qu’ils ont été nombreux à rejoindre les rangs des FFI. À l’escale de Casablanca, 400 hommes refusent de poursuivre le voyage et c’est donc 1280 tirailleurs sénégalais qui débarquent à Dakar le 21 novembre 1944 pour être immédiatement transportés à la caserne de Thiaroye. Les autorités militaires veulent les ventiler rapidement vers leurs territoires mais les anciens prisonniers de guerre refusent de partir tant qu’ils ne percevront pas leur rappel de solde, comme cela leur avait été promis avant l’embarquement à Morlaix. Considérant le détachement en état de rébellion, le général Dagnan, avec l’accord du général de Boisboissel, a alors décidé de faire une démonstration de force le 1er décembre 1944. Jusqu’à aujourd’hui, la responsabilité de cet événement tragique incombe essentiellement aux anciens prisonniers de guerre qui ont enfreint la discipline militaire.

C’est en 2000 que j’ai commencé à fouiller les archives sur Thiaroye, au Centre des archives d’outre-mer (CAOM), au Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) devenu Service Historique de la Défense (SHD) et au Sénégal. Très vite, j’ai repéré et signalé dans des publications un problème dans les archives en France : les rapports officiels mentionnent un télégramme émis par la Direction des Troupes coloniales avant la mutinerie, mais introuvable dans les fonds d’archives. Un document aussi important ne pouvait pas disparaître sans raison. Cette interrogation m’a amenée à regarder autrement ces archives pour déceler ce qui pouvait éventuellement manquer. L’historien, pour pouvoir interpréter et donner une dimension éthique à la mémoire réparatrice d’oublis, a besoin de documents fiables. Outre ce télégramme daté du 18 novembre 1944, il m’a été impossible de retrouver les textes officiels qui précisent les mesures administratives concernant les anciens prisonniers coloniaux internés dans des frontstalags : circulaires n° 2080 du 21 octobre 1944, n° 3612 du 4 novembre 1944, n° 6350 du 4 décembre 1944, n° 7820 du 16 décembre 1944. La lecture de différents rapports m’a permis cependant de reconstituer le contenu de ces textes officiels. L’absence de ces documents dans les archives ne relève pas du hasard, d’une perte malencontreuse ou d’un mauvais classement. Nous sommes confrontés à une volonté de les soustraire à tout regard et cela depuis près de 70 ans. La circulaire de la direction des Troupes coloniales n° 2080 du 21 octobre 1944 – soit un mois avant l’arrivée des soldats africains à Dakar – est particulièrement importante car elle précise que la solde de captivité des anciens prisonniers de guerre « indigènes » doit être entièrement liquidée, un quart du paiement devant intervenir en métropole et les trois quarts au débarquement, afin d’éviter les vols durant la traversée.

Connaissant leurs droits, ces soldats ont exigé le paiement de ce rappel de solde à Thiaroye, mais cette réclamation majeure qui a cristallisé leur colère ne figure pas dans les rapports officiels où sont mentionnés, outre l’échange des francs en francs CFA et la possibilité de récupérer les sommes déposées sur les livrets d’épargne dans les frontstalags, le paiement de l’indemnité de combat de 500 francs, une prime de démobilisation, une prime de maintien sous les drapeaux. Les rapports s’attachent à prouver que la propagande nationaliste allemande, le contact avec les femmes blanches et avec la résistance, dont les tirailleurs « n’étaient pas moralement, intellectuellement et socialement capables de comprendre la grandeur, la beauté et la nécessité de ce mouvement […] » sont les causes de la rébellion.

Les officiers stationnés à Dakar, qui devaient aussi répondre de leur positionnement durant le conflit mondial, n’ont pas appliqué la réglementation, ce qui est contraire au principe de neutralité attendue dans l’Armée et qui peut constituer un abus de pouvoir et un refus d’obéissance aux ordres de la direction des Troupes coloniales. Si la difficulté d’application des textes était consécutive à l’absence ou l’insuffisance de liquidités, cet argument aurait été mentionné dans tous les rapports.

Le discours de François Hollande a ranimé chez moi le désir de consulter à nouveau les archives et notamment le rapport du général Dagnan, que j’avais partiellement recopié il y a plusieurs années. Le carton étant en mouvement interne au SHD et donc indisponible à la consultation, c’est le 13 novembre 2012 que j’ai pu récupérer l’intégralité du rapport grâce aux photos prises par un chercheur. Cette relecture de documents d’archive était revêtue d’une acuité particulière, une sorte d’urgence à trouver ce qui ne me permettait pas encore de définir ce fait historique qui a tant de mal à être nommé : massacre, tragédie, incident, carnage, drame, tuerie, mutinerie, rébellion… Je pressentais que ces hommes injustement oubliés et condamnés allaient enfin avoir droit à l’Histoire.

Le bilan officiel rappelé par François Hollande est de 35 tués. Dans son rapport du 5 décembre 1944, page 9, le général Dagnan indique : « 24 tués et 46 blessés transportés à l’hôpital et décédés par la suite » ce qui fait 70 morts. Le chiffre de 35 morts et 35 blessés repris jusqu’à ce jour comme le bilan officiel a été donné par le général de Périer dans son rapport du 6 février 1945. Ainsi, en deux mois, le bilan est passé de 70 morts à 35 morts, soit une dissimulation toujours présente de la moitié des décès, au moins.

Je souscris à la volonté du Président de la République de donner les archives au Sénégal mais pour que ce geste fort ait du sens et permette une réconciliation après tant de malentendus et de mensonges, il faut impérativement :

– restituer tous les documents officiels dans les archives ;
– donner le bilan sincère du nombre de morts ;
– révéler le lieu de leur sépulture ;
– reconnaître la spoliation du rappel de solde et la responsabilité de l’Armée ;
– nommer ces hommes qui ont été tués ;
– amnistier ceux qui ont été condamnés, la grâce ne suffisant pas ;
– réhabiliter ces tirailleurs en leur rendant un hommage solennel.

Alors peut-être que cessera aussi la rumeur qui réécrit cette histoire si peu connue, comme quoi, à Thiaroye, ces hommes possédaient des marks et revenaient d’Allemagne. Ces prisonniers de guerre revenaient de métropole, s’étaient battus pour la France, avaient participé à la résistance, avaient eu des contacts avec la population locale le plus souvent solidaire et avaient été gardés par des cadres français, notamment des officiers des troupes coloniales, selon l’accord passé entre le gouvernement de Vichy et l’Allemagne.

Les archives finissent par nous prouver que l’oubli, les silences complices, les dissimulations ne se décrètent pas et ne sont pas définitifs.

Armelle Mabon

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