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Analyser le mouvement nationaliste algérien avec lucidité

Nedjib Sidi Moussa fait partie de la nouvelle génération des chercheurs qui font progresser la connaissance de l'histoire de l'Algérie contemporaine, il est spécialiste en particulier des messalistes et du MNA pendant la guerre d'indépendance nationale. Sa thèse sur le mouvement messaliste, à paraître au second semestre 2018, ne cherche ni à le réhabiliter, ni à le stigmatiser. Dans cet entretien réalisé par Imad Boubekri et publié par Reporters, le 2 novembre 2017, que nous publions avec son accord, il examine sans idéalisation ni dévalorisation les différents courants du mouvement national algérien dans sa lutte pour l'indépendance.

L’histoire de la guerre de libération nationale est méconnue dans sa partie relative aux affrontements et aux divergences entre le FLN et les messalistes. Pouvez-vous nous apporter quelques éclaircissements sur l’affaire Bellounis qui était connu comme le chef des maquis messalistes ?

Nedjib Sidi Moussa1 : D’une manière générale, je comprends que l’on s’intéresse au rôle des messalistes lors de la phase armée de la révolution anticoloniale, puisque c’est souvent ce qui fait polémique, même si je tiens à indiquer que mon travail universitaire a porté sur les trajectoires des dirigeants messalistes avant, pendant et après cette séquence historique. Dans certains discours, par exemple, on semble reprocher aux messalistes de s’être opposés à la lutte armée. C’est déjà une première idée erronée, puisque les partisans de Messali Hadj, cadres comme militants, n’ont pas été hostiles à ce mode opératoire pour accéder à l’indépendance, et cela avant même le 1er novembre 1954. Je pense qu’il faut écarter cette idée d’emblée, d’autant que les participants au congrès extraordinaire du MTLD tenu à Hornu, en juillet 1954, s’orientaient résolument vers cette perspective. Il faut souligner, en outre, qu’il y a eu l’organisation des premiers maquis par les messalistes avant même l’affrontement physique entre le FLN et le MNA. Concernant la problématique de la confrontation meurtrière entre les deux tendances héritées pour l’essentiel du PPA-MTLD, et plus précisément ce que l’on a nommé « l’affaire Bellounis », il s’agit là du cas qui est le plus souvent mis en avant pour tenter de discréditer ou stigmatiser le mouvement messaliste dans son ensemble. A mon avis, il faut d’abord s’intéresser au parcours politique de Mohammed Bellounis et comprendre les circonstances particulières ayant amené ce dirigeant nationaliste à conclure un accord avec l’armée française entre1957 et 1958. Cet épisode très bref, qui n’a duré que quelques mois, s’inscrit dans la continuité des affrontements violents entre les groupes frontistes et messalistes dans la compétition pour la représentation du peuple algérien. C’est d’ailleurs après le sinistre massacre de Melouza-Beni Illmane que le pacte a été annoncé. Sans doute faut-il rappeler que ce rapprochement n’a pas été accepté par les ultra-colonialistes qui ne pouvaient reconnaître l’existence d’une armée nationale du peuple algérien (ANPA), puisque tel était le nom du maquis Bellounis, ou voir flotter le drapeau vert-blanc-rouge dans son quartier général.

Mais Bellounis était sous les ordres de Messali, président du MNA ?

C’est beaucoup plus compliqué que cela. De fait, il y a eu autonomisation de la part de Bellounis comme beaucoup d’autres chefs de maquis qui, pris dans la logique de guerre, ont été amenés à prendre leurs distances par rapport aux dirigeants politiques. Après tout, pourquoi certains dirigeants de la révolution ont cru bon devoir rappeler le principe de la primauté du politique sur le militaire ? Comme pour d’autres guérillas, insurrections ou luttes armées, ce problème s’est posé au sein du mouvement messaliste. Et puisque l’on ne connait finalement que très peu de choses sur l’histoire de ce courant, alors on se focalise surtout sur les épisodes les plus spectaculaires ou dramatiques. Je rappelle que très peu de textes ont été spécifiquement consacrés à cette affaire, à part le témoignage subjectif de Chems Ed Dine, L’Affaire Bellounis (La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1998), l’article documenté de Charles-Robert Ageron Une troisième force combattante pendant la guerre d’Algérie (Revue française d’histoire d’outre-mer, 1998), le livre orienté de Jacques Valette, La guerre d’Algérie des messalistes (Paris, L’Harmattan, 2001) ou encore l’enquête mesurée de Philippe Gaillard, L’Alliance (Paris, L’Harmattan, 2009). Les témoignages et les éléments que j’ai pu recueillir indiquaient, très clairement, une prise de distance entre Bellounis et Messali. A ceci s’ajoute que le pacte de Bellounis avec l’armée française n’a pas été avalisé par Messali qui a vraisemblablement cherché à en saisir les tenants et les aboutissants, d’autant que Bellounis a publiquement renié son appartenance au MNA. J’ajoute aussi qu’il y avait très certainement une volonté de jouer un double jeu de la part de Bellounis, gagner du temps, sauver son maquis, se procurer des armes et essayer de peser dans les négociations à venir, à défaut de pouvoir mener la bataille sur deux fronts à la fois d’autant que les rapprochements avec les maquis frontistes étaient très coûteux, voire impossibles pour les maquisards messalistes. Enfin, entre la base de l’ANPA et son sommet, il existait de sérieuses dissensions, qui se sont parfois soldées par des purges internes, entre les militants politiques désireux de sortir au plus vite de cette impasse et des officiers militaires comme Si Larbi le Kabyle promouvant l’existence d’une « armée régulière apolitique ».

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Il y a en Algérie une tendance à ne pas prendre en considération les écrits de certains historiens algériens puisqu’on les considère d’abord comme des militants. Le fait d’être militant d’un courant politique et acteur de la révolution de Novembre peut-il, selon vous, empêcher un historien de traiter les questions liées à l’histoire avec objectivité ?

Les chercheurs ne sont pas coupés des enjeux qui traversent les sociétés dans lesquelles ils évoluent. C’est pourquoi il est tout à fait légitime d’avoir plusieurs casquettes à condition toutefois de ne pas confondre les registres. A l’époque du parti unique, quand l’écriture de l’histoire de la révolution était verrouillée en Algérie, les premiers chercheurs qui travaillaient sur le mouvement national avec courage et lucidité, comme Mohammed Harbi, étaient également des militants politiques. En effet, il n’était pas neutre de travailler sur l’origine de la révolution algérienne et sur le devenir de l’Etat algérien. C’était une question certes historique, mais aussi très politique, puisque cela permettait de remettre en cause un discours et une idéologie marqués par leur monolithisme. Cela étant dit, peut-on critiquer la qualité intellectuelle des textes de Harbi en raison de ses engagements pour la démocratie, le socialisme et la laïcité ? Bien évidemment que non. Cela ressemblerait plutôt à un procès politique qui se cacherait derrière des prétextes scientifiques. Les travaux de Mohammed Harbi, notamment à travers les revues Sou’al et Naqd pour ne citer que ceux-là, sont remarquables. En ce qui me concerne, j’ai beaucoup de respect pour sa démarche à laquelle je me réfère dans mon activité scientifique. Il s’agit selon moi de formuler une pensée exigeante pour l’Algérie — et au-delà — afin d’éclairer les enjeux passés et présents. Mais il faut pouvoir le faire aussi en critiquant les dogmes et les tabous.

En ce 63e anniversaire du déclenchement de la guerre de Libération nationale, quels sont à votre avis les facteurs politiques, géopolitiques et économiques qui l’ont transformé en évènement historique planétaire ?

Effectivement, c’est un évènement qui a eu un écho international. Mais si on le replace d’abord dans un contexte strictement national, le 1er-Novembre 1954 répond surtout à une crise. Il fait certes suite au blocage du système colonial qui a empêché les indépendantistes de s’exprimer au plan strictement politique, notamment par le trucage des élections, la répression, les assassinats, les massacres, etc. Mais le 1er novembre 1954 est aussi une réponse à la scission du PPA-MTLD entre les messalistes et les centralistes. S’en est suivi l’émergence d’un troisième groupe, le CRUA, qui a voulu résoudre la crise entre les deux tendances du PPA-MTLD en déclenchant la lutte armée. Quant au contexte international, nos voisins marocains et tunisiens avaient déjà initié des actions violentes pour accéder à leur indépendance, tandis que le colonialisme français avait été mis en échec en 1954 lors de la bataille de Diên Biên Phu. Le contexte international paraissait donc favorable pour lancer la lutte armée en Algérie. Il y avait un large consensus autour de ce principe, mais des divergences existaient quant à sa mise en œuvre effective.

Justement, ce consensus sur le principe de la lutte armée ne s’est pas traduit sur le terrain par une unité d’action et de mouvement. Par la suite, le FLN lui-même a connu des luttes de pouvoir internes qui n’ont rien à voir avec des divergences politiques ou idéologiques. A votre avis ces tensions qui naissent à chaque moment d’enjeu de pouvoir sont-elles une exception du mouvement nationaliste algérien ?

Non. Ce n’est pas propre au Mouvement nationaliste algérien. Les divergences d’ordre stratégique et tactique sont assez courantes dans les mouvements révolutionnaires à travers le monde. D’ailleurs, on pourrait également discuter des termes utilisés pour désigner ce qui s’est passé entre 1954 et 1962. S’agit-il d’une révolution, d’une guerre (de Libération) ou d’un djihad ? Sachant qu’il n’existe pas de consensus entre les chercheurs et que des courants distincts utilisent ces termes pour labelliser et étiqueter cette séquence historique pour avaliser leur propre grille de lecture. Si l’on s’intéresse par exemple à la révolution russe de 1917 dont on commémore le centenaire, on constate qu’entre les différents protagonistes, à commencer par les révolutionnaires eux-mêmes, il n’y avait pas forcément d’accord sur la marche à suivre et que cela s’est traduit par des mesures répressives contre les dissidents. Pour sa part, le mouvement national algérien n’a pas échappé aux crises, aux tensions qui se sont parfois soldées par des mesures dramatiques : calomnies, internements, assassinats, exils, etc.

Puisque vous évoquez la question du consensus dans le Mouvement national… comment les mêmes dirigeants de la révolution algérienne ont peu cristallisé ce consensus autour de la lutte armée et de l’indépendance de l’Algérie, alors qu’ils l’ont vite rompu quelques jours après le cessez-le-feu en 1962 ?

C’est une question délicate. La cristallisation de ce consensus, à mon avis, procède d’un long travail de politisation, de formation, d’éducation et d’organisation qui remonte au moins à la création de l’Etoile nord-africaine (ENA). Une nouvelle dynamique politique a été engendrée par la création de l’ENA dans l’émigration ouvrière avant son implantation en Algérie, sans oublier les autres courants ou organisations.1954 ne tombe donc pas du ciel. Il a fallu expérimenter les élections malgré les trucages, essayer de s’organiser dans des partis malgré les atteintes aux libertés démocratiques, créer des syndicats de travailleurs, des associations culturelles, etc. Tout ce travail d’éducation, mais aussi la compétition entre les différentes tendances ont contribué à l’émergence d’une forme de consensus entre les forces anticolonialistes. Il faut aussi comprendre que la question de la démocratie fait figure de parent pauvre dans l’histoire du mouvement national. C’est pourquoi il convient d’analyser le mouvement nationaliste avec lucidité. Quand on s’intéresse à la prise des décisions au sein du PPA-MTLD, on ne peut s’empêcher de constater l’existence de pratiques anti-démocratiques, voire autoritaires, ce qui s’est traduit parfois par des actes de violence ou des exclusions. Mais si des tendances autoritaires existaient bel est bien à l’intérieur de ce courant, ce dernier exprimait néanmoins les aspirations profondes — pour ne pas dire démocratiques — des Algériens colonisés, c’est-à-dire la volonté de rompre radicalement avec l’ordre colonial, sans préjuger de la suite. C’est l’une des caractéristiques du mouvement nationaliste qui explique les crises de 1954, 1962, l’éclatement du consensus, les affrontements entre les dirigeants historiques de la révolution, etc. Et cela parce que les différentes sensibilités du Mouvement national, à savoir les tendances socialisantes, libérales ou islamisantes, toutes empreintes d’un certain populisme, n’ont pas trouvé le cadre pour exprimer pacifiquement leurs divergences.

Le Congrès de la Soummam n’a-t-il pas apporté une solution à ces divergences d’autant plus qu’il a proclamé la construction d’un Etat démocratique comme la déclaration du 1er-Novembre d’ailleurs ?

Vous parlez de textes érigés en symboles fondateurs de la République algérienne démocratique et populaire et qui sont cités autant par les partis de gouvernement que les formations de l’opposition. Sur ces textes, à mon avis, il faut rappeler le paradoxe que j’ai évoqué précédemment. Ils expriment sans doute une aspiration démocratique, mais ils renvoient à des pratiques qui ne répondent pas forcément à ce principe. Il ne serait pas utile, dans le cadre de cet entretien, de revenir sur les conditions de rédaction et d’adoption des documents cités pour chercher à leur dénier une quelconque légitimité. D’autant que je n’ignore pas les polémiques aussi vives que stériles dans lesquelles je ne cherche surtout pas à m’inscrire. Cependant, on ne peut guère soutenir qu’il suffit d’un document ou deux pour régler la question des institutions, de la culture, de l’exploitation, etc. Même une proclamation très juste et très correcte sur le plan théorique risque de trouver des difficultés à être saisie par de larges secteurs de la population si elle ne procède pas d’une forme de délibération la plus large possible. Évidemment, il faut revenir au contexte de répression massive de la part du système colonial qui a rendu quasiment impossible toute discussion libre. Parmi les différences notables qui ont pu exister entre le FLN et le MNA, il y avait notamment le fait que certains dirigeants du FLN pensaient qu’ils représentaient à eux seuls les aspirations réelles du peuple algérien et que leur organisation ne pouvait être que son représentant exclusif. Du côté du MNA, s’il est indéniable que certains dirigeants messalistes étaient convaincus de leur légitimité et de leur position d’avant-garde — du moins dans les premiers temps de la lutte armée où l’heure était à l’intransigeance —, ils n’en ont pas moins conservé le vieux mot d’ordre du mouvement nationaliste révolutionnaire, à savoir celui de l’Assemblée constituante souveraine, ce qui constituait une perspective différente sur le plan politique.

Mais après l’indépendance, il y a eu la convocation d’une Assemblée constituante. Le FLN, par cette convocation, est-il revenu à la source du Mouvement national ?

Encore faut-il savoir de quelle Assemblée il s’agissait. La Constituante peut former un mot d’ordre extrêmement radical, tout comme il peut être vidé de son contenu en fonction des circonstances. A partir du moment où l’on s’oriente vers un régime de parti unique, dans un contexte marqué par la crise de l’été 1962 sur laquelle a travaillé Amar Mohand-Amer, il devient plus compliqué d’associer l’Assemblée que vous évoquez à la mise en place d’une démocratie, sans forcément adhérer à sa forme représentative. Cette situation a conduit à une forme nouvelle de domination, puisque l’on est progressivement passé d’une domination coloniale à un régime postcolonial, mais autoritaire même si les deux situations sont très différentes. Cependant, je ne pense pas que le FLN qui s’est, d’une certaine manière, constitué en rupture avec le Mouvement national en 1954, soit revenu aux sources de ce courant en 1962.

Les tensions, puis les luttes intestines qui ont marqué le Mouvement national et la lutte de libération, notamment après le Congrès de la Soummam, sont-elles une caractéristique de ce Mouvement historique et de ses dirigeants ? Ou s’agit-il uniquement de compétitions ordinaires que peut rencontrer un Mouvement révolutionnaire à l’intérieur de ses structures ?

Il faut voir l’histoire algérienne avec lucidité sans idéalisation ni dévalorisation. Quand on est chercheur, il faut parfois analyser son objet d’une manière très froide tout en sachant qu’il s’agit d’une histoire très chaude pour les Algériens, sans oublier tous les autres protagonistes de ce conflit. De fait, l’histoire du mouvement national indépendantiste algérien est traversée par des séquences exprimant des tendances anti-démocratiques, voire autoritaires. Des dirigeants se sont aussi distingués par la recherche de pouvoir, ce qui n’est pas non plus propre à l’Algérie. Pour ce qui est du congrès de la Soummam, comme pour les autres réunions importantes de la marche vers l’indépendance, il faut vraiment s’intéresser aux modalités de prise de décision et aux conjonctures. Ainsi, un dirigeant peut être influent en novembre 1954 ou en août 1956, avant d’être marginalisé du fait de la répression coloniale et de l’évolution du rapport de forces chez les nationalistes. Il y a aussi un autre élément important à retenir. C’est la question de la militarisation de la révolution algérienne. A partir du moment où l’on rentre dans un cycle d’attentats et de répression, les dirigeants politiques qui ont été formés dans le cadre du PPA-MTLD, même s’ils étaient favorables à la lutte armée, ont été progressivement marginalisés. Des professionnels de la politique, anciens élus ou permanents, ont été écartés par le processus de militarisation. Puisque quand les armes parlent, les civils ont du mal à s’exprimer à travers leur propre langage. Ce processus a pesé lourdement dans les rapports de forces internes au FLN dont tous les dirigeants ne pouvaient concevoir que la lutte armée allait durer aussi longtemps. Cette militarisation de la révolution a conduit à l’élimination de nombreux cadres politiques, d’abord à cause de la répression coloniale, ainsi qu’à la marginalisation de militants qui ont été formés au sein du mouvement national ou du mouvement ouvrier, et qui auraient pu faire bénéficier de leurs compétences politiques. L’autre aspect, c’est celui la question des liquidations physiques à travers les affrontements ou les règlements de compte entre le FLN et le MNA, mais également au sein du FLN, voire du MNA. Il y a eu dans ce cadre la liquidation d’un capital politique qui a été extrêmement préjudiciable par la suite et qui a pesé sur la voie autoritaire qu’a pu prendre la révolution algérienne. Sans compter l’arrivée à des postes de décision de personnes qui n’avaient pas forcément d’expérience politique avant 1954 — ou une expérience qui était plutôt réduite — ainsi que ceux qui avaient surtout connu la clandestinité. Ces derniers ont par conséquent développé un rapport distant et méfiant par rapport au politique, au bénéfice de l’action armée. Là encore, il ne s’agit pas d’idéaliser le politique tel qu’il a pu se pratiquer avant 1954. Mais il y a énormément de facteurs à prendre en considération pour comprendre la pente autoritaire que va prendre la révolution algérienne. Sachant que ce ne fut pas inéluctable. Il y a eu cependant des conjonctures qui ont favorisé cela. Mais, avant le 1er novembre 1954, personne ne pouvait prédire dans le détail les formes qu’allait prendre la révolution algérienne.

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Le contenu du Congrès de la Soummam avec les différentes tendances politiques qui ont rejoint le FLN n’a-t-il pas pour objectif de démocratiser le fonctionnement des structures de la révolution ?

Là-dessus également, je reste extrêmement précautionneux. Par principe, je m’abstiens d’exprimer des jugements de valeur sur cette séquence historique en tant que chercheur. De la même manière, je ne cherche ni à diaboliser les organisateurs de ce congrès ni à les héroïser. C’est la démarche qui fut la mienne lorsque j’ai travaillé sur le mouvement messaliste que je n’ai jamais cherché à réhabiliter ou à stigmatiser. Sur le congrès de la Soummam, on peut dire beaucoup de choses sur les modalités de son organisation, sur sa représentativité, sur les tendances qui s’y sont exprimées, sur les acteurs présents, etc. Mais cet événement, pour faire le lien avec le sujet sur lequel j’ai travaillé, s’inscrivait résolument dans la complétion violente entre le FLN qui se structurait et le MNA qui se disloquait sans encore disparaître. C’est sans doute pourquoi Abane Ramdane voulait « abattre » des dirigeants messalistes comme on peut le lire dans l’ouvrage de Mabrouk Belhocine, Le courrier Alger-Le Caire (Alger, Casbah éditions, 2000).

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Le MNA était-il, à cette époque, aussi influent dans la société algérienne pour que le FLN s’inscrive dans une compétition violente avec lui ?

Il était clairement en perte de vitesse, mais il existait encore en Algérie, sans même parler de l’émigration en France. Après le 1er novembre 1954, la répression coloniale s’est abattue sur les cadres messalistes qui étaient connus des autorités françaises comme Moulay Merbah, ce qui a contribué à l’affaiblir davantage après la scission du PPA-MTLD. S’en est suivi une période de confusion et de recherche d’alliance entre militants et dirigeants nationalistes avant qu’une décantation n’intervienne pour affirmer l’existence du FLN et du MNA. Les choses ne semblaient pourtant pas figées dans les premiers temps de la lutte armée. Le MNA était présent en Kabylie, dans l’Algérois, dans le Sud ainsi que dans l’émigration ouvrière où il y avait de réels bastions messalistes, y compris après 1962. La répression coloniale, le ralliement de nombreux messalistes au FLN ainsi que les dissensions au sein du MNA — en raison de divergences politiques ou de manipulations des services français — ont contribué à son recul progressif. On peut néanmoins affirmer que la liquidation par le FLN de cadres messalistes comme Embarek Filali, en 1957, a constitué un coup fatal pour le parti messaliste.

Y a-t-il eu des tentatives de discussion entre le MNA et le FLN entre autres ?

Évidemment. On revient trop souvent sur le conflit, le fratricide, les assassinats, etc. C’est-à-dire sur le volet militaire ou les attentats, puisque la violence fascine. Mais le politique n’est pas moins important. Tout au long de la révolution, il y a eu des tentatives de conciliation entre certains dirigeants du FLN et du MNA. J’ai moi-même recueilli des témoignages et des documents qui informent sur cette volonté constante de réconciliation pour arrêter les tueries entre nationalistes qui semblaient laisser de marbre certains anticolonialistes français, contrairement à d’autres. Il y a eu évidemment de part et d’autre des personnes qui poussaient à la confrontation, sans compter sur la volonté de certaines institutions visant au pourrissement de la situation afin d’exposer l’incapacité des différentes tendances nationalistes à coexister pacifiquement.

Les tentatives de discussion entre le FLN et le MNA étaient plutôt des prises de contact informelles sans décision formelle de la part des structures des deux organisations ?

Pour ce qui est du MNA sur lequel j’ai travaillé, des tentatives ont eu lieu à de multiples occasions. Elles ont été appuyées par des déclarations publiques de Messali Hadj et ont même fait l’objet de médiations de la part des autorités égyptiennes. Des décisions ont donc été prises par la direction du MNA afin d’arrêter les affrontements et de trouver un accord avec le FLN, mais pas à n’importe quel prix. Les messalistes ont par exemple refusé de dissoudre leur organisation au sein du FLN. Au-delà des sujets qui alimentent la polémique – et qui ne m’intéressent pas vraiment –, la question politique était plutôt de savoir s’il était possible de faire coexister différentes organisations indépendantistes dans cette conjoncture. Les messalistes pensaient que c’était le cas, les frontistes semblaient convaincus du contraire à cette époque. Mais certains dirigeants ont pu changer d’avis par la suite. Je pense par exemple à Ahmed Ben Bella, qui, après sa destitution et son exil, a regretté que la révolution algérienne n’ait pas réussi à faire ce que les Palestiniens ont tenté ; c’est-à-dire de faire exister une organisation similaire à l’OLP qui aurait regroupé les différents partis algériens. Mais il s’agit là d’un regret de l’opposant Ben Bella et non du dirigeant Ben Bella. Le recul personnel et l’expérience du pouvoir ont fait réfléchir d’anciens dirigeants du FLN qui furent nombreux à regretter publiquement ou en privé les affrontements avec le MNA et la disparition de militants valeureux.

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Que pensez-vous du débat sur l’histoire de l’Algérie ces dernières années. Y a-t-il une évolution dans ce sens qui pourra servir de leçon à la construction de l’Etat algérien moderne ?

Il est indéniable que les nombreuses publications de mémoire d’acteurs de la révolution ainsi que l’ouverture des archives – qui concerne davantage la rive Nord que la rive sud de la Méditerranée malheureusement – servent à mieux documenter des travaux de recherche et permettent de mieux comprendre cet épisode important de l’histoire algérienne, notamment le mouvement national dans sa pluralité — je pense au travail de Malika Rahal sur l’UDMA — et la révolution algérienne dans ses différentes dynamiques. En cela, je pense que c’est un progrès indéniable qui,dans le même temps, se heurte à des polémiques récurrentes qui sont souvent relayées à travers les médias et qui alimentent une forme de confusion. Ces tribunes et révélations qui ressemblent à des règlements de compte n’apportent rien à la compréhension du processus historique de libération nationale. Néanmoins, l’ouverture que connaît le pays en matière d’écriture de l’histoire est un fait établi et qui me semble irréversible malgré certaines résistances provenant des institutions se réclamant de la famille révolutionnaire. Maintenant, c’est au chercheur, au journaliste, au militant de faire le tri. D’autre part, concernant l’usage politique de cette histoire, je sais que pour tenter de débloquer les impasses du présent, il y a la volonté de faire un détour par le mouvement national, la révolution, en estimant qu’on va y trouver des clés d’explication voire des recettes toutes prêtes. On va se référer à telle ou telle figure du mouvement national qui aurait pensé la démocratie, le libéralisme ou le socialisme, selon les options que l’on préfère… A mon avis, cette démarche est périlleuse et compliquée. Il faut plutôt penser notre époque avec ses enjeux actuels qui n’ont pas tous été pensés et anticipés, loin de là. Nos aînés n’étaient pas des prophètes, mais des individus qui ont vécu leur époque, qui ont essayé de prendre des décisions dans des situations difficiles. Notre contexte actuel est extrêmement différent. Il faut penser notre époque dans sa complexité, face aux nouvelles hégémonies et aliénations, aux nouvelles formes de l’autoritarisme et aux lois du marché qui s’imposent dans le quotidien des Algériens. Mais cela ne doit pas nous empêcher de s’inspirer de notre histoire révolutionnaire, mais toujours d’une manière critique et non exclusive.

  1. Né en 1982 à Valenciennes et docteur en science politique de l’université Panthéon-Sorbonne, Nedjib Sidi Moussa a travaillé sur les trajectoires des dirigeants messalistes dans sa thèse soutenue en décembre 2013 à l’Université Paris-1, Devenirs messalistes (1925-2013). Sociologie historique d’une aristocratie révolutionnaire. Outre l’étude du mouvement indépendantiste algérien, ses travaux portent notamment sur l’opposition de gauche au régime du parti unique. Il a également écrit de la poésie, participé au projet Nous Autres (Alger, Chihab éditions, 2016 et 2017) et publié un essai politique La Fabrique du Musulman (Paris, éditions Libertalia, 2017).
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