Le film documentaire réalisé par Claire Billet et diffusé par Solent Production est accessible depuis le 13 mars 2025 sur le site internet de France Télévision. Comme notre site l’a annoncé dans son édition du 1er mars, il a été diffusé en Suisse le 9 mars 2025 par la RTS qui l’a rendu immédiatement accessible depuis la Suisse sur son site internet. Il devait être diffusé le dimanche 16 mars sur France 5 dans l’émission « La case de l’histoire » à 23h, mais France Télévision a annoncé qu’en raison d’un changement de programmation il a été déprogrammé et que sera annoncée sa nouvelle date de diffusion.
Comme l’avait signalé le 12 mars sur Mediapart le Blog de Histoire coloniale et postcoloniale, il a été projeté en avant-première à Paris, le 13 mars 2025, au cinéma Les Trois Luxembourg (75006) avec le soutien de l’Association Josette et Maurice Audin, de Histoire coloniale et postcoloniale et du Maghreb des films devant un public nombreux dans deux salles de ce cinéma, en présence de Claire Billet, Christophe Lafaye, du diffuseur Luc Martin-Goussier et des représentants de France Télévision.
Il révèle au grand public que, comme notre site l’avait publié en 2022 à la suite d’un dossier publié dans une revue, la France a utilisé des armes chimiques, interdites par le Protocole de Genève de 1925, dans sa guerre contre le FLN en Algérie de 1956 à 1962. Elle avait pourtant été la première des 135 nations à signer l’accord contre ces armes, abondamment utilisées pendant la Première guerre mondiale.
Ce film documentaire présente pour la première fois, en s’appuyant sur des témoignages d’Algériens et d’anciens combattants français et des archives publiques accessibles et des archives privées, l’étendue d’une véritable guerre chimique, dans ce qu’on a appelé la « guerre des grottes ». Les conséquences de l’usage des gaz toxiques sont encore perceptibles de nos jours par les populations algériennes.
Nous nous sommes entretenus avec Claire Billet, la réalisatrice, et Christophe Lafaye, l’historien dont les travaux ont permis de documenter cette histoire.
Cet entretien réalisé par Fabrice Riceputi a été publié sous une forme raccourcie par Mediapart le 13 mars 2025.
Histoire coloniale et postcoloniale
Histoire coloniale et postcoloniale : Quelle est l’origine de ce film documentaire ?
Claire Billet : Ce film a pu exister, d’une guerre à une autre. L’historien Christophe Lafaye et moi avons en commun l’expérience de l’Afghanistan. J’étais correspondante de presse durant six ans là-bas et je concentre depuis plus d’une décennie mon travail sur les conséquences des guerres et des conflits, la migration notamment, la place des injustices, la mémoire des conflits dans les familles. Ça faisait longtemps que je voulais travailler sur la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne. Et en 2020, j’ai spontanément appelé Christophe Lafaye. Il faisait des recherches inédites sur l’usage des armes chimiques par l’armée française durant la guerre d’Algérie. En particulier dans les grottes et lieux souterrains. Ça me semblait fou qu’un tel pan de notre histoire soit inconnu, soixante ans plus tard. Il était pour moi inacceptable que nous, tous, en tant que citoyens des deux côtés de la Méditerranée, ne connaissions pas notre propre histoire. C’est inacceptable pour moi que l’histoire ne soit pas écrite et pas dite. En existait-il des traces ? A l’ECPAD, le service des archives audiovisuelles de l’armée, les agents m’ont aidé dans mes recherches, ils étaient bienveillants mais démunis : quelques photos et quelques films existent, sans informations précises. Durant la guerre d’Algérie, tout ce qui touchait aux armes chimiques avait été gardé hors du champ des caméras militaires : les masques, les combinaisons, les munitions et les opérations chimiques n’ont pas été filmés.
En fouillant le net et les archives filmiques, j’ai réalisé qu’avant de réaliser Ascenseur pour l’échafaud, le cinéaste Louis Malle s’est rendu en Algérie pour un projet de fiction adapté du roman « La grotte » de Georges Buis, qui raconte une bataille souterraine. Dans les archives du cinéaste, conservées à la Cinémathèque Française, je n’ai retrouvé aucune bobine. Volker Schoendorff (réalisateur du Faussaire ndlr) était assistant du réalisateur à l’époque et il m’a transmis ses notes: ils ont filmé. Mais on ne sait pas où sont les bobines. Louis Malle n’a jamais fait son film sur la guerre et j’ignore s’il a su que des armes chimiques avaient été employées. Dans un de ses carnets de repérage, un nom de famille avait été griffonné : c’est celui d’un ancien combattant que l’historien Christophe Lafaye a rencontré, parmi de nombreux autres. Il témoigne dans le film aujourd’hui. En fouillant le net, un nouveau nom d’ancien combattant français est apparu car il avait édité un recueil à compte d’auteur où il évoquait l’usage d’armes chimiques. Il m’a dit qu’il n’avait jamais parlé de la guerre et que personne ne lui avait posé de question. Il est aussi dans le film.
Je voulais faire parler leurs mémoires. En France, nous sommes partis à la rencontre des derniers anciens combattants qui acceptaient de s’exprimer publiquement, avec l’aide de Christophe Lafaye. Ces hommes nous ont ouvert leurs archives réchappées de la censure. La revue XXI et Léna Mauger nous ont soutenu à l’époque, en publiant mon article, avec ma maison de production. Et France TV a acheté le film. Grâce aux maisons de production française et algérienne, Solent et Thala Films, nous avons pu organiser le tournage en Algérie. Nous sommes partis à la recherche des derniers témoins et victimes de cette guerre chimique. Nous nous sommes appuyés sur des localisations d’opérations de ce gaz toxique, le CN2D, celles que Christophe Lafaye a réussi à recenser, celles mentionnées par nos personnages et aussi sur des articles de la presse algérienne. Le périple aurait pu nous conduire dans toutes les régions montagneuses d’Algérie. Nous avons choisi de nous concentrer sur la Haute-Kabylie et les Aurès.
Pourquoi parler de ce sujet si tardivement, plus de 60 ans après la fin de la guerre d’indépendance algérienne ?
Christophe Lafaye : Cela fait maintenant plus de vingt ans que les historiennes et les historiens qui travaillent sur cette guerre coloniale en ont fait ressortir les violences spécifiques. Les chercheurs universitaires ont parlé de la torture, des massacres de populations, des viols, des exécutions sommaires, des disparitions, des déplacements de populations etc. Mais la guerre chimique est un sujet qui est passé relativement inaperçu. J’ai découvert ce sujet lors de la réalisation de ma thèse. Je travaillais sur l’armée française en Afghanistan, qui réutilisait des retours d’expériences d’Algérie pour son entrainement. En 2011, j’ai suivi la préparation opérationnelle de sapeurs spécialisés, qui mettaient en œuvre certaines techniques de combats souterrains développées en Algérie. Les moyens chimiques étaient absents car la France avait ratifié le traité d’interdiction des armes chimiques en 1993. Néanmoins, j’ai découvert l’existence des sections « armes spéciales » qui ont opéré de 1956 jusqu’à la fin de la guerre. Quatre ans plus tard, j’ai rencontré par hasard à Besançon Yves Cargnino, un ancien combattant d’une de ces sections qui, du fait de son service, a subi de graves dommages aux poumons. Nous avons réalisé des entretiens et il m’a présenté d’autres anciens combattants, dont certains témoignent dans ce documentaire. J’ai pris conscience de l’ampleur de l’emploi de ces sections armes spéciales en Algérie et surtout des spécificités du recours aux armes chimiques. Les premiers à avoir rompu le silence en France sont les anciens combattants qui ont publié des témoignages, le plus souvent à compte d’auteurs. Mais les historiens ne s’en sont pas saisi à l’époque. Ensuite, il faut savoir que les archives sur la guerre d’Algérie ont été ouvertes en 2012 avant d’être refermées en 2019, à la faveur de la crise sur l’interprétation de la réglementation du secret défense. En 2021, j’ai décidé que la guerre chimique en Algérie serait le sujet de mon mémoire d’habilitation à diriger les recherches. Il fallait lever le voile sur cette histoire et stimuler de nouvelles recherches en France et en Algérie.
Pourquoi la France a-t-elle mené cette guerre chimique et peut-on estimer le nombre de morts ?
Christophe Lafaye : En 1956, la France est confrontée à une montée en puissance de l’armée de libération nationale (ALN) et à un problème tactique : l’utilisation par les résistants des grottes et des souterrains, qui leur donne l’avantage en cas d’assaut. Pour le résoudre, l’état-major des armes spéciales expérimente le recours aux armes chimiques. Dans le film, nous détaillons toutes les étapes : depuis l’expérimentation à partir de 1956, à son autorisation politique par le gouvernement français, suivi du développement sauvage des unités de sections armes spéciales et de sa rationalisation en 1959 jusqu’à la fin de la guerre. L’objectif de ces unités était double. D’abord offensif : gazer avec du CN2D des grottes occupées afin de pousser les rebelles à en sortir. S’ils n’évacuaient pas, ils mouraient asphyxiés. Et préventif : contaminer régulièrement les grottes inoccupées pour rendre leur usage impossible. J’estime entre 5 000 et 10 000 le nombre de combattants algériens tués par armes chimiques. Par ailleurs, les Algériens ont un usage ancestral de ces grottes, elles ont toujours servi de lieu refuge. Il n’y avait donc pas que des combattants qui s’y dissimulaient, mais aussi des villageois. Comme ce fut le cas à Ghar Ouchetouh les 22 et 23 mars 1959, où 118 habitants ont été tués par intoxication. Par la suite, des membres de ces unités spéciales sont décédés des suites de l’usage de ce gaz. Yves Cargnino en témoigne avec force dans le documentaire : « on a tué par les gaz et ça me tue encore maintenant ».
Qui a pris la décision d’emploi de ces armes chimiques ?
Christophe Lafaye : Il y a une convergence de point de vue entre les hommes politiques de cette époque et le haut commandement militaire. A la demande de l’état-major de la 10e Région Militaire (RM), l’état-major du commandement des armes spéciales (CAS) est invité à fournir une étude pour déterminer comment ces armes peuvent répondre à un certain nombre de problèmes tactiques rencontrés par l’armée française sur le terrain. La demande est transmise au général Charles Ailleret, chef du CAS, afin qu’il puisse fournir des solutions pour neutraliser, entre autres, les grottes et caches souterraines utilisées par les indépendantistes algériens.
Une lettre retrouvée à Vincennes, indique que le ministère des Armées a voulu encadrer l’usage de ces armes chimiques : « Sur les propositions du Commandement des Armes Spéciales faites pour répondre à des demandes du Général commandant la 10e région militaire [le général Henri Lorillot], […], certains procédés chimiques pourront être employés au cours des opérations en Algérie ». Une arme chimique est une arme utilisant au moins un produit chimique toxique pour les êtres humains. Cette lettre autorise leur utilisation. « Ces procédés ne devront mettre en œuvre que des produits normalement utilisés dans les différents pays pour le maintien de l’ordre [souligné], c’est-à-dire limités à l’utilisation du bromacétate d’éthyle, de la chloracétophénone et de la diphénylaminochlorarsine ou de corps possédant des propriétés très voisines ». Le ministre conclut prudemment : « […] Ils ne devront être employés qu’à des concentrations telles qu’elles ne puissent entraîner aucune conséquence grave pour des individus soumis momentanément à leurs effets »[1]. Le général Lorillot accuse réception de cette lettre le 21 mai 1956 en reprenant mot pour mot son contenu de la décision ministérielle de Maurice Bourgès-Maunoury en y ajoutant cette précision : « Ces corps [chimiques] ne devraient être employés qu’à des doses qui ne soient pas susceptibles d’entraîner de conséquences physiologiques […], sauf si [les individus] s’obstinaient volontairement à y séjourner pendant de longs délais »[2]. Les essais en cours durant l’année 1956 ont sûrement dû déjà laisser transparaître la létalité des gaz.
Ces documents confirment les informations données par le colonel Olivier Lion : « Les « sections de grotte » utilisèrent des projectiles chargés de lacrymogènes (grenade lacrymogène modèle 1951, chargée de 80 grammes de CN2D ou de CND – mélange de chloracétophénone et d’adamsite – ou de la grenade lacrymogène modèle 1959, chargée de 80 grammes de CND ou de CB -appellation française du CS-), pour neutraliser les occupants de refuges souterrains »[3]. Devant la faible persistance des agents chimiques lacrymogènes classiques pour empêcher la réutilisation des grottes, le gaz CN2D est élaboré. Son utilité opérationnelle est due à son extrême agressivité pour mettre hors de combat les individus à l’intérieur des cavités mais aussi à sa persistance. De multiples vecteurs de diffusion (grenades, chandelles – dispositif pyrotechnique permettant de libérer 5 kg de CN2D sous forme gazeuse-, roquettes, bombes, etc.) sont mis au point.
Quels gaz ont été utilisés et quels étaient les effets ?
Christophe Lafaye : Les armes chimiques employées en Algérie n’ont rien de particulièrement innovantes. A la base du cocktail imaginé pour l’Algérie, des produits utilisés pour les opérations de maintien de l’ordre. Le CN2D est un composé de gaz CN (chloroacétophénone) et de DM (adamsite) dérivé de l’arsenic. Un troisième composé, le Kieselguhr – une terre siliceuse très fine- servait à transporter les particules de gaz très profondément dans l’organisme. C’est la combinaison de ces trois éléments fortement dosés qui aboutit à la création d’un gaz qui peut rapidement s’avérer mortel en milieu clos en provoquant une asphyxie ou des œdèmes pulmonaires. Pourtant, pris individuellement, ces deux gaz étaient à l’époque utilisés pour les opérations de maintien de l’ordre. Certaines archivent laissent aussi apparaître la possible utilisation d’autres gaz toxiques. Mais en l’état actuel des sources accessibles en France et en Algérie, il est difficile de confirmer ces soupçons.
Qui utilisait ces gaz toxiques en opérations ?
Christophe Lafaye : A la fin de l’année 1956, la France décide de constituer des unités spécialisées. Il y a d’abord la création de la batterie armes spéciales (BAS) du 411e Régiment d’artillerie antiaérienne (RAA) le 1er décembre 1956. Les effectifs étaient composés d’engagés et d’une grande majorité d’appelés du contingent de la 7e région militaire (dont la Bourgogne Franche-Comté). Ils se formaient au 610e groupe d’instruction et d’expérimentation des armes spéciales à Bourges. Entre 1957 et 1959, 119 équipes de grottes ont été mises sur pieds et entrainées par la BAS pour mener cette guerre chimique. A partir de la mi-1959, ces moyens furent rationalisés lors du redécoupage des zones d’opérations en Algérie à la faveur du plan Challe. Dorénavant, chaque zone devait disposer d’une section armes spéciales parfaitement entrainée et équipée. Elle devait à la fois mener les actions offensives contre l’armée de libération nationale et le traitement régulier des grottes pour empêcher leur réutilisation. Beaucoup de combattants se sont tus à leur retour en France, ce qui explique la méconnaissance de cette guerre chimique et sa reconnaissance tardive.
Qui sont les victimes de ces gaz de toxiques ?
Christophe Lafaye : Les Algériens et les Français ont été victimes de ces gaz toxiques. C’est toute l’horreur de cette guerre chimique. Dans la guerre, il y a la théorie et la pratique. En théorie, la doctrine de combat souterrain de l’armée française éditée en 1959, recommandait aux soldats de faire une reconnaissance de grotte, d’aller au contact, négocier une éventuelle reddition et si cela n’était pas possible d’employer les armes chimiques pour les contraindre à sortir. Dans la pratique, face au danger de mort, les choses se passaient de manières différentes. Dès qu’il y avait un soupçon la section armes spéciales pouvait envoyer dans le trou tout ce qu’elle avait en munitions chimiques pour être sûre du résultat. Tout dépendait, en fait, du commandement. Dans ces conditions, les gaz ont fait des victimes chez les indépendantistes algériens mais aussi dans les populations civiles retranchées dans les grottes. Terrorisés par l’approche des troupes, les habitants des villages se déplaçaient vers les grottes refuges. C’est ainsi que des crimes de guerre ont été commis. Une dimension supplémentaire du drame est que ces grottes servaient aussi de lieux de détention pour les militaires français prisonniers du FLN. Un peu moins de 700 militaires français sont encore portés disparus en Algérie. Ils ont pu être des victimes collatérales de ces opérations. Enfin, les soldats des sections armes spéciales exposés à ces gaz ont pour certains développé des pathologies pulmonaires, des cancers de l’estomac, des leucémies, des cancers de la peau… Difficile toutefois, de lier systématiquement ces maladies à l’utilisation des gaz alors même que leur utilisation en Algérie était gardée secrète. Une décision du tribunal des pensions de Besançon en 2018 a reconnu que les atteintes pulmonaires d’Yves Cargnino étaient imputables aux effets du gaz CN2D en Algérie. Pour les anciens combattants français, une brèche était ouverte pour faire reconnaître leurs préjudices. Mais combien sont encore vivants pour en profiter ? En Algérie, certaines grottes demeurent encore inaccessibles. Pour y voir plus clair, il faudrait terminer d’ouvrir toutes les archives militaires en France et confronter ces sources avec des enquêtes de terrain en Algérie.
Des archives sont-elles encore inaccessibles en France ?
Christophe Lafaye : Les archives du service historique de la défense ont été assez largement ouvertes entre 2012 et 2019. Soudain, au mois de décembre 2019, gros cataclysme, les archives contemporaines du ministère de la Défense ont été fermées à cause d’un conflit juridique entre deux textes. La loi de 2008 sur les archives déclassifiait au bout de cinquante ans les archives de secret défense mais le ministère des Armées opposait une instruction générale interministérielle émanant du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ordonnant la déclassification à la pièce (document par document). Cette procédure exigeait énormément d’archivistes et énormément de temps. Les archivistes et les historiens ont formé des recours devant le Conseil d’Etat, qui a tranché en leur faveur en juin 2021. Mais le ministère des Armées a contre-attaqué et pris de nouvelles mesures qui compliquent encore la situation, en créant des archives sans délai de communication. Lorsque je suis revenu en 2021, des refus ont systématiquement été opposés à mes demandes de communication de pièces que j’avais pu consulter pour certaines auparavant, en invoquant l’article L-213, II de la loi de 2008 sur les archives incommunicables. En vertu de cet article, certaines archives sont incommunicables au motif qu’elles seraient susceptibles de permettre de concevoir, fabriquer, utiliser et localiser des armes de destruction massive. Maintenant, on refuse de me communiquer des journaux de marche, des comptes rendus d’opérations, des procès-verbaux de création d’unités en invoquant cet article. Ma recherche n’est pas la seule dans ce cas d’ailleurs. En fait, le ministère des Armées veut protéger sa réputation pendant la guerre d’Algérie, quitte à tordre les textes de loi. Mais sur ce sujet comme sur d’autres, l’armée a obéi aux ordres politiques ! Il faut revenir à la raison, ces pratiques ne sont pas dignes de ce grand ministère régalien. Un grand pays se doit d’assumer son histoire avec ses zones d’ombre et de lumière. Les historiennes et historiens doivent rendre accessible cette histoire aux citoyens et permettre un débat public fondé sur des faits, un savoir construit et sourcé pouvant être interrogé et non de simples opinions.
Mais ce travail n’est pas facile. Depuis 2015, nous vivons en France dans une société dominée par la peur du terrorisme, qui pousse à restreindre les libertés. Les démocraties sont attaquées au cœur même de l’Europe. Les chercheurs soucieux de l’indépendance de la recherche et travaillant dans une perspective critique sont qualifiés « d’islamo-gauchistes » pour décrédibiliser leurs travaux. L’omniprésence des réseaux sociaux – lieux privilégiés des ingérences hostiles- pèsent sur le débat d’idées. Il y a aussi des raisons sociologiques : on est militaire de génération en génération chez certains officiers supérieurs. Les archives racontent une partie de l’histoire familiale de certains d’entre eux et la peur du scandale persiste, malgré quatre lois d’amnistie. C’est compréhensible. Pourtant, l’objectif des historiens n’est pas d’indexer des personnes. D’ailleurs, on anonymise les témoins qui sont toujours vivants et qui le souhaitent. Ce qui nous intéresse, c’est plutôt de comprendre comment s’est construite la décision politique, comment elle a été mise en œuvre et ses conséquences.
Est-ce justement dans l’objectif de mieux pénétrer l’espace public que vous êtes passé de la forme écrite au documentaire ?
Christophe Lafaye : Il est primordial de vulgariser les travaux scientifiques pour les rendre accessible au plus grand nombre. Les résultats des recherches peuvent permettre de faire bouger la perception de la guerre d’Algérie et du colonialisme en France. Il faut savoir à ce sujet que si les Etats ce chicanent entre eux, ce n’est pas du tout le cas des sociétés civiles. Entre universitaires algériens et français, nous échangeons sans cesse. Les témoins algériens qui interviennent dans le documentaire, lorsqu’on leur demande « qu’attendez-vous de la France ? », répondent : « ni excuses, ni argent, simplement la vérité. Nous sommes prêts à tourner la page ». Les petits pas de la France dans la reconnaissance de ces crimes de guerre ne suffisent plus. Je crois sincèrement dans le génie des sociétés civiles en France et en Algérie et dans la fraternité des peuples pour réaliser cette tâche de réconciliation.
A ce propos, je tiens aussi à remercier le producteur Solent production (Luc Martin Gousset et son équipe) et les financeurs de ce film dont France TV, la RTS et la région Bourgogne Franche-Comté entre autres. La Maison des Sciences de l’Homme de Dijon a aussi permis ce travail scientifique grâce à la mise à disposition de ses agents et en accueillant une stagiaire à l’été 2023, qui nous a permis de construire la cartographie que nous voyons dans le film. La recherche est une aventure collective et collaborative. Il faut encore et toujours le souligner en France, dans un temps où les budgets de l’enseignement supérieur et de la recherche sont amputés. Enfin, je remercie tous les témoins en France et en Algérie, ainsi que tous les acteurs qui ont permis la réalisation du film sur place.
Le documentaire a été programmé à la diffusion sur France 5 avant d’être déprogrammé. Comment analysez-vous cette séquence surprenante ?
Claire Billet : j’étais aussi surprise que vous, j’ai pensé que ça allait mettre de l’huile sur un feu bien sensible. France Télévision m’a dit ce qu’il y a dans le communiqué de presse: « Le documentaire est déprogrammé en raison de l’actualité au profit d’une soirée dédiée à Poutine et Trump ». Le film a été mis en ligne le mercredi 13 mars sur la plateforme de France Télévision. Nous n’avons pas encore de date de diffusion à la télévision, j’attends une date. Je suis journaliste et réalisatrice, je comprends les contraintes d’actualité qui bouleversent les grilles des programmes. Les bruits de botte se rapprochent, c’est inquiétant. Il ne faut pas oublier que ce documentaire a été financé par France Télévision (aussi la RTS suisse et divers fonds de soutien) qu’il existe grâce à France TV, et qu’il est en ligne et visible sur leur plateforme.
[1] Décision n°1152 DN/CAB/EMP du cabinet du ministre des Armées du 8 juin 1956, carton 15T582 du service historique de la défense (partiellement accessible suite à la décision de la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) de décembre 2021).
[2] Décision d’autorisation des armes chimiques en 10e région militaire du général Lorillot du 21 mai 1956, carton GGA 3R 347-348 des Archives nationale d’outre-mer (ANOM), consulté en juillet 2023.
[3] Lion Olivier, « Des armes maudites pour les sales guerres ? L’emploi des armes chimiques dans les conflits asymétriques », revue Stratégique, 2009/1, n° 93, p 491-531.
Lire aussi sur notre site
• Des révélations sur l’usage des gaz toxiques par l’armée française dans la guerre d’Algérie, publié le 15 avril 2022.
• Au Sahara, le lourd passé nucléaire et chimique, publié le 8 avril 2018.