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Des révélations sur l’usage des gaz toxiques
par l’armée française
dans la guerre d’Algérie

Le 7 avril 2022 s'est tenue au siège de la Ligue des droits de l'Homme une conférence de presse autour de la publication par la revue XXI d'un dossier sur la guerre des grottes pratiquée par l'armée française durant la guerre d'Algérie. Ci-dessous l'article du journaliste du Monde Frédéric Bobin qui en a rendu compte ainsi qu'une dépêche de l'AFP et la tribune signée du chercheur Christophe Lafaye et du président de l'Association Josette et Maurice Audin, Pierre Mansat, publiée par le quotidien Libération. Et aussi les émissions de France culture et de TV5MONDE où la journaliste et documentariste Claire Billet a présenté ce dossier. Cette conférence de presse a suscité d'autres témoignages d'anciens appelés qui ont participé à ces opérations. Notre site fait appel aux témoignages.

Guerre d’Algérie : révélations sur l’usage de gaz toxiques,
« armes spéciales »

le_monde_logo_975x226.jpgpar Frédéric Bobin, publié par Le Monde le 13 avril 2022.
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Les historiens réclament l’ouverture des archives sur les « sections des grottes » de l’armée française pendant le conflit après l’enquête de la revue « XXI ».

Le dossier fait partie des secrets encore bien gardés de la guerre d’Algérie. De 1956 à 1961, l’armée française a utilisé à grande échelle des gaz toxiques contre des combattants nationalistes algériens dissimulés dans des grottes, un aspect du conflit sous-documenté en raison d’un accès verrouillé aux archives.

Dans une enquête publiée dans la revue trimestrielle XXI (tome 58 paru le 1er avril), la journaliste Claire Billet publie des témoignages inédits d’anciens militaires français racontant leur rôle dans les « sections des grottes » mobilisées contre les abris souterrains de l’Armée de libération nationale (ALN). Parmi les « armes spéciales » – euphémisme alors en vigueur – figurent des grenades, chandelles et roquettes chargées de gaz de combat, notamment le CN2D, contenant de la DM (diphénylaminechlorarsine). Produit chimique toxique, cette dernière provoque l’irritation des yeux, des poumons et des muqueuses, ainsi que des maux de tête, des nausées et des vomissements.

Ces gaz sont des incapacitants non létaux dont la finalité était de déloger les combattants algériens de leurs caches, mais ils peuvent devenir mortels en milieu clos, un cas de figure qui s’est révélé être courant après le dynamitage des entrées de grottes.

Evoquant une opération en 1959 à Tolga, à 150 kilomètres au sud-ouest de Batna (massif de l’Aurès), un ancien militaire, Jean Vidalenc, 85 ans, interrogé par Claire Billet dans son village du Cantal raconte ainsi avoir allumé un « pot de gaz » dans un réduit où il affrontait une unité de l’ALN. Le lendemain, « dix cadavres » ont été découverts. « On a gazé les Algériens », précise-t-il. La méthode évoque les « enfumades » de 1844-1845 pratiquées par le corps expéditionnaire français durant la conquête de l’Algérie contre les résistants fidèles à l’émir Abdelkader.

« L’un des derniers grands tabous »

L’épilogue meurtrier de l’opération ponctuelle mentionnée par Jean Vidalenc laisse entrevoir le bilan global de cette « guerre des grottes » qui demeure toutefois inconnu en raison de l’inaccessibilité des archives militaires françaises sur cet aspect du conflit. L’échelle de ces offensives se devine aussi au témoignage d’un autre militaire (présenté sous son seul prénom d’« Yves »), 86 ans, qui avoue avoir participé à 95 opérations à titre personnel.

Leur létalité ne se limitait pas aux combats proprement dits. Elle se prolongeait bien après car le gaz était également injecté dans le but de rendre les grottes inutilisables sur la durée, le CN2D restant accroché aux parois et exposant donc tout futur visiteur. « On est des beaux dégueulasses !, déclare « Yves » à XXI. On aurait dû dévoiler tout ça avant. Parce que combien de civils ont dû retourner dans les grottes, hein ? Les gosses et tout ça ? »

Guerre d’Algérie : l’épineuse question de la réconciliation des mémoires

« La “guerre des grottes” demeure un impensé de la guerre d’Algérie, l’un des derniers grands tabous », a observé l’historien Christophe Lafaye, spécialiste de l’emploi des armes chimiques dans les conflits de la décolonisation, lors d’une conférence de presse tenue le 7 avril au siège de la Ligue des droits de l’homme à Paris, en compagnie de Gilles Manceron, historien de la colonisation française, Claire Billet, signataire de l’article de XXI, et Pierre Mansat, président de l’association Josette-et-Maurice-Audin.

Cette « guerre des grottes » avait été conçue par l’état-major des armes spéciales du ministère des armées, afin d’achever de « neutraliser » les combattants d’une ALN qui « s’était enterrée » pour échapper au rouleau compresseur des offensives de l’armée française, a rappelé M. Lafaye.

Création d’une unité spéciale

Une unité avait été créée dès fin 1956 : la batterie des armes spéciales (BAS) du régiment d’artillerie antiaérienne (411e RAA). A partir de 1959, le général de Gaulle généralise ces « sections des grottes » et les unités de la BAS participent à la formation d’une multitude de sections à travers l’Algérie. « L’objectif était de réduire les grottes, de faire des prisonniers pour obtenir des renseignements et de neutraliser l’utilisation des grottes pour un temps », a-t-il ajouté.

Le recours à ces gaz de combat est interdit par le protocole de Genève dont la France est signataire depuis 1925. Le texte prohibe « l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques ». La France n’étant alors pas officiellement « en guerre », elle a estimé ne pas avoir à le respecter. Le secret n’en a pas moins été jalousement gardé.

Aussi, la publication de l’enquête de XXI a-t-elle relancé le débat sur l’accès aux archives, lequel demeure entravé sur des sujets aussi sensibles malgré les avancées impulsées par la publication en janvier 2020 du rapport de l’historien Benjamin Stora. « Alors que les derniers témoins disparaissent, il est temps d’écrire cette histoire, a lancé Christophe Lafaye. Il faut ouvrir les archives sur la guerre des grottes. »

La consultation des journaux de marche des « sections des grottes » permettrait notamment, selon l’historien, d’« établir une cartographie » et « retrouver les sites où les corps sont ensevelis », ce qui permettrait d’« avancer sur la question des portés disparus algériens de cette guerre ». Tout comme la lumière pourrait être faite sur certains des 650 militaires français également disparus durant la guerre, en particulier ceux qui ont péri après avoir été piégés dans les grottes ou, prisonniers de l’ALN, y ont été exécutés.

L’obstacle du secret-défense

Or, les vieux réflexes ont la vie dure. Selon XXI, un historien militaire de carrière – appelé dans l’article « le colonel » – qui avait eu l’autorisation de consulter les documents du Service historique de la défense (SHD) de Vincennes dans le cadre de sa thèse de doctorat, a ainsi été l’objet de tracasseries fin 2019. Il a reçu la visite d’agents de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qui ont perquisitionné son appartement et son lieu de travail et saisi son matériel informatique.

« Le colonel » travaillait notamment sur les « sections des grottes ». L’incident s’inscrivait dans une subite crispation administrative sur la recherche historique relative à des sujets couverts par le secret-défense en vertu d’une instruction générale interministérielle (IGI-1300) datant de 2011. Cette dernière imposait une déclassification « au feuillet », soit une procédure très laborieuse. Son application est devenue soudain draconienne, alors que la pratique avait été jusqu’alors plutôt laxiste.

Ainsi a démarré en 2020 la fronde des historiens et des archivistes contre ce durcissement de l’accès aux archives à rebours des promesses d’Emmanuel Macron alors engagé dans son entreprise de « réconciliation mémorielle » sur la guerre d’Algérie. Début juillet 2021, le Conseil d’Etat annulait l’essentiel de la controversée IGI-1300, une victoire saluée par la communauté des historiens. Et le 30 juillet, le Parlement adoptait une loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement (loi dite PATR) qui rendait la déclassification automatique.

Toutefois, le secret-défense continuera de verrouiller, pour une période allant jusqu’à 100 ans, quatre domaines : les sites sensibles (pénitentiaires, nucléaires, hydrauliques), les matériels de guerre, les techniques de renseignement et les moyens de dissuasion nucléaire, s’ils sont toujours opérationnels.

Des cartons mystérieusement disparus

Or, la permanence de ces exceptions entrave toujours potentiellement la recherche sur la « guerre des grottes » si l’on estime que le gaz relève d’un « matériel de guerre » toujours opérationnel. En outre, une autre disposition inscrite dans le code du patrimoine révisé en 2008 bride l’accès aux archives. Ces dernières sont en effet tenues pour incommunicables si elles devaient diffuser des informations « permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques et chimiques ».

Cette clause du code patrimoine a été précisément opposée à Christophe Lafaye par le SHD de Vincennes en septembre 2021 lorsqu’il a demandé à consulter des documents sur l’usage des « armes spéciales » pendant la guerre d’Algérie. Et lorsqu’il a obtenu un feu vert sur des documents, on lui a signifié que certains cartons avaient mystérieusement disparu des réserves.

« Je ne pense pas qu’il y ait un grand complot pour fermer ces archives, relativise-t-il. Mais il y a des résistances, il y a des peurs. » « Cette question interdite nourrit les fantasmes et les théories farfelues, ajoute-t-il. Il faut avoir le courage de regarder cette histoire en face, ne serait-ce que pour ne plus jamais reproduire les erreurs du passé et mieux comprendre ce qu’étaient réellement les guerres coloniales. »


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L’Agence France-Presse a publié le 7 avril 2022 une dépêche intitulée « Guerre d’Algérie : appel à l’ouverture d’archives sur l’utilisation d’armes chimiques par l’armée française ».

Lire le texte


TRIBUNE

Lever les tabous sur l’utilisation de l’arme chimique
pendant la guerre d’Algérie

liberation-2.jpgpar Christophe Lafaye, docteur en histoire, archiviste et chercheur associé au laboratoire LIR3S de l’université de Bourgogne et Pierre Mansat, président de l’association Josette et Maurice Audin, militant de la préfiguration de Citoyenneté et Archives.

publié dans Libération le 11 avril 2022
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Que ce soit pour les disparus algériens ou pour les anciens combattants intoxiqués, algériens et français, les historiens devraient pouvoir enfin accéder aux archives sur les événements qui se sont déroulés il y a plus de soixante ans.

Soixante ans après la fin de la guerre d’indépendance algérienne, les opérations menées par les «sections de grottes» pour déloger les combattants algériens de leurs caches souterraines demeurent un secret cadenassé. La raison ? L’utilisation de l’arme chimique.

Les indépendantistes algériens posaient alors un certain nombre de problèmes tactiques à l’armée française sur le terrain, dont celui de l’utilisation des nombreuses caches, réduits et grottes souterraines naturelles pour se dissimuler. Pour remporter la victoire, le ministère des Armées de la IVe République (Maurice Bourgès-Maunoury) et le haut commandement militaire (les généraux Ailleret, Lorillot puis Salan) croient à l’utilisation de la chimie à des fins militaires.

Les « enfumades » consubstantielles

Lors de la conquête du pays par la France au début du XIXe siècle déjà, des procédés «spéciaux» avaient été utilisés pour réduire les résistances des autochtones. La conquête de l’Algérie est le théâtre des «enfumades», une forme primitive d’emploi de l’arme chimique en vue de réduire des tribus réfractaires à la domination coloniale. Dès le départ, les autochtones sont déshumanisés et réduits à l’état de bêtes que l’on peut enfumer, de nuisibles dont il faudrait se débarrasser pour «pacifier» le pays. Ces «enfumades» ressurgissent avec force quelques décennies plus tard. Elles sont consubstantielles de l’expérience de la colonisation et de la guerre en Algérie.

Mais de quoi parlons-nous ? Une arme chimique est une arme utilisant au moins un produit chimique toxique pour les êtres humains. Les agents de guerre chimique peuvent être des incapacitants (lacrymogènes ou irritants), des neutralisants psychiques ou physiques ou des substances létales.

En 1956, la République choisit donc d’utiliser l’arme chimique via le développement de multiples vecteurs de diffusion (grenades, chandelles, roquettes, bombes etc.), pour lutter contre les réduits souterrains. Une unité spécialisée est créée au 1er décembre 1956 : la batterie armes spéciales (BAS) du 411e régiment d’artillerie antiaérienne (411e RAA). Des appelés du contingent gagnent l’Algérie pour mener cette guerre «spéciale». Les attributions de cette unité sont de mener des expérimentations opérationnelles, de mettre en œuvre des procédés testés et de procéder à l’instruction des autres unités pour généraliser l’emploi des armes dites « spéciales ». Devant la faible persistance des agents chimiques lacrymogènes classiques pour neutraliser les grottes, le CN2D – contenant de la DM (diphénylaminechlorarsine), un gaz de combat – est utilisé.

Dès le départ, la BAS est appelée à faire école au sein de l’ensemble des formations de l’armée de Terre dont celles du génie. Les sections de grottes connaissent un développement impressionnant couvrant toute l’Algérie. Le total des opérations souterraines est encore aujourd’hui inconnu.

Un drame humain d’une ampleur insoupçonnée

Les anciens de ces sections affirment qu’ils ont laissé les cadavres des combattants algériens dans les grottes. Les entrées étaient détruites lorsque cela était possible. Le nombre de disparus de cette guerre souterraine est inconnu. Leurs familles n’ont pas su s’ils étaient morts ni dans quelles conditions. En Algérie, certains proches voudraient retrouver les corps des anciens résistants, quand d’autres leur rendent hommage devant les entrées des grottes répertoriées. En France, des anciens combattants ont poursuivi le ministère des Armées pour obtenir une revalorisation de leurs pensions suite aux pathologies développées en Algérie à cause de l’usage des gaz.

Que ce soit pour les portés disparus algériens, pour certains prisonniers français, pour les anciens combattants intoxiqués (Algériens et Français) qui vivent encore avec les séquelles de ces opérations, comme pour les populations civiles habitant à proximité de ces sites et dont les aïeux sont des possibles victimes de ces combats, les historiens doivent pouvoir faire la lumière sur ces événements, qui se sont déroulés il y a plus de soixante ans.

Une histoire empêchée

La question est sensible. Lorsque nous avons demandé en septembre, la communication sur l’usage des armes spéciales en Algérie, nous nous sommes vus opposer par le Service historique de la Défense, la loi de 2008 et son article sur les archives incommunicables mais aussi la loi de prévention contre les actes de terrorisme du 30 juillet 2021 dont l’article 25 définit un régime de communicabilité non spécifiée pour certaines archives.

Un vrai travail d’identification des sites en Algérie serait possible grâce aux archives. Une collecte des archives personnelles des anciens combattants français, un recueil de témoignages mené en France et en Algérie à grande échelle etc. permettraient de mettre à jour la thématique de la guerre souterraine et de l’emploi de l’arme chimique, qui demeure un impensé de la guerre d’Algérie.

Nous faisons appel au président de la République afin qu’il puisse immédiatement, comme il a déjà fait par ailleurs, ouvrir toutes les archives sur l’utilisation des armes chimiques en Algérie.


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Une émission de France culture


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Enquête : quand la France utilisait du gaz toxique en Algérie





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