La salle Bab Ezzouar de l’hôtel Mercure, non loin de l’aéroport d’Alger, n’arrive pas à contenir toute l’assistance des Débats d’El Watan. « Autant de personnalités de différents courants sont dans le même espace de parole, le sujet de la mémoire semble consensuel », fait remarquer Ghania Mouffok, journaliste, auteur notamment du Drame algérien et Etre journaliste en Algérie.
Ils sont venus et sont tous là, dira la chanson. Abderrahmane Chibane, président de l’Association des oulémas algériens, côtoie le commandant Azzedine. Abdelhamid Mehri, l’ancien SG du FLN, discute avec Abderrahmane Belayat, un des artisans du « coup d’Etat scientifique » en 1996 ciblant justement Mehri et ses velléités d’autonomie par rapport au centre du pouvoir. Belayat est interrompu par plusieurs assistants au débat qui estiment qu’il avait trop pris la parole. Quel retournement de l’histoire, il y a vingt ans, qui pouvait faire cela au ministre de l’époque sous le parti unique », s’exclame-t-on. Benmohamed, du PT, doyen des députés, serre la main à Hakim Addad du Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ). L’avocat Miloud Brahimi, un des initiateurs de la Ligue des droits de l’homme sous Chadli, est aux premiers rangs, autant que Djoudi Mameri du FFS qui prospecte à haute voix les possibilités d’une révolution contre le régime actuel. Mouloud Hamrouche et Smaïl Hamdani, Mokdad Sifi, anciens chefs de gouvernement, écoutent attentivement Ali Yahia Abdenour qui affirme que le « pouvoir ne règle pas les problèmes, mais élimine ceux qui les posent ». Rabah Amroun, l’infatigable membre fondateur de l’Association nationale des victimes civiles de la guerre d’Algérie, prend la parole avec passion pour rappeler le caractère imprescriptible des crimes de guerre. Mohamed Salah Mentouri, ex-président du CNES, arbore un beau burnous couleur terre. Louisette Ighilahriz, qui a raconté dans son livre L’Algérienne (éditions Fayard) les deux mois de torture et les viols qu’elle a subis pendant la guerre d’Algérie, dit à Mehri à la clôture du débat qu’elle va bien. « Dieu merci tant qu’on est vivant et debout, et tant qu’on peut parler », lui rétorque Mehri.
« Nous manquons de débats, nous n’arrivons pas à absorber toutes les volontés d’expression », dit-il pour expliquer la passion des débats dont les possibilités algériennes restent otages des dispositions de l’état d’urgence et de la négation structurée des libertés. « L’Etat occupeun peu trop l’espace public », estime Omar Belhouchet, directeur d’El Watan. Une occupation qui vient d’être renforcée par les dispositions des décrets d’application de la « charte » qui pénalisent toute déclaration concernant la « tragédie nationale », appellation désormais officielle du conflit des années 1990. Amoncellement des mémoires mises sous scellés ?
L’historien Daho Djerbal précise que le rapport de la société à sa mémoire est aussi pertinent dans l’analyse que l’apport de la recherche. « La non-verbalisation des traumatismes par la société, le silence des institutions sur les conditions de la naissance de la nation algérienne ont laissé le champ aux réinterprétations, à la propagande », appuie le directeur de la revue de critique sociale Naqd. Il soulève le caractère « névrotique » de la parole, et l’effet attractif de l’évocation du couple France-Algérie : « La mémoire est vive, mais elle est blessée, pas encore cicatrisée. Parler, assister à des rencontres comme celle-ci relève de l’effet thérapeutique. »
Mémoire passionnée. « Même un match de foot entre les deux pays ne peut se dérouler normalement », lance l’historien Gilles Manceron en référence au match amical Algérie-France du 6 octobre 2001 qui a été interrompu à la 76e minute pour cause d’envahissement du terrain. Chirac avait été outré par des supporters qui sifflaient la Marseillaise, révélation du mal-être identitaire et social des descendants de l’immigration algérienne, fille forcée du fait colonial. Les mémoires se télescopent ou tournent-elles en rond ?
Cheveux blanchis, verbe tranquille, monture de lunettes noire, Mohamed Harbi évoque la continuité de l’histoire et la pluralité des violences et doit rappeler à l’assistance que Gilles Manceron est historien et non représentant des Français tant les interventions du public semblaient parfois virer vers le réquisitoire. Pendant ce temps, un pianiste se laisse aller à des rêveries mélodiques dans le bar de l’hôtel.
Irréel. Les livres d’histoire exposés au hall de la salle par la librairie El Ijtihad d’Alger ont été également les stars convoitées de la rencontre. Alors la mémoire sujet de discorde et d’antagonisme ? Monopole des appareils ? L’espoir est maintenu, également, par cette poignée d’étudiants de la faculté des sciences humaines de Bouzaréah. Le cercle culturel estudiantin organise à partir d’aujourd’hui et jusqu’au 8 mars des journées d’études dédiées à l’écrivain et ethnologue Mouloud Mammeri. « Le ghetto sécurise peut-être, mais stérilise c’est sûr », a dit l’auteur de la Colline oubliée.
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Le débat sur le colonialisme français n’est …
«Entamé bien avant l’adoption de la loi controversée du 23 février 2005, le débat sur les effets néfastes du colonialisme est loin d’être clos en France. La suppression de l’article 4 de ladite loi glorifiant la présence française outre-mer n’est pas en mesure d’éteindre la discussion autour du sujet.»
C’est ce qu’a affirmé l’historien Gilles Manceron, à l’occasion de la rencontre inaugurale des Débats d’El Watan, organisée jeudi dernier à l’hôtel Mercure d’Alger. Portant sur le thème « Algérie-France : La guerre des mémoires », cette édition a été consacrée à l’histoire. Les Débats d’El Watan est un espace public mensuel dédié à la pensée critique. Pour l’historien français, si l’initiative prise par le président Jacques Chirac d’abroger l’article mis en cause a permis d’éviter un nouveau débat sur le sujet à l’Assemblée française, elle ne mettra pas fin à la polémique enclenchée.
« Il y a des avis contradictoires qui sont nés en France suite à l’adoption de cette loi. Il y a également tout un mouvement qui incite la société française à jeter un regard critique sur son passé et à se poser des questionnements », a-t-il souligné. L’article 4 de cette loi n’est pas la seule disposition qui fâche. Les articles 3 et 13 portant sur l’indemnisation de certains exilés de l’Organisation armée secrète (OAS) suscitent, selon Gilles Manceron, beaucoup d’indignation en France. En effet, l’historien craint que la mise en place, à la faveur de l’article 3, d’une fondation pour l’histoire de l’Algérie qui est sous contrôle des associations nostalgiques de l’Algérie française soit une tentative de la mise à pied de la recherche et d’annihiler les efforts des chercheurs et historiens.
La normalisation entre l’Algérie et la France ne pourra, selon le conférencier, se réaliser dans le contexte actuel. Un contexte caractérisé, selon lui, par le décalage dans la compréhension de l’histoire par les deux opinions : la française et l’algérienne. Se référant aux deux derniers sondages effectués en France et qui ont démontré que plus de 60% des Français étaient favorables au contenu de la loi votée par les parlementaires français, le 23 févier 2005, notamment son article 4, Gilles Manceron a expliqué le décalage dans la vision de l’histoire qui existe entre les opinions et son influence sur l’état des relations entre l’Algérie et la France. « Il me semble qu’on ne peut pas parler de normalisation, s’il y a un décalage dans la conception de cette page de l’histoire entre les deux opinions. Il peut y avoir toutefois des relations économiques… », a-t-il indiqué.
A l’origine de la loi, objet de polémique entre l’Algérie et la France, a-t-il ajouté, un lobby de nostalgiques qui ont exercé une pression sur les parlementaires afin d’empêcher les historiens et les enseignants de prendre en charge l’histoire. Gilles Manceron a relevé, enfin, la contradiction existant entre les principes de la République française et sa politique coloniale.
Mohamed Harbi : L’histoire est confondue …
« L’histoire en Algérie est confondue avec la mémoire et n’est pas l’affaire des professionnels », a précisé l’historien et chercheur algérien
Animant une conférence-débat en compagnie des historiens, tels que Gilles Manceron, Dahou Djerbal, Hassan Remaoun, Mohamed Harbi a insisté sur la réécriture de l’histoire algérienne dans toutes ses dimensions en osant débattre de toutes les formes d’arbitraire l’ayant jalonnée. « Il faut d’abord cerner l’histoire algérienne comme une suite d’acculturation. Il y a nécessité d’une reconstruction critique de mémoire », a expliqué l’orateur. Pour lui, le recours à la mémoire doit prendre en considération trois séquences essentielles, en l’occurrence la précoloniale, la coloniale et la postcoloniale. Ceci pour découvrir dans le passé la forte émergence des idées de la démocratie, des libertés et les formes d’arbitraire. « C’est ce qui a été fait par les pays voisins, la Tunisie et le Maroc », a-t-il souligné. Retraçant les différentes pensées du fait colonial en Algérie, l’historien a précisé qu’il faut jeter un regard critique sur les échecs enregistrés et les rapports entre l’Etat et le citoyen dans toute conception de l’histoire nationale.
Le problème du rapport entre l’histoire et la mémoire ne se pose pas, selon Dahou Djerbal, à partir d’une loi votée par un pays étranger, mais il doit être posé par nous-mêmes et réglé entre nous.
Dans la foulée, M. Djerbal a évoqué la question de l’arbitraire et de la violence existant déjà au sein du FLN et au sein de l’ALN, la violence fratricide FLN-MNA. « Ces problèmes seront-ils inscrits dans notre histoire ? », s’est interrogé Dahou Djerbal, soulevant au passage les assassinats politiques dont étaient victimes de nombreux responsables de la révolution nationale. Dahou Djerbal a également mis l’accent sur les contre-vérités enseignées aux élèves dans les écoles algériennes.
Dans sa réponse, Mohamed Harbi a avancé quatre types de violence. Il cite d’abord la violence autour de la légitimité du pouvoir, héritée de l’histoire du mouvement national. « Je connais des gens qui ont été tués par acte politique », a-t-il lancé. Ensuite, le conférencier cite la violence des communautés, dont les équilibres ont été bousculés par le FLN. Le troisième cas est la compétition entre factions pour le contrôle des forces armées. Et enfin, M. Harbi a soulevé la question des règlements de comptes entraînée par la militarisation. En fait, la séance débat ouverte au public était très enrichissante. Des commentaires, des questions et des explications ont été soulevés par un public avide de ce genre de rencontres.
L’historien français Gilles Manceron a été submergé par des questions des intervenants, le prenant pour un représentant de la France officielle. Il a fallu l’intervention de Mohamed Harbi pour apaiser les esprits d’un public, semble-t-il, très sensible à tout ce qui a rapport avec l’histoire de l’Algérie et la France. « Gilles Manceron n’est pas un représentant de la France officielle », a déclaré M. Harbi à l’adresse du public.
Ouvrir les archives !
Les chercheurs et les historiens algériens sont confrontés à un véritable problème dans l’accès aux archives. L’emprise de l’Etat sur les documents portant sur la révolution algérienne se dresse comme un mur devant les chercheurs.
C’est ce qu’ont noté avec amertume, Dahou Djerbal, Mohamed Harbi et Hassan Remaoun, jeudi dernier, à l’occasion de la première édition du Forum, les Débats d’El Watan, organisé à l’hôtel Mercure, à Alger. « Il y a un problème important d’accès aux archives », a souligné Dahou Djerbal. Citant le Centre national des archives, les problème rencontrés par Mohamed Harbi, lui-même, et ceux auxquels font face les chercheurs et les étudiants au niveau dudit centre, M. Djerbal a fait état d’une situation alarmante. « Les étudiants et les chercheurs revenaient du Centre national des archives les larmes aux yeux », a-t-il indiqué. Plus grave encore, selon lui, les historiens subissent des pressions. C’est le cas d’Ahmed Belaïd. Ayant présenté une conférence à Tlemcen sur Messali Hadj, l’historien a été poursuivi en justice par la section de Batna de l’Organisation nationale des moudjahidine (ONM). « La justice a instruit l’affaire. C’est scandaleux ! », a-t-il lancé. « Ces archives appartiennent à l’appareil de l’Etat et ses agents ou ce sont des archives qui nous appartiennent à nous tous ? », s’est-il interrogé. Le parcours du combattant, qui est actuellement celui de l’historien, doit être, selon l’orateur, transformé en un parcours de citoyen afin de permettre l’accès libre aux archives.
Abondant dans le même cens, Mohamed Harbi a rappelé le cas du rapport d’habilitation de la DGSN que les responsables de cette dernière voulaient détruire. Ce rapport, selon M. Harbi, fait partie des archives et n’appartient plus à la DGSN. « Ce sont des archives de la nation », a-t-il affirmé.
Pour sa part, Hassan Remaoun a insisté sur l’importance des archives dans la quête de liberté qui est la définition fondamentale de l’histoire. Il est à rappeler que la question des archives de la révolution nationale, en plus de la grande quantité détenue par la France, a fait couler beaucoup d’eau sous les ponts. Les documents concernant plusieurs étapes de l’histoire algérienne se sont éclipsés et c’est ce qui a compliqué davantage la mission des historiens algériens de transcrire fidèlement et objectivement les faits de la guerre de libération nationale.
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Libérez l’histoire !
Le débat animé jeudi après-midi par El Watan sur la question « Algérie-France : la guerre des mémoires ? » a suscité, comme attendu, un intérêt considérable de la part du public, venu très nombreux assister à la rencontre.
Grâce à la qualité réflexive de l’intervention de Mohammed Harbi, à la clarté de l’exposé de Gilles Manceron, à l’esprit critique de Daho Djerbal et à la rigueur méthodologique de Hassan Remaoun, le débat a été sérieux et passionnant à la fois. Les interventions des uns et des autres ont permis d’aborder les deux versants, français et algérien, de la problématique, avec liberté de ton et rigueur dans l’analyse. Parmi les questions centrales soulevées au cours de ce débat, celle du rapport schizophrénique qu’entretient l’identité algérienne à l’égard de la France méritait un traitement plus approfondi, tant il est vrai qu’elle pose en filigrane la question, inusable, de la nation algérienne. Certaines vérités, trop souvent tues par le discours officiel, ont été rappelées dans ce débat. A juste raison. Il en est ainsi des retombées catastrophiques de l’autoritarisme du régime algérien sur la recherche historique en Algérie, de l’accès interdit aux archives, des effets pervers de l’histoire officielle sur la formation des jeunes générations d’historiens et d’archivistes. Est-on fondé dans ces conditions atterrantes à vilipender la loi française du 23 février 2005 si l’on persiste dans le même temps à interdire aux historiens algériens l’accès aux archives de la guerre de Libération nationale, à imposer une histoire officielle truffée de légendes, de points aveugles et de zones d’ombre ? La « loi scélérate », tôt dénoncée par la communauté des historiens français, est offensante pour la conscience nationale algérienne forgée dans le souvenir pénible de la colonisation. Elle ne doit pas servir pour autant d’alibi pour dissimuler les lourdes carences de l’Algérie contemporaine en matière de libertés individuelles et collectives : pas plus que le droit n’a à écrire l’histoire, le politique n’a à dicter son récit à l’historien. En oscillant entre la mémoire manipulée et l’oubli de fuite, le mythe et la légende, l’historiographie officielle empêche de lever le voile sur les évènements sombres de l’histoire nationale contemporaine (assassinats, procès iniques, violence communautaire, etc.). Que peut faire l’histoire qui s’écrit pour éclairer l’histoire qui se fait ?
C’est la question fondamentale que soulève le grand historien algérien Mohammed Harbi. Pour lui, « le retour sur la période coloniale n’est utile que s’il permet de mettre au clair tout ce qui, du passé, est contraire à la dignité des Algériens dans les pratiques du pouvoir ». L’on comprend dès lors mieux les enjeux de la mise sous scellés de l’histoire nationale…