Les principales déclarations d’Alain Finkielkraut lors du débat qui l’a opposé à Sandrine Lemaire1 au cours du « Face à face » du Journal télévisé de 13h sur France 2, le 26 octobre 2005, sur le thème « Colonisation : question tabou ou débat nécessaire ? »
« …Il faut résister à l’imposition d’un enseignement d’Etat. Donc, je joins ma voix à la protestation des historiens. Mais j’ajoute deux nuances :
– la première : Il ne faut pas se raconter d’histoires. Pourquoi certains politiques ont-ils pris cette initiative, maladroite et même contestable ? C’est pour réagir à l’image négative et hyper-critique de la colonisation dans l’enseignement et dans la société. Ils voulaient qu’on ne considère pas, en France, les rapatriés comme des monstres ou des descendants de monstres.
– deuxièmement : Il y a eu une autre loi avant celle-là [celle du 23 février 2005]. C’est la loi « Taubira » instituant l’esclavage comme un crime contre l’Humanité. L’un des articles de cette loi dispose que les programmes scolaires et la recherche accordent à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. Personne n’a protesté. Or, c’est un enseignement d’Etat ! Or, c’est un enseignement biaisé, puisqu’il ne s’agit plus que de LA traite négrière et non des traites négrières, notamment africaine et islamique ! Et on a l’impression que l’on fait deux poids deux mesures !
« Tout cela, pourquoi ? Parce qu’il me semble que le vrai problème aujourd’hui, c’est moins tant la volonté d’un Etat qui est pataud, maladroit et faible d’imposer ses règles que le politiquement correct qui se développe insidieusement et qui vise à remplacer le souci intellectuel de la vérité par un souci thérapeutique d’apaiser ou de guérir les blessures identitaires. […]
« Je pense que cet article [l’article 4 de la loi du 23 février 2005] doit en effet être supprimé. … Nous ne vivons pas dans n’importe quel contexte aujourd’hui. Il y a une demande d’histoire sainte, venue des minorités et des communautés dont on a peur, qu’on voudrait apaiser ; et, en les apaisant, on risque de sacrifier la vérité historique, et c’est à elle qu’il faut être attaché avant tout. »
Début de la chronique d’Alain Finkielkraut dans le numéro de septembre 2005 de la revue L’Arche2.
À propos du référendum algérien
Il faut rappeler d’abord que l’État moderne en Occident, c’est-à-dire l’État libéral, est né au XVIIe siècle du traumatisme des guerres civiles. Celles-ci, en effet, sont des guerres, par excellence, illimitées; des guerres toujours barbares. S’il existe les lois fragiles de la guerre, il n’y a pas de loi de la guerre civile. Et peut-être ne peut-on en sortir que par l’amnistie. C’est ce que dit, en Occident toujours, une sagesse très ancienne et je voudrais ici en citer deux exemples qui me sont revenus en mémoire devant ce qui se passe aujourd’hui en Algérie.
D’abord Victor Hugo, en 1876, qui justifie en ces termes les lois d’amnistie votées par la République pour les Communards: « Messieurs, la guerre civile est une sorte de faute universelle. Qui a commencé? Tout le monde et personne. De là cette nécessité d’amnistie, mot profond qui consacre à la fois la défaillance de tous, la magnanimité de tous. L’amnistie est la suprême extinction des colères, elle est la fin des guerres civiles. »
Et avant Victor Hugo, avant l’amnistie républicaine, il y a eu en France l’Édit de Nantes dont le préambule extraordinaire mérite d’être rappelé:
« Que la mémoire de toute chose passée depuis mars 1585 ainsi que de tous les troubles précédents demeure éteinte et assoupie comme une chose non advenue.
« Qu’il ne soit loisible ni permis à nos procureurs généraux ni à toute personne publique ou privée d’en faire mention devant quelque juridiction. Pareillement, nous défendons à nos sujets d’en renouveler la mémoire, de s’attaquer, de s’injurier, de se provoquer l’un l’autre à propos de ce qui s’est passé mais de se contenir et de vivre ensemble comme frères, amis et concitoyens. »
L’Édit de Nantes vient clore une période de violences inouïes. Il se trouve cependant que l’inhumanité sans précédent du XXe siècle a fait naître l’exigence d’imprescriptibilité. On a ainsi tendance à oublier la valeur positive de l’oubli, à traiter l’amnistie avec méfiance et même avec un certain dégoût: la figure de Simon Wiesenthal occulte la sagesse d’Henri IV. Mais il faut parfois délier le passé pour pouvoir passer à autre chose. Je comprends donc la démarche du pouvoir algérien qui cherche à sortir de ces dix années sanglantes. Il reste quand même que la guerre civile algérienne n’est pas, si j’ose dire, une Saint-Barthélémy comme les autres: elle bat tous les records de l’abomination.
Souvenons-nous, les islamistes ont pris le maquis parce qu’ils ont été spoliés de leur victoire électorale. Mais ils ne se sont pas déchaînés contre l’État ni même contre la partie laïque du peuple. Non, ils se sont mis à tuer tout le monde et n’importe qui. Ils ont égorgé au hasard, de manière indiscriminée. Parce que leur ennemi, ce n’était pas la mauvaise partie du peuple mais le peuple en général, le peuple qui n’avait pas su se révolter, le peuple qui n’avait pas pris les armes après ce scandale électoral, le peuple coupable, le peuple apostat, le peuple renégat.
Ces islamistes algériens ressemblent donc davantage aux Khmers rouges qu’aux Communards ou aux Ligueurs. Face à cette violence génocidaire, l’État lui-même a commis des exactions terribles. Et il est vrai, comme on l’a dit, que la loi de réconciliation permet à l’État d’enterrer tout cela, de ne pas avoir à répondre de ses propres forfaits. Mais les commentateurs français se polarisent majoritairement sur les agissements criminels de l’armée et des services secrets. C’est toujours le rousseauisme qui détermine les réactions: qu’une révolte puisse être plus injuste, plus cruelle, plus totalitaire encore que l’État qui l’a provoquée, voilà qui continue à passer l’entendement.
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À propos de la position de l’Algérie vis-à-vis de la France
Cette Algérie exténuée, convalescente, cherche à faire son unité sur le dos de la France. Les ennemis d’hier ont besoin d’un ennemi commun pour passer l’éponge, pour cimenter la réconciliation. Le colonialisme fait donc l’affaire.
La loi du 23 février 2005 dont on a beaucoup parlé est une aubaine, une providence pour l’Algérie de Bouteflika. Cette loi, on s’en souvient, invite les programmes scolaires à reconnaître le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et à accorder « à l’histoire et au sacrifice des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Dans le préambule, l’Assemblée nationale salue l’œuvre de ces hommes qui ont représenté pendant plus d’un siècle la France de l’autre côté de la Méditerranée.
Loi déplacée, loi maladroite, loi stupide, mais qui a permis aux intellectuels de se livrer à leur sport favori: jouer à se faire peur, se raconter en tremblant qu’ils résistent courageusement à l’imposition d’un enseignement officiel. Alors que l’enseignement officiel, il suffit d’ouvrir les manuels, présente avec une extrême sévérité l’entreprise coloniale européenne.
Voici ce qu’on lit dans un livre d’histoire de quatrième: « La politique impérialiste menée par les États européens à la fin du XIXe siècle parvient à briser les résistances des populations indigènes. Même si différents types de colonies sont mis en place, l’exploitation de leurs richesses par la métropole est systématique. Cette volonté de dominer une partie du monde toujours plus grande entraîne des affrontements entre européens. » On ne peut pas être plus dur. De là, d’ailleurs, la tentative de réhabiliter, par voie législative, les rapatriés et leurs ascendants.
Pour ce qui est du régime algérien, il instrumentalise cette loi pour sortir du « tous contre tous » de la guerre civile et le remplacer par le « tous contre un » du mécanisme victimaire. Autrement dit, Bouteflika n’est pas Henri IV. Et, encore une fois, le masochisme moralisateur de l’Occident consolide le refus arabe de regarder sa réalité en face. Il dessert, ce masochisme moralisateur, ceux-là même qu’il prétend honorer.
Un peu plus loin dans cette chronique, Alain Finkielkraut élargit le champ de sa réflexion :
Le devoir de mémoire devient un droit à la Shoah. Ceux qui l’invoquent ne veulent pas que l’on enseigne mieux la colonisation et l’esclavage. Ils veulent en fait qu’on les enseigne moins bien, c’est-à-dire qu’on efface de ces événements tout ce qui n’entre pas dans le grand récit d’une Shoah continuée contre les Noirs et les Arabes. Pas de place pour d’autres traites que la traite occidentale, pas de place pour les crimes du FLN ; la colonisation doit être enseignée comme un crime contre l’humanité, exclusivement. Dans le louable dessein de soigner les blessures identitaires et d’arrêter la guerre des mémoires, on risque ainsi de simplifier voire de falsifier l’histoire.
Il n’y a pas de concurrence des victimes. Les Juifs actuels ne sont pas plus les victimes de la Shoah que les Arabes les victimes de la colonisation, ou les Noirs les victimes de la traite. Nous sommes tous autres, par rapport aux victimes. C’est bien pour cela qu’il y a un devoir de mémoire.
Mais il est peut-être temps de faire un bilan critique de ce fameux « devoir ». On a sans doute eu tort de créer un enseignement distinct de la Shoah. Ce faisant, on a constitué la Shoah en étalon-or du crime et de l’horreur. Et cette promotion est en train de nourrir toutes les haines. Il faudrait revenir à un enseignement plus modeste et plus historique des choses.
- Sandrine Lemaire est professeur d’histoire et co-auteur de la « Fracture coloniale ». Voir son article : 907.
- Alain Finkielkraut reprend chaque mois dans L’Arche l’essentiel de son émission « Qui vive » sur RCJ.
Source :http://www.topj.net/fr/actus/info.tpl?sku_arch=32133641847915712.