4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

affaire Bigeard : reconnaître les « heures noires » qui souillent notre passé

« Quand je [général Jacques Massu] suis arrivé en Algérie en 1955,
je me souviens de l’avoir vu en train d’interroger un malheureux,
avec la gégène.
»

Le projet de transfert aux Invalides des restes du général Bigeard a remis à l'actualité ces heures noires où « un pays de tradition libérale» a vu «en quelques années ses institutions, son armée, sa justice, sa presse, corrodées par la pratique de la torture, par le silence et le mensonge observés autour de questions vitales qui mettent en cause la conception même que l’Occident affirme se faire de l’homme.7 » La pratique de la torture par l’armée française pendant la guerre d’Algérie n’est plus contestée – voir ci-dessous le témoignage de Massu sur Bigeard. Elle s’est faite avec la complicité du pouvoir politique. Pendant “la bataille d’Alger”, grâce au vote des “pouvoirs spéciaux”, les autorités civiles se sont défaussées sur les militaires de leur responsabilité du maintien de l’ordre. Mais, dès le début de la guerre, les militaires avaient eu « toute latitude pour mener une guerre totale8». Aujourd’hui, notre pays s’honorerait en renonçant au transfert des cendres du général Bigeard aux Invalides9, et en effectuant une démarche de reconnaissance d'une de ces « heures noires » « qui blessent la mémoire, et l’idée que l’on se fait de son pays » évoquées par le président Jacques Chirac le 16 juillet 1995 alors qu'il reconnaissait la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des Juifs durant l’Occupation10.

La publication dans le quotidien Le Monde du témoignage de Louisette Ighilahriz avait relancé en juin 2000 un débat éteint depuis les années 80. L’éditorial du Monde du 22 juin en témoigne :

Éditorial du Monde, 22 juin 2000

Le remords d’un général

C’est une affaire connue, presque classée : l’armée française a pratiqué la torture pendant toute la guerre d’Algérie (1954-1962). Elle l’a fait sous les ordres, avec l’approbation et les encouragements du pouvoir civil – notamment socialiste jusqu’en 1958 – qui, lâchement, lui en fera porter, par la suite, toute la responsabilité. C’est un moment de l’histoire de France qu’il a fallu apprendre à regarder en face. A l’époque, des journaux comme L’Express, France-Observateur, Le Monde, L’Humanité, la revue Les Temps modernes furent menacés, poursuivis ou censurés pour avoir dénoncé la torture en Algérie. Depuis, les historiens ont raconté, expliqué comment la torture fut l’accompagnement ignoble, mais quasi mécanique, des guerres coloniales. Aujourd’hui, les livres d’histoire ont enregistré que la France a pratiqué la torture en Algérie. Dès lors, pourquoi y revenir ?

Au début de la semaine (Le Monde du 20 juin 2000), notre envoyée spéciale en Algérie a rapporté le témoignage d’une Algérienne, Louisette Ighilarhiz, torturée par l’armée française en 1957 pendant la « bataille d’Alger ». Elle est ressortie meurtrie à vie de la salle de torture. Elle incrimine la responsabilité de deux des principaux chefs militaires français de l’époque, les généraux Jacques Massu et Marcel Bigeard. Elle dit aussi qu’il y eut des justes, notamment un médecin militaire qui lui sauva la vie. On dira, là encore, que tout cela était connu, ou à peu près, même si c’est la première fois qu’un témoin affirme avoir vu les généraux Massu et Bigeard sur la scène des « interrogatoires ». […]

Interrogé sur les accusations portées par Louisette Ighilarhiz, le général Bigeard nie tout, en bloc. En revanche, le général Massu confirme l’essentiel. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il exprime un remords qui, à l’évidence, le taraude depuis quelques années et qu’il commença à exprimer dans un livre d’entretiens publié en 1993. Oui, répète-t-il, « la torture était ordonnée », voire « couverte par les autorités civiles », « qui étaient parfaitement au courant et trouvaient cela très bien » ; oui, « dans le cas de Louisette Ighilarhiz, les choses semblent être allées vraiment très loin » ; oui, la torture avait commencé en Indochine. […]

Ce même jour, le 22 juin 2000, Le Monde a publié un entretien que le général Massu avait donné à Florence Beaugé :

Le général Massu exprime ses regrets pour la torture en Algérie

  • Le témoignage de Louisette Ighilahriz, publié par Le Monde du 20 juin, vous paraît-il crédible ?

Il m’est difficile d’avoir une idée tout à fait précise de cette histoire car, personnellement, je n’y ai pas été mêlé directement. Je peux vous dire que le capitaine Graziani est mort au cours de combats en Kabylie. Je ne me souviens plus exactement sous les ordres de qui il travaillait. Indirectement, il relevait de moi mais, directement, je ne sais plus. Peut-être de Bigeard, ou, ce qui est encore plus probable, d’un colonel, mort aujourd’hui. J’avais un service de renseignement à l’échelon de la division, chargé d’aider et de collationner les informations recueillies lors des interrogatoires dans les différents régiments, certains avec tortures, d’autres non. Ce colonel était à la tête de ce service, et il est bien possible que Graziani ait été sous ses ordres directs.

  • Louisette Ighilahriz vous accuse d’avoir vous-même donné à Graziani l’ordre de la torturer. Elle précise que vos ordres, à Bigeard et à vous, étaient muets, et que vous donniez vos consignes par gestes, avec une sorte de langage codé et muet.

Je ne me souviens pas d’avoir donné cet ordre à Graziani. Il faut dire qu’elle était un cas au milieu de beaucoup d’autres. Quant à savoir ce que Graziani lui a fait, il est mort, aussi il m’est difficile d’en parler. Mais cette femme n’a vraiment pas eu de chance. Dans son cas, les choses semblent être allées vraiment très loin. Peut-être que son récit est un peu excessif, mais il ne l’est pas nécessairement et, dans ce cas, je le regrette vraiment. Tout cela faisait partie d’une certaine ambiance, à cette époque, à Alger.

  • Elle sous-entend qu’elle a subi des sévices d’ordre sexuel. Vous étiez au courant que cela se passait ainsi avec les détenues ?

A ce point-là, je ne savais pas, je n’étais pas directement dans le coup. Le principe de la torture était accepté mais, personnellement, j’avais autre chose à faire, et je n’y ai jamais été directement mêlé. Les civils, membres du gouvernement, trouvaient cela très bien. Je pense en particulier à deux d’entre eux qui venaient régulièrement nous voir, visitaient nos centres d’interrogatoires et ne s’étonnaient de rien. Ils avaient même tendance à dire à des types comme Graziani : « Allez-y, les gars ! » Cette action, assurément répréhensible, était couverte, voire ordonnée, par les autorités civiles, qui étaient parfaitement au courant. Quand, plus tard, les mêmes sont venus dire à la télévision qu’ils n’y étaient pour rien, alors qu’ils étaient venus sur place, et qu’ils nous encourageaient, vous imaginez la faible estime que j’ai eue pour eux…

  • Le général Bigeard se dit stupéfait par le témoignage de Louisette Ighilahriz. Il le dément en bloc, catégoriquement. Avez-vous eu la même surprise en lisant ce récit ?

Bigeard est un homme assez curieux, assez secret, qui a mené de brillantes opérations dans les djebels d’Algérie. Je n’ai plus de relations avec lui depuis longtemps. Je ne peux donc pas dire comment il est aujourd’hui. Je sais, en tout cas, qu’il n’était pas content du tout que je reconnaisse qu’on pratiquait la torture en Algérie, mais je ne pouvais pas ne pas le reconnaître.

  • Louisette Ighilahriz évoque un homme qui lui aurait sauvé la vie, le commandant Richaud. Ce nom vous dit-il quelque chose ?

Non seulement il me dit quelque chose, mais j’ai parfaitement connu le commandant Richaud. Il a été le médecin-chef de ma division, la 10e division parachutiste. C’était un homme de grande qualité, un humaniste et un homme charmant. Je l’aimais beaucoup et je suis resté en relation avec lui jusqu’à sa mort, il y a environ un an et demi. Je peux même aider cette femme à retrouver ses proches. Richaud était séparé de son épouse mais je connais bien celle qui a été sa compagne. Je l’ai revue elle aussi jusqu’à la mort de Richaud. En revanche, je n’ai pas connu sa fille, mais je me souviens qu’en effet il en avait une.

  • La torture est-elle indispensable en temps de guerre, comme certains le soutiennent ?

Non, la torture n’est pas indispensable en temps de guerre, on pourrait très bien s’en passer. Quand je repense à l’Algérie, cela me désole, car cela faisait partie, je vous le répète, d’une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses différemment. Il existait une organisation qui s’appelait les comités de coordination interarmées (CCI) et dépendait directement du général Salan. Ces CCI étaient constitués de détachements opérationnels de protection, les DOP, et ces gars-là faisaient du renseignement actif avec la gégène. Ce qui m’a toujours le plus étonné, c’est qu’ils n’aient jamais été mis en cause, ensuite, par tous ceux qui avaient eu affaire à eux. Un jour de 1957, un commandant de secteur m’a très nettement fait comprendre qu’il n’était pas d’accord avec le travail des DOP opérant sur son secteur, mais c’est le seul qui se soit plaint.

  • Avez-vous torturé personnellement ?

Moi, non. Quand j’ai essayé la gégène, par exemple, je ne l’ai essayée que sur moi.

  • Et le général Bigeard, l’avez-vous vu pratiquer la torture ?

Quand je suis arrivé en Algérie, en 1955, je me souviens de l’avoir vu en train d’interroger un malheureux, avec la gégène. Cela se passait dans l’Edough, un massif situé dans le nord du Constantinois. Je lui ai dit : « Mais qu’est-ce que vous faites là ? «  Il m’a répondu : « On faisait déjà cela en Indochine, on ne va pas s’arrêter ici ! » Et quand je lui ai demandé si l’autorité dont il dépendait était au courant et d’accord, il m’a répondu que oui, tout à fait.

Propos recueillis par Florence Beaugé

Cette dernière déclaration du général Massu, confirme que le général Bigeard1, contrairement à ce qu’il n’a cessé de répéter, a bien eu recours à la torture en Algérie … mais également en Indochine.

En Indochine …

« Sur toutes les bases aériennes, à l’écart des pistes, étaient construites des cahutes qu’on évitait et d’où, la nuit, montaient des hurlements qu’on feignait de ne pas entendre. Sur la base de Tourane de mon camarade Marchal où je disposais d’une cer­taine liberté de mouvement, on m’avait montré cela avec répugnance : les hommes de main des renseignements s’exerçaient là. Marchal me disait : « C’est comme ça partout, c’est obligé ». Pourquoi ? Comment ? Un jour ; au cours d’une nouvelle opération, comme je par­courais la zone en Jeep, j’aperçus devant une pagode un troupeau de paysans accroupis sous la garde de soldats. Je demandai à J’officier qui m’accompagnait ce que c’était. « Rien. Des suspects ». Je deman­dai qu’on s’arrêtât. J’allai à la pagode, j’entrai : on amenait les files de Nha Que devant les tables où les spécialistes leur brisaient les couilles à la magnéto. »

Jules Roy, Mémoires barbares2

«On avait donné aux militaires toute latitude pour mener une guerre totale»

En consultant les archives de la guerre d’Algérie, l’historienne Claire Mauss-Copeaux3 a découvert que dès le départ il y avait un arsenal de textes qui entérinaient la violence, la torture et les exactions : « dès avril 1955, date de la loi sur l’état d’urgence, on avait donné aux militaires toute latitude pour mener une guerre totale ».

Elle cite deux documents qu’elle considère comme particulièrement révélateurs. « Le 1er juillet 1955 – soit un mois et demi avant l’insurrection du Constantinois du 20 août, considérée par de nombreux historiens comme le vrai début de la guerre d’Algérie – un texte contresigné par le ministre de l’intérieur de l’époque, M. Bourgès-Maunoury, et le ministre de la défense nationale, le général Koenig, était diffusé dans tous les régiments français d’Algérie. Cette “instruction n° 11”, qui a recueilli “la pleine adhésion du gouvernement”, stipule que “la lutte doit être plus policière que militaire (…) Le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de s’enfuir (…) Les moyens les plus brutaux doivent être employés sans délai (…) Il faut rechercher le succès par tous les moyens.” »

Autre découverte de Claire Mauss-Copeaux : un texte du 3 août 1955, signé par le même général Koenig, mais aussi par le ministre de la justice, Robert Schuman. Il précise la conduite à tenir en cas de plaintes faisant suite à « de prétendues infractions » attribuées aux forces de l’ordre : « une action supprimant la responsabilité pénale de ses auteurs (…) [sera suivie] d’un refus d’informer ( …) Les plaintes devront faire l’objet d’un classement sans suite, dès lors qu’il apparaîtra incontestable que ces faits sont justifiés par les circonstances, la nécessité, ou l’ordre de la loi. » En d’autres termes, le pouvoir civil assurait d’avance aux militaires l’impunité pour les dépassements qu’il exigeait d’eux. Et cela, deux ans avant la « bataille d’Alger », supposée avoir constitué le tournant en matière d’exactions.

Une conditon sine qua non inadmissible

La torture a été utilisée aux colonies, bien avant la guerre d’Algérie.
Mais le vote des “pouvoirs spéciaux” en mars 1956 par 455 voix – du Parti communiste au Centre national des indépendants et paysans – contre 76, a permis de franchir un cran supplémentaire : par un arrêté du 8 janvier 1957, le pouvoir politique a dessaisi le préfet d’Alger de ses responsabilités et a confié à l’armée la mission de rétablir l’ordre – qui a organisé ce qu’on devait appeler La Bataille d’Alger.

La note de service du général Massu reproduite ci-dessous a été publiée par Pierre Vidal-Naquet dans La Raison d’Etat en 1962 :

Note de service du général Massu4

19 mars 1957.

Le général commandant la Z. N. A. et la 10e D. P. remercie l’aumônier parachutiste qui a pris la parole pour porter sur l’action policière un jugement sans passion, libre et raisonné5.

Il invite toutes les âmes inquiètes ou désorientées à l’écouter et souhaite que ces réflexions d’un prêtre contribuent à éclairer ceux qui n’ont pas été formés à la rude école de la « guerre pourrie » d’Indochine et qui n’auraient pas encore compris que l’on ne peut lutter contre la « guerre révolutionnaire et subversive » menée par le Communisme International et ses intermédiaires avec les procédés classiques de combat, mais bien également par les méthodes d’action clandestines et contre-révolutionnaires.

La condition sine qua non de notre action en Algérie est que ces méthodes soient admises, en nos âmes et consciences, comme nécessaires et moralement valables.

Le déchaînement d’une certaine presse métropolitaine ne doit pas nous émouvoir ; il ne fait que confirmer la justesse de nos vues et l’efficacité de nos coups.

Le général de brigade Massu

Commandant de la Z. N. A. et la 10e D. P.

En février 1959, le général Massu a tenté, dans une directive générale concernant le «travail de pacification» adressée à ses troupes, de légitimer des actions totalement illégales. Traitant des «techniques de l’interrogatoire», cette directive précise que «la persuasion doit être utilisée au maximum» mais qu’«il y a lieu d’appliquer les méthodes de coercition lorsqu’elle ne suffit pas». Une directive «particulière» détaille «le sens et les limites» de telles méthodes. Non archivée, ont prétendu les responsables du service historique des armées, cette annexe n’a jamais été publiée6

  1. Pour beaucoup de Français, le nom de Bigeard évoque avant tout la guerre d’Algérie. On oublie souvent qu’il a participé pendant neuf ans à la lutte contre le Viet Minh ; fait prisonnier à Dien Bien Phu, en mai 1954, il connut une terrible période de détention.
  2. Jules Roy a démissionné de l’armée après son passage en Indochine.
  3. Claire Mauss-Copeaux est l’auteur de Appelés en Algérie, la parole confisquée, (Hachette, 1999), et de Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres, (Payot, 2011).

    Les citations reprises ci-dessous sont extraites de 154.
  4. Note de service, comportant les mentions Diffusion générale en Z.N.A. – SECRET 2616/2, publiée par Patrick Kessel, Les Temps modernes, août- septembre 1960 (saisi), n° 368. Reproduite dans Pierre Vidal-Naquet, La Raison d’Etat, 1962, p. 109.
  5. Le R.P. Delarue avait, en mars 1957, prononcé un sermon justifiant, avec une légère discrétion, la torture. Voir ce texte dans Témoignage chrétien du 21 juin 1957. (N.d.E.)
  6. «L’armée française et la torture», Jacques Isnard, Le Monde, 22 juin 2000. Voir également Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Gallimard, 2001, p. 245.
Facebook
Twitter
Email