Algérie coloniale : les historiens ont déjà travaillé,
messieurs les présidents !
par Fabrice Riceputi, publié par Mediapart le 29 août 2022.
Source
Lors de son récent voyage à Alger, le président de la République française a, aux côtés de son homologue algérien, annoncé la création d’une « commission d’historiens » franco-algérienne à laquelle seraient « ouvertes toutes les archives algériennes et françaises ». Il a aussi indiqué qu’elle serait composée de « douze historiens » des deux nationalités et qu’elle travaillerait « pendant un an ».
A quoi servira cette commission d’historiens, dont, pour l’heure, on ignore la composition et la date d’installation ? Selon le président français, son travail consistera à « regarder l’ensemble de cette période historique (…) du début de la colonisation à la guerre de libération, sans tabou, avec une volonté (…) d’accès complet à nos archives ». « On va laisser les historiens travailler », a-t-il encore commenté devant la presse.
Le président Macron affectionne les commissions dont les membres sont désignés par lui pour aborder une question politiquement « sensible », en lien avec le passé colonial. Même si des chercheurs spécialistes de la question avaient été écartés délibérément, le but du travail de la « commission Duclert » missionnée en 2019 était relativement clair.
Il s’agissait d’explorer les archives sur un point d’histoire bien délimité : le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda.
Cette fois, le programme de cette commission sur l’Algérie coloniale laisse véritablement pantois.
Une masse considérable de travaux
Il est absurde. Car qu’on fait « les historiens » dans les dernières décennies, sinon beaucoup « travailler » ? « Sans tabou » et non seulement en Algérie et en France, mais aussi notamment dans le monde anglo-saxon ? Quid de la masse considérable de travaux scientifiques publiés depuis quelques décennies sur tous les principaux aspects de ces 132 ans de la colonisation française de l’Algérie, dont la plupart font largement consensus sur l’essentiel et dont l’historien Benjamin Stora a tenté une synthèse dans son rapport ? Qu’y aurait-il encore à découvrir dans les archives, qui serait de nature à modifier les connaissances établies sur ce que fut la colonisation de l’Algérie et la guerre coloniale menée en Algérie ? La conquête barbare du pays, la spoliation massive des autochtones, l’instauration du système raciste de l’indigénat, les répressions meurtrières des nombreuses révoltes, les longues et terribles années de « sale guerre » menée par la France pour empêcher l’indépendance, incluant crimes de guerre et crimes contre l’humanité : tout cela, et bien plus encore, a été étudié et est globalement enseigné depuis des années dans les établissements scolaires et universitaires du monde entier.
Certes, du fait de la rétention de certaines archives par l’Etat français, dont la possibilité a été inscrite dans la loi antiterroriste PATR – sous Macron lui-même – en 2021, notamment de celles qui documentent l’usage d’armes chimiques en Algérie, il reste des aspects particuliers à éclaircir. Mais une part énorme des archives coloniales a été dépouillée et exploitée par les historiens, en vertu de la loi de 2008 qui a rendu l’immense majorité d’entre elles communicables après 50 ans. Et ce en dépit de la tentative du gouvernement en 2019 de les rendre inaccessibles au prétexte du « secret défense ». Quant aux archives nationales algériennes, bien qu’elles soient aujourd’hui très difficiles d’accès et pour beaucoup non inventoriées, on sait qu’elles comportent surtout des documents internes au FLN ainsi que celles que la France n’a pas jugé bon d’emporter en 1962. Elles ne sont donc pas de nature à bouleverser le tableau général de l’histoire de l’Algérie coloniale. Quoi qu’il en soit, en France comme en Algérie, les archives doivent être ouvertes à tous, et non, selon une regrettable habitude de monarque absolu, à des chercheurs triés sur le volet par le pouvoir. Un travail historique « sans tabou » ne saurait se faire sous la tutelle d’Etats. Il y a comme une contradiction dans les termes.
On peine donc vraiment à trouver du sens à cette initiative du point de vue historique. Sa problématique paraît en réalité purement politique et franco-française. Car c’est en France, pays colonisateur, et non en Algérie, pays colonisé, que regarder en face ce passé colonial et le caractériser éthiquement et politiquement pose gravement problème depuis 60 ans. Alors même que d’autres anciennes métropoles coloniales, la Belgique notamment, parviennent à affronter leur passé colonial.
Posons un regard lucide sur le passé colonial
et son héritage de racisme structurel
Rappelons-le : longtemps soigneusement occulté, notamment par le verrouillage des archives publiques, ce passé peu glorieux a ressurgi avec fracas dans les années 1990 et 2000, sous la pression d’une partie de l’opinion et du fait de travaux historiques. Notamment à propos de deux abcès de fixation mémoriels, le massacre d’Algériens pacifiques par la police à Paris en octobre 1961, puis l’usage systémique de la torture par l’armée française. En réaction à l’exigence de vérité portée en particulier par les mouvements antiracistes et par des chercheurs qu’on n’appelait pas encore « décoloniaux », s’est alors mobilisée, surtout à droite et à l’extrême droite, une coalition d’idéologues partisans d’une histoire nationaliste immaculée. Jugeant que la construction de routes et de ports avait compensé les massacres et la torture, quand ils en admettaient l’existence, ils tentèrent d’inscrire « les bienfaits de la colonisation » dans une loi en février 2005. Ils inauguraient ainsi une remise en cause assumée de la recherche scientifique, aujourd’hui baptisée « anti-wokisme ». Fut alors inventé un épouvantail imaginaire qui est brandi à l’Elysée depuis la présidence Sarkozy : la prétendue « repentance » que constituerait tout regard lucide et conforme aux résultats de la recherche sur le passé colonial et son héritage de racisme structurel. On doit constater que la légendaire inconscience coloniale française n’a malheureusement fait qu’empirer ces derniers temps. N’a-t-on pas par exemple vu, l’année même du 60eme anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le spectacle ahurissant d’une grande partie des députés français applaudissant à tout rompre la nostalgie de l’Algérie coloniale, exprimée au perchoir de l’Assemblée avec des trémolos dans la voix par un vieux militant d’extrême droite d’origine pied-noire ?
La commission annoncée par Macron semble bien être le dernier avatar d’une aphasie française, cette impossibilité politique à reconnaître une vérité historique pourtant solidement établie et connue de tous. La nouveauté étant que le président français semble avoir associé l’Etat algérien lui-même à cette manœuvre dilatoire, sans qu’on comprenne bien les raisons de ce dernier. Ce qu’il l’a déjà fait il y a quelques semaines à Yaoundé en annonçant une autre « commission mixte » chargée de « faire la lumière » sur la guerre coloniale menée par la France au Cameroun, suscitant un tollé chez les spécialistes de la question.
Toute la rhétorique politico-mémorielle relative à l’Algérie déployée par l’Elysée depuis quelques années est sous-tendue par une idée héritée de 60 années de déni : il y aurait une équivalence des responsabilités entre les deux parties dans les malheurs de la guerre coloniale d’Algérie. Or les travaux historiques le montrent : cette idée qui justifie une bonne conscience coloniale est fausse. Il y a 15 ans, des personnalités algériennes et françaises demandaient solennellement « aux plus hautes autorités de la République françaises de reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie ». C’est d’abord à elle-même que la République française doit d’entendre enfin cet appel, si elle croit vraiment à ses valeurs proclamées. Elle n’a nul besoin de commission d’historiens pour le faire.
Fabrice Riceputi est enseignant et historien, spécialiste des questions coloniales et postcoloniales en France. Associé à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), il traite particulièrement du système colonial en Algérie et de ses traces mémorielles en France. Il anime le site 1000autres.org avec Malika Rahal et fait partie de la rédaction du site histoirecoloniale.net. Il est l’auteur de plusieurs publications dont Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961, préface d’Edwy Plenel, postface de Gilles Manceron, éditions Le Passager clandestin, Paris, 2021.
L’historien Benjamin Stora appelle à
« enseigner davantage l’histoire de la colonisation française »
Entretien avec Benjamin Stora, publié par L’Obs avec AFP le 26 août 2022.
Source
L’apaisement des mémoires entre la France et l’Algérie passe aussi par un travail de « transmission » aux futures générations de l’histoire de la colonisation française, a estimé l’historien Benjamin Stora, en marge d’une visite du président Emmanuel Macron en Algérie.
« Cette histoire ne peut pas être lue, interprétée par sa fin, c’est-à-dire 1962, la guerre, la tragédie, les massacres de tous ordres », a déclaré le chercheur, auteur d’un rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, à des journalistes de l’AFP.
« On doit essayer de la comprendre par ses origines », « avoir une vision plus large de ce qu’a été l’arrivée française en Algérie » en 1830, la « confiscation de terres, les massacres », « les déplacements de population », les « combats et les résistances », a-t-il pointé.
« Le problème, c’est la transmission, c’est la connaissance. Il n’y a pas de circulation de cette information », a-t-il constaté, en appelant à enseigner plus largement cette page de l’histoire dans les écoles françaises.
« La fabrication de la mémoire s’opère aussi à partir d’une transmission ou non transmission », a-t-il insisté.
« Il faut du temps, de la pédagogie »
« Beaucoup de Français vont être très étonnés de découvrir les grottes enfumées (les massacres de civils par “enfumades” perpétrés par l’armée française, NDLR), les déplacements de populations. Ils ne savent pas tout cela », a-t-il dit, à propos des cinquante premières années particulièrement sanglantes de la colonisation.
« Ce n’est pas avec un seul discours, un seul geste, un seul mot et un seul acte qu’on va apaiser l’effervescence extraordinaire qui existe dans les deux sociétés », selon lui : « Il faut du temps, de la pédagogie, de l’inscription de tout cela dans les manuels scolaires. »
En scellant leur réconciliation jeudi, Emmanuel Macron et son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, ont annoncé la création d’une commission mixte d’historiens « pour regarder ensemble cette période historique » du début de la colonisation (1830) jusqu’à la fin de la guerre d’indépendance (1962). L’idée est d’aborder le sujet « sans tabou, avec une volonté (…) d’accès complet à nos archives », a souligné le président français.
« L’arrivée des pieds-noirs, de l’armée, les combats, les résistances, tout cela fabrique un récit national, tout cela fabrique aussi des trous de mémoire », a poursuivi l’historien.
Des trous de mémoires que Benjamin Stora signale comme dangereux. « C’est une question du présent sur laquelle insistent malheureusement beaucoup d’extrémistes, qui jouent de ces [oublies], de ces silences pour reconstruire des récits fantasmés et fabriquer des identités meurtrières. »
Une commission mixte d’historiens pour travailler sur la colonisation :
Des réserves et des questions
par Mustapha Benfodil, publié par El Watan Dz le 29 août 2022.
Source
La visite d’Emmanuel Macron a été accompagnée par la décision de création d’une « commission mixte d’historiens » chargée d’étudier l’ensemble de la colonisation française en Algérie, de 1830 à 1962. Dans la « Déclaration d’Alger » qui a scellé les retrouvailles cordiales entre M. Macron et son hôte, le président Tebboune, un volet « histoire et mémoire » a été prévu.
Il proclame : « Les deux parties entreprennent d’assurer une prise en charge intelligente et courageuse des problématiques liées à la mémoire, dans l’objectif d’appréhender l’avenir commun avec sérénité et de répondre aux aspirations légitimes des jeunesses des deux pays.» Et de préciser : « Dans cette perspective, elles conviennent d’établir une commission conjointe d’historiens français et algériens chargée de travailler sur l’ensemble de leurs archives de la période coloniale et de la guerre d’indépendance.
Ce travail scientifique a vocation à aborder toutes les questions, y compris celles concernant l’ouverture et la restitution des archives, des biens et des restes mortuaires des résistants algériens, ainsi que celles des essais nucléaires et des disparus, dans le respect de toutes les mémoires. Ses travaux feront l’objet d’évaluations régulières sur une base semestrielle. »
Le président français avait indiqué, lors du point de presse qu’il avait animé à sa sortie du cimetière chrétien de Saint-Eugène, au deuxième jour de sa visite, que cette commission comprendrait cinq à six historiens de chaque côté, en escomptant « peut-être de premiers travaux d’ici un an ».
Une « fausse bonne idée »
Si l’idée constitue objectivement une avancée par rapport à l’initiative engagée en juillet 2020 de lancer un travail commun sur la période coloniale sous la férule de deux historiens, Abdelmadjid Chikhi côté algérien et Benjamin Stora côté français, et qui, finalement, n’a jamais abouti, ce projet de commission n’a pas manqué de susciter des réserves et des questions légitimes, voire un rejet pur et simple de la proposition de la part de nombre de spécialistes.
Dans un texte publié vendredi sur sa page Facebook, l’écrivain Amin Khan a estimé que cette commission est une « fausse bonne idée car si l’objectif est d’aboutir à une véritable connaissance de cette période historique, celle-ci ne pourra se former que par l’avancée du travail des historiens algériens à partir de leur(s) point(s) de vue et par l’avancée du travail des historiens français à partir de leur(s) point(s) de vue». « Une telle démarche, parallèle mais ouverte (par la disponibilité des archives et des informations, les échanges et les rencontres entre chercheurs…), permettra de faire progresser la connaissance historique et de constituer un corpus de références pertinentes. »
« Cette démarche, insiste Amin Khan, ne peut se réduire à un dialogue algéro-français exclusif mais devrait intégrer les contributions des chercheurs du monde entier. » Le fils du cofondateur de l’Ugema, Lamine Khène, considère par ailleurs que « ce travail scientifique ne pourra se faire que dans la longue durée, indépendamment des aléas politiques et des cadres officiels ».
« Quelle sera la nature de cette commission
et qui en seront les membres ? »
Dans une interview publiée sur le site de France Info, l’historien et chercheur au Crasc d’Oran Amar Mohand-Amer a exprimé, pour sa part, une satisfaction prudente à l’égard de cette initiative. S’il se félicite que les dirigeants des deux rives admettent que l’histoire est avant tout l’affaire des historiens, il conditionne la réussite de cette commission par la qualité et donc le choix des personnes qui y siégeront, par la liberté académique qui doit leur être garantie et par la rigueur scientifique qu’exige le métier d’historien, et dont elles se devront de faire preuve.
« Il fallait vraiment arrêter de jouer avec l’histoire. L’histoire doit être faite par les historiens et non pas par les hommes politiques », martèle Amar Mohand-Amer avant de développer : « Depuis trop longtemps, le champ des historiens est empiété par des associations et autres lobbies de mémoire qui estiment que la colonisation est de leur ressort.
Ce sont des porteurs de mémoire politique qui se sont autoproclamés ainsi en refaisant bien souvent l’histoire à leur façon. C’est aussi le cas de certains partis politiques nationalistes, aussi bien en France qu’en Algérie. » « Le fait que les politiques acceptent aujourd’hui que l’étude de la colonisation revienne enfin dans le giron des historiens est donc une bonne chose. C’est comme un retour à la raison », décrypte l’historien. « Après, ce n’est qu’une déclaration prononcée en grande pompe lors d’un voyage diplomatique. J’attends donc encore de voir quelle sera précisément la nature de cette commission et qui en seront les membres », ajoute-t-il.
Le chercheur du Crasc met en garde contre l’instrumentalisation idéologique de l’histoire et plaide pour l’autonomie de l’historien : « S’il n’y a que des historiens organiques et consensuels, on n’ira pas bien loin », prévient-il. « Pour un historien, contrairement aux hommes politiques, il ne doit pas y avoir de sujets qui fâchent. »
Amar Mohand-Amer insiste également sur la nécessité de mettre cette commission à l’abri des turbulences politiques et diplomatiques qui ne manquent pas de secouer les relations algéro-françaises. « Nous sommes devenus otages de ces conflits diplomatiques à répétition. Comme la grande majorité des archives sur la colonisation sont conservées en France, les historiens algériens doivent se déplacer. Mais avec les tensions entre les deux pays, ils en sont empêchés en raison du blocage des visas. Si l’annonce de cette commission se concrétise, cela permettra à nouveau à nos chercheurs d’être mobiles et de mener des travaux de qualité », argue-t-il.
[…]
Amar Mohand-Amer est chercheur au Centre de recherches en anthropologie sociale et culturelle à Oran. Il est l’auteur de « La crise du Front de libération nationale de l’été 1962. Indépendance et enjeux de pouvoirs », thèse de doctorat d’histoire dirigée par le professeur Omar Carlier soutenue le 14 avril 2010 à l’Université Paris Diderot (Paris 7), UFR Géographie, Histoire, Science de la Société (GHSS). Un ouvrage reprenant cette thèse va paraître prochainement aux éditions Frantz Fanon, Tizi Ouzou.